Etude comparative entre rue de Rennes et dans la rue de Rennes --une analyse syntaxique et semantique.
Chiang, Chih-Ying
0. Introduction
En francais, les noms de lieu en fonction de complement
circonstanciel, qu'ils soient noms propres ou noms communs, sont la
plupart du temps necessairement introduits par une preposition:
(1) --U allez-vous ?
--Jevais (en France + en ville + a Paris + au centre-ville + dans
la banlieue Nord + dans le jardin).
Il existe cependant un phenomene qui intrique beaucoup les
professeurs de francais langue etrangere: dans un contexte analogue a
(1), ou il s'agit d'une demande de destination, si
l'objet de la reponse correspond a un nom faisant partie de la
liste de noms de rue (avenue d'Italie, boulevard Raspail, place
Vendome, rue de Rennes, etc.) (2), ce dernier n'aura besoin
d'etre introduit par aucune preposition. De plus, l'ajout
d'une preposition destabilise l'acceptabilite de la phrase:
(2) --OU allez-vous ?
--Je vais (avenue d'Italie + boulevard Raspail + place Vendome
+ rue de Rennes).
(2a) --OU allez-vous ?
--Je vais (??sur l'avenue d'Italie + ??sur le boulevard
Raspail + ??sur la place Vendome + ?dans la rue de Rennes). (3)
Dans C.-Y. Chiang (2009), j'avais postule que le nom de rue
dans les phrases du type (2) constituait un syntagme prepositionnel.
Plus precisement, loin d'etre un syntagme nominal, boulevard
Raspail, place Vendome, rue de Rennes, etc. (notes dorenavant rue X)
sont des syntagmes prepositionnels (abrege SP) dont le noyau, a la
difference de celui des groupes sur le boulevard Raspail, sur la place
Vendome, dans la rue de Rennes, etc. (notes desormais dans la rue X),
n'apparait pas a la surface de la langue, mais se trouve bel et
bien dans la structure profonde de la langue. Cette proposition a ete
demontree par plusieurs arguments d'ordre syntaxique dont je donne
ici trois exemples. Les deux premiers demontrent que rue X n'est
pas une variante de la suite la rue X reconnue comme un syntagme nominal
(abrege SN). Tout d'abord, leur commutation est strictement
impossible (cf. l'opposition entre Je vais rue de Rennes et *Je
vais la rue de Rennes, ainsi que celle entre *Je connais bien rue de
Rennes et Je connais bien la rue de Rennes). Ensuite, le fait que la
sequence la rue X accepte de se combiner avec dans pour former un SP
justifie que la rue X est un SN. En revanche, rue X n'a pas cette
possibilite: *dans rue X. La non-existence de cette derniere formule
soutient mon hypothese selon laquelle rue X est un SP puisqu'en
francais dans n'est pas en mesure d'introduire un SP. Enfin,
comme les autres SP classiques en fonction de complement circonstanciel
de lieu (a Paris, en France, dans le jardin, etc.), rue X peut etre
repris par le pronom y (ex.: Allez-vous rue de Rennes ? Oui, j'y
vais.)
Cette precedente etude avait apporte un premier eclairage sur la
constitution des expressions du type rue X. Dans le present travail, sur
le plan formel, je voudrais approfondir la composition syntaxique de rue
X afin d'affiner l'analyse en precisant que le SP rue X
comporte, en fait, un autre signe ne figurant pas a la surface mais se
trouvant dans la structure profonde de la langue, a savoir
l'article zero. Sur le plan semantique, je vais tenter
d'aborder un probleme aussi fondamental que delicat dans
l'analyse de rue X: quelle est la valeur semantique specifique de
rue X par rapport a dans la rue X ? Par ailleurs, je vais montrer au fur
et a mesure que l'emploi de rue X n'est pas un cas particulier
dans la langue francaise. Il existe bien d'autres noms de lieu
(bassin, quai, voie, piste, etc.) qui se comportent comme rue X
lorsqu'ils s'emploient comme des noms propres (bassin no 5,
quai no 5, voie C, piste no 1, etc.).
Par prudence, je n'irai pas jusqu'a appeler
"preposition zero" le noyau du SP rue X. En effet, cela
signifierait ajouter un nouvel element dans la classe des prepositions,
et il faudrait, pour etayer cette proposition, presenter davantage
d'elements que je n'en presente ici, dans le cadre de ce
travail bien delimite.
Le deroulement du present article s'organisera comme suit: je
commencerai ([section]1.) par exposer, tres brievement, les difficultes
que rencontrent les enseignants de francais langue etrangere. Ensuite,
je ferai un resume ([section]2.) du livre de L. Palm (1989) intitule On
va a la Mouff' ?--etude sur la syntaxe des noms de rues en francais
contemporain. S'appuyant sur l'analyse referentialiste,
l'auteur distingue rue X de dans la rue Xpar les differents
referents auxquels renvoient les deux locutions. Enfin, par une approche
differente de celle de L. Palm, je montrerai ([section]3.) les
divergences syntaxiques et semantiques de ces deux tournures.
Pour ne pas m'etendre plus que de raison, mon analyse sera
principalement illustree par des exemples comportant le classificateur
rue. L'opposition entre rue de Rennes / dans la rue de Rennes sera
valable pour celle entre boulevard Raspail / sur le boulevard Raspail,
place Vendome / sur la place Vendome, etc.
Les exemples qui font l'objet de l'analyse correspondront
essentiellement a la construction dans laquelle rue X et dans la rue X
seront places dans le co-texte a droite du verbe, sans etre separes de
ce dernier par une virgule. Je ne prendrai donc pas a priori comme
exemple les structures suivantes:
(3) (Rue des Ecoles + Dans la rue des Ecoles), quelques ouvriers
passaient a pied ou a bicyclette.
(4) Il tenait un magasin, (rue de Rennes + dans la rue de Rennes).
Les exemples forges pour le present travail sont inspires d'un
corpus extrait de la base de donnees Frantext de la periode 1940-1980.
Il contient environ 3600 occurrences de rue Xet 300 occurrences de dans
la rue X.
1. Presentation du probleme
Si les noms de rue en fonction de complement de lieu
s'employaient constamment avec une preposition non representee en
surface (le cas de (2)) et que la formule avec une preposition en
surface etait a chaque fois douteuse (le cas de (2a)), le probleme
serait beaucoup moins complexe. En effet, d'apres mon corpus
d'etude, hormis le cas de (2) et (2a), il existe, d'un cote,
des phrases dans lesquelles l'emploi de rue X est strictement
impossible alors que celui de dans la rue X est admis sans restriction
(cf. (3) vs. (3a)), et, de l'autre cote, des phrases dans
lesquelles les deux emplois sont recevables (cf. (4) et (4a)):
(3) * Il s'engage rue de Rennes.
(3a) Il s'engage dans la rue de Rennes.
(4) Le taxi s'est arrete rue de Rennes.
(4a) Le taxi s'est arrete dans la rue de Rennes.
A premiere vue, l'examen de (4) et (4a) pourrait laisser
croire que rue X est une simple variante synonymique de dans la rue X
puisque les deux locutions de lieu sont admises dans un co-texte
identique et que la nuance semantique entre les deux phrases est si
minime que tous les francophones d'origine francaise
n'arrivent pas forcement a la determiner. Mais une telle hypothese
est battue en breche par les deux paires de phrases precedentes,
(2)/(2a) et (3)/(3a), dans lesquelles rue X et dans la rue Xne sont pas
acceptes avec le meme degre. L'existence des couples
d'exemples tels que (2)/(2a) et (3)/(3a) me conduit donc a poser la
question de savoir quelle est la caracteristique qui specifie
respectivement rue X et dans la rue X.
2. Travail de L. Palm (1989)
Bien qu'originaux par leur construction, les noms de rue sont
tres peu traites dans les grammaires et les travaux linguistiques. Dans
les rares cas ou ils sont evoques, on se contente tres souvent de
mentionner tout simplement l'existence de deux formules--a savoir
rue de Rennes sans preposition et sans article, d'une part, et dans
la rue de Rennes avec preposition et avec article, d'autre
part--ainsi que leur fonction comme complement circonstanciel de lieu.
A ma connaissance, le livre de L. Palm est, jusqu'a present,
l'etude la plus complete sur l'analyse des emplois des noms de
rue. Parmi les deux chapitres constituant le corps d'analyse de son
ouvrage (Ch. 2 et Ch. 3), le Ch. 2 dans lequel sont examines rue X et
dans la rue X en tant que complements de lieu concerne plus directement
ma propre recherche. L'analyse de ce chapitre s'appuie sur un
corpus de 635 occurrences (dont 477 de rue X et 158 de dans la rue X)
relevees dans differentes sources ecrites publiees entre 1958 et 1985.
2.1. Caracteristiques syntaxiques de rue Xet de dans la rue X
En ce qui concerne les caracteristiques syntaxiques des noms de
rue, deux points assez banals sont mentionnes par L. Palm. Premierement,
comme ses predecesseurs grammairiens et linguistes, notamment C. Fahlin
(1942), K. Togeby (1965, 1985), M. Grevisse (2001) entre autres, L. Palm
considere que la sequence rue X en fonction de complement de lieu ne
comporte ni preposition, ni determinant (4).
Deuxiemement, L. Palm fait remarquer deux positions syntaxiques
possibles que peuvent avoir les noms de rue: soit ils se trouvent en
position posterieure par rapport au verbe (cf. (5) et (6)), soit ils
sont anteposes au verbe (cf. (7) et (8)). Dans ce dernier cas, ils sont
en general (5) mis en position frontale et detaches du reste de la
phrase par une virgule.
(5) L'hotel des Stein se situait rue de la Tour. (J. Green
(1974) Jeunesse. Ex. (7) de L. Palm.)
(6) Je decidai d'en parler a Maurice le soir meme, tout fier
d'avoir deja un projet et je le rencontrai dans la rue Longue, un
grand tablier bleu serre autour de la taille, les cheveux et les
sourcils gris de farine. (J. Joffo (1973) Un sac de billes. Ex. (91) de
L. Palm.)
(7) Rue de Durance, une enseigne etait allumee. (J. Cordelier
(1982) Chez l'Esperance. Ex. (124) de L. Palm.)
(8) Dans la rue du Ranelagh, Marie-Juan essaya de donner a sa
demarche la souplesse voulue au lieu de cette raideur de soldat de
plomb. (A. Carmentier (1974) Sui generis. Ex. (134) de L. Palm.)
2.2. Divergences semantiques entre rue Xet dans la rue X
Bien que le titre de son livre indique qu'il s'agit
d'un travail syntaxique sur les noms de rue, L. Palm cherche
constamment a savoir si les noms de rue en construction prepositionnelle
(dans la rue X) et en construction non-prepositionnelle (rue X)
produisent des divergences semantiques. Il procede a la recherche en
adoptant la solution referentialiste. Pour les referentialistes, le
signifie d'un signe linguistique (qui peut etre un lexique ou une
expression) est equivalent au referent de ce signe. Le referent se
definit comme ce a quoi renvoie le signe dans la realite
extra-linguistique (6). Ainsi, une des grandes preoccupations de L. Palm
est-elle de trouver dans le monde reel les objets auxquels correspondent
les differentes formes que revetent les noms de rue en complement
circonstanciel de lieu.
C'est au moyen du contexte des noms de rue que L. Palm
parvient a reperer les types de referent auxquels renvoient rue X et
dans la rue X: rue X designe referentiellement soit << une des
maisons de la rue X >>, soit << la rue X elle-meme >>
alors que dans la rue X designe referentiellement << la rue X
>>.
Identification referentielle de rue X
Pour L. Palm, les noms de rue en (9), d'une part, et en (10)
et (11), d'autre part, indiquent respectivement << la rue en
question >> et << un magasin ou une autorite dans la rue en
question >>. L'identification au referent se fait en (9)-(10)
a partir des elements linguistiques se trouvant dans la phrase. En
revanche, elle est operee en (11) par des facteurs extra-linguistiques;
c'est-a-dire que le locuteur et le destinataire partagent le savoir
commun que rue de Rivoli designe le Ministere des Finances.
(9) Un camion la faucha rue des Vignoles. (J. Cordelier, Chez
l'Esperance. Ex. (49) de L. Palm.)
(10) J'ai cependant trouve rue de Turenne au magasin de
meubles neufs << Le Bois Joli >> une chaise longue en osier
copiee sur un modele antillais [...]. (M. Tournier (1975) Les meteores.
Ex. (57) de L. Palm.)
(11) Tableau noirci a plaisir ? On le pense rue de Rivoli. (Le
Monde, le 1/03/1985. Ex. (60) de L. Palm.)
Cependant, on pourrait se demander quels sont les elements
"linguistiques" permettant la determination referentielle de
rue X en (9). Car le nom de rue dans cette phrase peut aussi bien
s'interpreter comme << la rue X >> que comme <<
une maison de la rue X >>.
La meme question se pose pour (10). La difference entre (9) et (10)
est qu'en (10), dans le co-texte a droite de rue X il y a la
sequence au magasin de meubles neufs << Le Bois Joli >>.
Est-ce cette suite qui fait croire a l'auteur que rue de Turenne
designe le magasin Le Bois Joli ? (L. Palm ne le precise pas.) Si
c'est le cas, on verra plus loin, avec les exemples (13) et (14),
comment le probleme se pose a cause de cette facon de calculer le
referent a partir de ce genre de contexte, c'est-a-dire que le nom
de rue est modifie par l'indication d'un lieu plus precis.
D'apres L. Palm, rue X en (9)-(11) ne presente aucune
ambiguite referentielle. Mais il n'est pas impossible que rue X
soit referentiellement ambigu:
(12) Nous nous trouvons rue Pigalle. (P. Modiano (1969) La ronde de
nuit. Ex. (45) de L. Palm.)
Dans ce cas, la solution que propose L. Palm est de sortir du cadre
de la phrase afin de trouver le referent dans un contexte plus large. Le
contexte extra-phrastique de (12) montre qu'il est question
d'une promenade faite dans les rues de Paris: << Nous montons
dans une automobile. Nous traversons la place Vendome [...]. >>
(7)
Identification referentielle de dans la rue X
L. Palm emet l'hypothese que contrairement a rue X, dans la
rue X refere toujours a << la rue X elle-meme >> en raison
de sa construction syntaxique, a savoir sa construction
prepositionnelle:
<< Nous partons de la constatation que, si un nom de rue
construit sans preposition permet un acte de reference a telle rue
elle-meme aussi bien qu 'un acte de reference a une des maisons de
la rue en question, un nom de rue introduit par dans ou par sur refere
toujours a telle rue elle-meme. Autrement dit, tandis que, dans le
premier cas [i.e. les noms de rue constuits sans preposition], la
reussite de l'acte referentiel est fonction de facteurs
contextuels, la structure syntaxique suffit, dans le second cas [i.e.
les noms de rue construits avec dans ou sur], pour garantir
l'univocite referentielle. >> (8)
Mais l'ennui, dans ce texte de L. Palm, est que son hypothese
posee pour l'univocite referentielle de dans la rue X se heurte a
des obstacles. Les deux exemples suivants illustrent le probleme:
(13) [...] j'esperai un instant que le realisateur avait eu
l'idee de photographier les mannequins dans la rue de Clignancourt
devant le magasin. (J. Joffo, Un sac de billes. Ex. (94) de L. Palm.)
(14) Nous etions sur le boulevard Massena. Je cherchai au deuxieme
etage les carreaux de l'atelier. (C. Etcherelli, Elise ou la vraie
vie.
Ex. (96) de L. Palm.)
Pour L. Palm, ces deux exemples vont a l'encontre de son idee
selon laquelle << un nom de rue introduit par dans ou par sur
refere toujours a telle rue elle-meme >>. En effet, l'auteur
constate que dans les exemples comme (13) et (14) << la
preposition ne parait pas indispensable pour la reussite de l'acte
referentiel >> (9) parce que dans l'environnement immediat de
ces noms de rue << il y a [...] un contexte tout a fait capable
d'assurer seul l'univocite referentielle >> (10), a
savoir devant le magasin en (13) et je cherchai au deuxieme etage les
carreaux de l'atelier en (14). En consequence, ce sont ces deux
sequences qui assurent l'identification referentielle des noms de
rue en indiquant que dans la rue de Clignancourt et sur le boulevard
Massena renvoient a des << maisons specifiques >>--valeur
referentielle totalement opposee a celle qui est affirmee plus haut pour
dans la rue X.
A mon avis, les exemples (13) et (14) ne constituent pas forcement
des cas qui contredisent l'hypothese de L. Palm sur
l'univocite referentielle de dans la rue X. Tout depend comment on
traite les sequences qui se trouvent dans le co-texte a droite de dans
la rue X. Pour moi, les indications de lieu ajoutees aux noms de rue
n'ont pas la fonction d'indiquer, pour reprendre les termes de
L. Palm, le referent de dans la rue X. Elles sont la, apres
l'evocation de dans la rue X (qui refere a << la rue X
>>), pour donner une precision quant a la localisation spatiale.
Cette explication semble pouvoir maintenir l'hypothese de L. Palm
proposee pour l'univocite referentielle de dans la rue X. Mais, si
l'on adopte cette solution, l'analyse de (10) sera mise en
cause. Car, si l'indication de lieu ajoutee au nom de rue ne
participe pas a l'operation d'identification referentielle,
quels sont alors les elements linguistiques dans le contexte de (10)
permettant de referer rue de Turenne au magasin Le Bois Joli ?
2.3. Commentaire et prise de position personnelle
Au niveau syntaxique, on constate que la contribution de L. Palm a
l'analyse syntaxique des noms de rue en fonction de complement de
lieu a ses limites. Dans le corps d'analyse de ce present article,
je vais donc, d'un cote, montrer que rue X, en tant que SP,
comporte un article zero et, de l'autre, faire ressortir des
proprietes syntaxiques qui opposent rue X et dans la rue X.
Sur le plan semantique, je defends une position radicalement
differente de celle de L. Palm. En ce qui concerne le signifie (ou la
signification), je pense que non seulement le signifie d'un terme
ne se limite pas a son referent, mais de plus le referent ne represente
pas la valeur essentielle du terme. De ce fait, j'adopte la
conception de F. de Saussure, soutenue par de nombreux linguistes, selon
laquelle ce sont des traits semantiques du terme, plus precisement des
traits semantiques propres a chaque terme, qui constituent la
signification du terme. Par ailleurs, un autre point par lequel je me
differencie de L. Palm: la caracteristique de rue X et de dans la rue
Xsera justifiee, dans mon travail, par des proprietes linguistiques.
3. Rue X vs. dans la rue X
Il est annonce, dans l'introduction, que le but de ce present
travail est de mettre en evidence les differences syntaxiques et
semantiques entre rue X et dans la rue X. Rappelons que je pose
l'hypothese selon laquelle le SP rue X contient dans sa structure
profonde l'article zero. Dans les pages qui suivent, je vais donc
montrer successivement les caracteristiques syntaxiques ([section]3.1.)
et semantiques ([section]3.2.) qui distinguent rue X de dans la rue X.
Les trois premieres caracteristiques degagees, i.e.
([C.sub.1])-([C.sub.3]), sont en etroit rapport avec l'existence /
la non-existence de l'article zero.
3.1. Caracteristiques syntaxiques opposees
3.1.1. Insertion adjectivale
Depuis presque une trentaine d'annees, certains linguistes
s'interessent a la question de savoir si le determinant zero existe
en francais contemporain, notamment J.-C. Anscombre (1990, 1991a,
1991b), C. Fuchs & A.-M. Leonard (1980), L. Benetti (2008), entre
autres. Parmi eux, J.-C. Anscombre a etudie ce probleme de maniere
systematique et a degage un certain nombre de proprietes syntaxiques et
semantiques de ce determinant non-classique (qui ne se manifeste pas a
la surface de la langue).
Selon le resultat des recherches de ce linguiste, l'une des
proprietes de la presence de l'article zero est que le SN a article
zero subit des contraintes liees a l'insertion adjectivale (11). En
ce qui concerne le SN se trouvant dans l'expression rue X, a
l'oppose de dans la rue X, on observe la caracteristique suivante:
([C.sub.1]) Propriete syntaxique: Il est impossible
d'introduire aucun adjectif dans la suite rue X, quelle que soit la
place de l'adjectif, alors que cette contrainte n'a aucun
effet sur la locution dans la rue X.
Considerons d'abord les exemples (15)-(18) qui montrent
qu'un adjectif qualitatif peut etre antepose ou postpose au nom de
rue dans la sequence dans la rue X, mais non dans la formule rue X:
(15) Un gros camion s'arreta (* large rue de la Republique +
dans la large rue de la Republique).
(16) Des qu'ils furent (* paisible rue Gambetta + dans la
paisible rue Gambetta), Mederic reprit la parole sur un ton amical.
(17) Maigret l'attendait au coin de la rue de Rennes, car il
ne pouvait stationner (* rue Bernard-Palissy + dans la rue
Bernard-Palissy) trop etroite.
(18) Maigret fit tout de suite un demi-tour et revint (* rue Moncey
+ dans la rue Moncey) deserte et sombre.
A part les adjectifs qualitatifs, l'adjectif meme peut aussi
etre insere dans la sequence dans la rue X. Dans ce cas, meme est
constamment antepose au nom de rue. En revanche, l'insertion de
meme dans la tournure rue X est impossible:
(19) On s'est retrouves deux heures plus tard (*meme rue du
Cherche-Midi + dans la meme rue du Cherche-Midi).
De plus, le nom de rue introduit par la preposition dans admet
d'etre modifie par un adjectif verbal--forme sur le participe
passe--suivi d'un SP. En revanche, rue X n'a pas cette
possibilite:
(20) Mederic marcha (* rue Gambetta + dans la rue Gambetta)
encombree de voitures, de camionnettes de livraison et de gens affables
et bruyants.
A cette etape, il est important de signaler qu'en constituant
les exemples (15)-(20), j'ai volontairement choisi les verbes
susceptibles de se combiner avec rue X et avec dans la rue X. Autrement
dit, l'anomalie dans cette serie d'exemples avec rue X
provient uniquement de l'insertion adjectivale; sans cette
derniere, toutes les phrases en (15)-(20) seraient parfaitement
recevables:
(15a) Un gros camion s'arreta (rue de la Republique + dans la
rue de la Republique).
(16a) Ils etaient (rue Gambetta + dans la rue Gambetta).
(17a) Il ne pouvait stationner (rue Bernard-Palissy + dans la rue
Bernard-Palissy).
(18a) Il revint tout de suite (rue Moncey + dans la rue Moncey).
(19a) On s'est retrouves plus tard (rue du Cherche-Midi + dans
la rue du Cherche-Midi).
(20a) Mederic marcha (rue Gambetta + dans la rue Gambetta).
Il n'est pas ininteressant de voir que quai X, voie X et piste
X se comportent comme rue X. C'est-a-dire que quai X, voie X et
piste X sont refractaires a l'insertion adjectivale, mais pas au
quai X, sur la voie X ni sur la piste X:
(21) Le bateau se trouve (* quai no 5 + au quai no 5) noirci de
voyageurs.
(22) Le train de Lille se trouve (*voie C + sur la voie C)
recemment renouvelee.
(23) L'avion se trouve (* grande piste no 1 + sur la grande
piste no 1).
3.1.2. Changement de determinant
Une deuxieme propriete du SN a article zero observee par J.-C.
Anscombre est que la substitution d'un determinant traditionnel a
l'article zero n'engendre pas de grand glissement semantique
(ex.: Luc a fixe (0 + un) rendez-vous a Lea, On nous en a donne (0 + la
+ une) confirmation le lendemain, Le general a donne (0 + l') ordre
d'attaquer, etc.) (12).
En ce qui concerne la locution rue Xqui me preoccupe ici, je
constate un double phenomene: d'abord, il est possible
d'introduire un determinant classique dans l'expression rue X,
sans produire d'importante difference de sens--phenomene du SN a
article zero deja remarque et justifie par J.-C. Anscombre; ensuite, le
changement de determinant dans la locution rue X entraine forcement un
changement de preposition -phenomene specifique de la locution rue X.
Nombreux sont les exemples qui temoignent ce double phenomene.
C'est le cas de (15a)-(20a). En voici un autre petit
echantillonnage (13):
(24) Mederic loue une grande maison (rue de la Liberte + * la rue
de la Liberte + dans la rue de la Liberte).
(25) Mederic tient une epicerie (rue Ste.-Anne + * la rue Ste.-Anne
+ dans la rue Ste.-Anne).
(26) Un jour ou il pleuvait, j'ai rencontre Marie-Madeleine
(rue des Larmes + * la rue des Larmes + dans la rue des Larmes).
(27) Mederic arriva enfin (rue de l'Avenir + * la rue de
l'Avenir + dans la rue de l'Avenir). Le premier etage du
pavillon etait eclaire.
(28) A cette heure-ci, il n'y avait plus personne (rue de la
Mort + * la rue de la Mort + dans la rue de la Mort).
Une des explications de l'anomalie de la rue X en (24)-(28)
est que la preposition sous-jacente refuse de s'associer avec
l'article defini pour former un SP en fonction de complement de
lieu (14).
Signalons que le fait que le changement de l'article zero
s'accompagne du changement de preposition n'est pas reserve
uniquement a rue X. Ce phenomene se trouve aussi avec les termes quai,
voie et piste employes comme des noms propres:
(29) Le bateau se trouve (quai no 5 + * le quai no 5 + au quai no
5).
(30) Le train de Lille se trouve (voie C + * la voie C + sur la
voie C).
(31) L'avion se trouve (piste no 1 + * la piste no 1 + sur la
piste no 1).
Revenons a des phrases contenant rue X et dans la rue X. Analogues
aux exemples (24)-(28), les phrases en (32)-(34) montrent cette fois-ci
que le determinant qui remplace l'article zero dans
l'expression rue X ne se limite pas a l'article defini. Mais
le changement de determinant entraine toujours le changement de
preposition:
(32) Mederic loue une grande maison (rue de la Liberte + * cette
rue de la Liberte + dans cette rue de la Liberte).
(33) Mederic allait parfois (rue de la Prefecture + * cette rue de
la Prefecture + dans cette rue de la Prefecture) pour rendre visite a
Ludovic.
(34) Chasse de la rue du Heron, je retournais maintenant tres
souvent (rue du Tonneau + * ma rue du Tonneau + dans ma rue du Tonneau),
comme un promeneur desenchante. (Exemple inspire de L. Guilloux, cf.
(35a) ci-apres)
Les exemples (24)-(28) et (32)-(34) me permettent d'affirmer
la deuxieme caracteristique de rue X par rapport a dans la rue X:
([C.sub.2]) Propriete syntaxique: Le remplacement de l'article
zero par un determinant classique dans la suite rue X ne produit pas de
grand changement semantique, mais cette commutation entraine
systematiquement l'ajonction d'une preposition. En revanche,
l'article defini dans la sequence dans la rue X peut etre remplace
par d'autres determinants habituels (l'adjectif demonstratif
ou l'adjectif possessif) sans engendrer de changement de
preposition.
Avant de terminer ce paragraphe, il n'est pas ininteressant de
voir que le nom de rue introduit par dans en (32)-(34)--ou le
determinant dans le complement de lieu n'est pas l'article
defini--admet aussi l'insertion adjectivale.
(32a) Mederic loue une grande maison dans cette meme rue de la
Liberte.
(33a) Mederic allait parfois dans cette vilaine rue de la
Prefecture pour rendre visite a Ludovic.
(34a) Chasse de la rue du Heron, je retournais maintenant tres
souvent dans ma vieille rue du Tonneau, comme un promeneur desenchante
[...]. (L. Guilloux (1942) Le Pain des reves.)
(34b) Chasse de la rue du Heron, je retournais maintenant tres
souvent dans ma vieille rue du Tonneau deserte et sombre.
L'analyse du [section]3.1. a pour objectif de justifier
l'existence de l'article zero dans la construction rue X.
Cette partie du travail montre parallelement des traits syntaxiques qui
opposent rue X a dans la rue X. C'est-a-dire que contrairement a
dans la rue X, rue X--construction a article zero--subit plus de
contraintes de modification syntaxique. Rue X refuse energiquement
l'insertion adjectivale (* revenir rue Moncey deserte) et le
changement de l'article zero (revenir * la/* cette/* ma rue Moncey)
alors que ce n'est pas le cas de dans la rue X (revenir dans la rue
Moncey deserte, revenir dans cette/ma rue Moncey). De plus, dans la rue
X accepte a la fois les deux operations syntaxiques (revenir dans
cette/ma rue Moncey deserte).
3.2. Caracteristiques semantiques opposees
3.2.1. Homogeneite
D'une maniere generale, l'article zero est en rapport
avec des phenomenes d'homogeneite entre le proces attache au nom
presente par l'article zero et le verbe mis en correspondance avec
ce nom. Les phrases suivantes concues par J.-C. Anscombre (15)
illustrent bien cette propriete semantique de l'article zero:
(35) a. Savorgnan a ete tue par (balle + les balles).
b. Savorgnan a ete epargne par (* balle + les balles).
(36) a. Max a mene ce projet (a terme + a son terme).
b. Max a abandonne ce projet (* a terme + a son terme).
Selon J.-C. Anscombre, tout nom renvoie stereotypiquement a un
certain nombre de proces (16). Lorsque le nom est precede de
l'article zero, ce dernier convoque imperativement l'un des
proces stereotypiquement attaches a ce nom. Dans le stereotype de balle,
il y a le proces tirer. Il s'ensuit qu'en (35) lorsque le nom
balle est introduit par l'article zero, on ne peut
l'accompagner que du verbe etre tue puisque l'article zero
impose une homogeneite entre le proces stereotypiquement attache a balle
(i.e. tirer) et le verbe de la phrase (ici etre tue). Etre epargne est
contraire a la notion de tirer. Il en va de meme pour les phrases en
(36). Le nom terme << designe le point d'achevement naturel
du deroulement processif >> (17). Il renvoie donc
conventionnellement au proces realiser un projet et non a abandonner un
projet. L'article zero contraint le verbe des phrases en (36) a
etre homogene avec le proces implique dans terme (i.e. realiser un
projet), d'ou la possibilite d'enoncer Max a mene ce projet a
terme et non * Max a abandonne ce projet a terme. En (36), comme en
(35), lorsque le nom regi par la preposition est introduit par un
determinant autre que l'article zero, le verbe de la phrase
n'a pas l'obligation de remplir la condition
d'homogeneite imposee par l'article zero.
En ce qui concerne l'expression rue X, je m'apercois que
son attestabilite separe deux groupes de verbes. Dans le premier sont
classes avoir lieu, se derouler, construire ... qui s'emploient
aisement avec rue X (cf. (37a)-(39a)). La raison en est probablement que
ces verbes--faisant appel a un lieu--sont homogenes avec le proces
stereotypiquement lie a rue, a savoir la realisation de tout evenement,
de toute activite et de toute construction d'architecture
susceptibles de se produire dans le lieu nomme "rue". Dans le
second groupe sont ranges supprimer, annuler, detruire ... qui se
montrent, en revanche, reticents a l'association avec rue X pour la
raison qu'ils sont les antonymes des verbes du premier groupe, cf.
(37b)-(39b):
(37) a. Le spectacle aura lieu rue Gambetta.
b. ?? Le spectacle est supprime rue Gambetta.
(38) a. La manifestation se deroulera rue de la Prefecture.
b. ?? La manifestation est annulee rue de la Prefecture.
(39) a. Un batiment ecologique sera construit rue Ste.-Anne.
b. ?? Les vieux batiments seront detruits rue Ste.-Anne (18).
Parallelement, on remarque, une fois de plus, que le probleme pose
dans les phrases en (b), lie a la contrainte imposee par l'article
zero, ne se produit pas uniquement avec rue X. Le meme type de probleme
s'observe aussi avec les locutions telles que quai no 5, voie C,
piste no 1 ... en fonction de complement de lieu:
(40) a. Le bateau (accoste + arrive + se trouve + reste encore)
bassin no 5.
b. ?? Le bateau (a ete victime d'une collision + a coule)
bassin no 5.
(41) a. Le train de Lille (arrivera + partira + est + reste encore)
quai no 5
b. ?? Le train de Lille (a deraille + a ete renverse) quai no 5.
(42) a. L'avion (vient d'atterrir + vient de decoller +
se positionne) piste no 1.
b. ?? L'avion a pris feu piste no 1.
Le bassin dans un port contient stereotypiquement le proces
accoster. Ainsi, sont admis en (40) les verbes accoster, arriver, se
trouver et rester qui sont semantiquement homogenes avec la notion
d'accostage, mais pas les verbes avoir une collision et couler qui
ne vont pas dans le meme sens qu'accoster. Le quai qui longe la
voie ferree dans une gare est fait pour embarquer/debarquer les
voyageurs. Le stereotype de quai en (41) contient donc les proces (le
train) arriver et partir qui sont semantiquement compatibles avec les
verbes d'etat etre et rester, ainsi qu'arriver et partir
eux-memes. En revanche, derailler et etre renverse ne font pas partie du
stereotype de quai. Quant a la piste dans un aeroport, elle est
conventionnellement attachee au proces circuler, d'ou la possiblite
d'avoir atterrir, decoller et se positionner en (42), mais pas
prendre feu.
Il est a remarquer que toutes les phrases en (b), i.e. (37b)-(42b),
deviennent recevables lorsque rue Xest remplace par dans la rue X:
(37c) Le spectacle est supprime dans la rue Gambetta.
(38c) La manifestation est annulee dans la rue de la Prefecture.
(39c) Les vieux batiments seront detruits dans la rue Ste.-Anne.
(40c) Le bateau (a eu une collision + a coule) dans le bassin no 5.
(41c) Le train de Lille (a deraille + a ete renverse) au quai no 5.
(42c) L'avion a pris feu sur la piste no 1.
L'analyse de ce paragraphe me permet d'affirmer un
troisieme trait dinstinctif de rue X par rapport a dans la rue X:
([C.sub.3]) Propriete semantique: Rue X exige une homogeneite entre
le proces stereotypiquement attache au terme rue et le verbe avec lequel
rue X est mis en correspondance tandis que dans la rue n'impose pas
cette contrainte d'homogeneite.
Avant de passer a la section suivante, je tiens a revenir sur le
stereotype d'un terme. Selon J.-C. Anscombre (19), le stereotype
d'un mot est une liste non-finie de proces attaches a ce mot. Cette
liste est ouverte parce que la liste que possede un locuteur n'est
pas forcement la meme que celle d'un autre. Dans cette liste, il y
a des proces qui representent mieux le centre du stereotype (le
stereotype primaire), s'associent de facon stable au terme, et
d'autres, eloignes plus ou moins du centre, qui representent donc
le stereotype secondaire du terme et s'attachent localement a
l'occurrence du terme.
Le stereotype primaire de bassin (dans un port), quai (dans une
gare) et de piste (dans un aeroport) semble comporter un nombre de
proces assez limite. Quant au stereotype primaire de rue, je l'ai
evoque plus haut comme la realisation de tout evenement, de toute
activite et de toute construction d'architecture susceptibles de se
produire dans le lieu nomme "rue ". Remarquons que les verbes
qui sont homogenes avec les proces eventuellement impliques dans le
stereotype de rue sont assez nombreux: courir, croiser quelqu 'un,
dejeuner, marcher, perdre son chien, pleuvoir, se promener, stationner,
tenir un magasin, etc. Il en resulte qu'un grand nombre de verbes
peuvent s'employer confortablement avec rue X. De plus, ces verbes
sont aussi acceptes par dans la rue X
(43) Ludovic (courait + a croise son patron + a dejeune + marchait
+ a perdu son chien + se promenait + a stationne + ...) (rue Gambetta +
dans la rue Gambetta),
mais pas pour la meme raison. C'est-a-dire que dans
n'impose pas la condition d'homogeneite et qu'il en
decoule qu'il admet pratiquement tous les verbes. Ce phenomene
augmente la difficulte de la mise en evidence de la difference
semantique entre rue X et dans la rue X. Il est donc necessaire de
trouver d'autres facteurs semantiques qui opposent ces deux
expressions, d'ou l'analyse des deux prochaines sections.
3.2.2. << A l'interieur de >>
Bon nombre de linguistes qui travaillent sur dans suivi d'un
nom de lieu admettent que cette preposition signifie << a
l'interieur de >>. Ce point de vue est soutenu par des
auteurs issus de differents courants linguistiques. G. Moignez (1974) et
C. Guimier (1978) defendent une approche structuraliste fondee par G.
Guillaume (1919), la Theorie psycho-mecanique. Prenant pour postulat que
le signifie des signes linguistiques se trouve dans le mouvement de
pensee, les guillaumiens cherchent a caracteriser la valeur de dans par
le bais d'operations mentales. Pour G. Moignez et C. Guimier, dans
est le signe d'une operation mentale d'interiorisation. Il met
en jeu deux elements: l'interiorise (le contenu) et
l'interiorisant (le contenant). Quant a C. Vandeloise (1986, 1993,
1995), ses recherches s'inscrivent dans le cadre cognitiviste dont
le postulat principal est que le signifie des unites linguistiques
represente nos modes de conceptualisation du monde. Prenant la position
que dans construit une relation de contenu-contenant, C. Vandeloise
s'efforce d'etablir un lien entre le fonctionnement du systeme
de la langue et le monde reel.
Je partage, bien entendu, l'idee de mes predecesseurs selon
laquelle dans signifie << a l'interieur de >>. Mais,
contrairement a eux, je procede a l'analyse d'une autre
maniere: mon analyse sur dans va, d'une part, s'appuyer sur
des proprietes linguistiques; d'autre part, je vais montrer la
difference de signification entre rue X et dans la rue X par les memes
proprietes linguistiques.
([C.sub.4]) Propriete morpho-semantique: plusieurs verbes formes
sur le prefixe en-, qui tire son orignine du latin au sens << dans
>>, se combinent aisement avec dans (dans la rue X), et non avec
la preposition sous-jacente (rue X).
La difference de degres d'acceptabilite entre rue X et dans la
rue X dans les exemples suivants illustre ([C.sub.4]):
(44) Elles retraverserent la place, s'engagerent dans la rue
du Maillet. (J.-L. Bory (1945) Mon village a l'heure allemande.)
(45) Il hata le pas, atteignit le pont, franchit la Seine et
s'engouffra dans la rue du Bac. (R. Martin du Gard (1940) Les
Thibault.)
(46) Il s'enfuyait en criant dans la rue Gambetta.
(47) Les manifestants s'enfoncerent dans la rue Gambetta.
(44a) * Elles retraverserent la place, s'engagerent rue du
Maillet.
(45a) * Il hata le pas, atteignit le pont, franchit la Seine et
s'engouffra rue du Bac.
(46a) * Il s'enfuyait en criant rue Gambetta.
(47a) * Les manifestants s'enfoncerent rue Gambetta.
([C.sub.5]) Propriete semantique: certains verbes dont le
semantisme contient l'element << a l'interieur d'un
espace >>, bien qu'ils ne soient pas construits avec le
prefixe en-, ont une grande affinite avec la preposition dans et non
avec la preposition sousjacente.
Ce sont, par exemple, les verbes se glisser, penetrer et se
faufiler:
(48) Par le portail entrouvert, il se glissa dans la rue de la
Liberte.
(49) Reglant son allure sur la notre, l'automobile vira,
penetra dans la rue Mansart. (J. Kessel (1936) La passante du
Sans-Souci.)
(50) Il se faufila dans la rue Gambetta.
Comme dans les phrases (44)-(47), la sequence dans la rue X en (48)
et (49) ne peut pas etre remplacee par rue X a cause de leur verbe:
(48a) * Par le portail entrouvert, il se glissa rue de la Liberte.
(49a) * Reglant son allure sur la notre, l'automobile vira,
penetra rue Mansart.
(50a) * Il se faufila rue Gambetta.
La difference de recevabilite entre rue X et dans la rue X avec les
deux series de verbes ci-dessus, (44)-(47) et (48)-(50), constitue un
argument favorable a l'idee selon laquelle la signification de dans
la rue X, a l'inverse de celle de rue X, est marquee par le
composant << a l'interieur de >>. Ce composant specifie
la valeur semantique de dans. Autrement dit, il distingue dans de la
preposition sous-jacente. Quel est alors l'element distinctif dans
la signification de rue X ? Le prochain paragraphe sera consacre a ce
probleme.
3.2.3. Identite du lieu
Personne ne contesterait que rue X et dans la rue X ont la fonction
d'indiquer le lieu. Mais ce n'est pas pour autant que la
valeur de la localisation spatiale prend le meme poids dans la
signification de ces deux expressions. A mon avis, dans la rue X denote
purement et simplement la localisation spatiale, avec le sens a
l'interieur de la rue X, alors que rue X revele autre chose que la
localisation spatiale. C'est cet " autre chose " qui le
distingue de dans la rue X.
D'apres moi, la fonction essentielle de rue X est de
representer l'identite du lieu en question. Lorsqu'un lieu est
designe par rue X, tout le monde sait le localiser, le reperer.
C'est la raison pour laquelle tout francophone natif admet que rue
X est utilise comme un point geographique. Au contraire de rue X, dans
la rue X, dont la fonction principale--rappelons-la--est de marquer la
localisation spatiale du sujet, ne represente strictement pas
l'identite du lieu en question. Les exemples ci-dessous montrent
que dans un meme contexte ou l'identite de la rue est en jeu, seul
rue X peut intervenir:
(51) --OU sommes-nous ici ?
--Nous sommes (rue Gambetta + * dans la rue Gambetta).
(52) --Conduisez-moi (rue Gambetta + * dans la rue Gambetta),
s'il vous plait.
--Oui, a quel numero, Monsieur ?
En (51), imaginons qu'un etranger arrivant pour la premiere
fois dans une ville demande a son ami, qui l'accompagne en voiture,
de lui donner le nom du lieu ou ils se trouvent. Entre rue Gambetta et
dans la rue Gambetta, seul le premier est possible d'etre
l'objet de la reponse a la question OU sommes-nous ici ?. La raison
en est qu'en tant que representant de l'identite du lieu en
question, rue X a toute legitimite pour repondre a la question. Il en va
de meme en (52). La conversation en (52) peut se produire entre un
client et un conducteur de taxi, ou bien entre un patron et son
chauffeur personnel. Dans un cas comme dans l'autre, la personne
faisant le deplacement donne a son chauffeur le " nom" de sa
destination. L'emploi de rue X est nettement plus adequat que
l'usage de dans la rue X.
Voici un autre groupe d'exemples:
(53) Adressez-vous (rue Gambetta + * dans la rue Gambetta). Ils
vous donneront les informations dont vous avez besoin.
(54) Attendez-moi une seconde. Il faut que je telephone (rue
Gambetta + * dans la rue Gambetta).
(55) Si vous avez des questions, ecrivez-moi (rue Gambetta + *dans
la rue Gambetta). Je suis a votre disposition.
Ces trois exemples partagent un point commun: dans ces phrases, rue
X s'interprete par metonymie comme un organisme ou une maison qui
se situe dans la rue en question--emploi de rue X evoque dans L. Palm
(1989), sans expliquer pourquoi cette locution peut avoir cette
interpretation. En fait, cet emploi de rue X renforce davantage
l'idee selon laquelle la caracteristique specifique de rue X est
que ce dernier constitue un element identifiant le lieu. Cette
caracteristique de rue X lui permet justement de representer
l'identite (le nom) d'un organisme ou d'une maison se
situant dans la rue en question lorsque cette transposition (du nom de
la rue pour le nom d'une maison) fait reference a un element connu
du locuteur et de son interlocuteur.
Il est a remarquer que les termes comme quai no 5, voie C, etc. ont
aussi la fonction d'indiquer l'identite du lieu. La preuve en
est que lorsqu'on annonce l'arrivee ou le depart d'un
train ou d'un avion, on utilise exclusivement la formule a
preposition sous-jacente. En revanche, la formule a preposition
traditionnelle n'a strictement pas lieu d'etre employee, cf.
les exemples suivants:
(56) Le train provenant de Lille entrera en gare (quai no 5 + voie
C + * au quai no 5 + * sur la voie C).
(57) Le vol numero 3215 a destination de Prague decollera (piste no
1 + *sur la piste no 1).
Il est donc legitime de considerer l'indication de
l'identite du lieu comme une valeur specifique de la preposition
sous-jacente.
Les exemples (51)-(57) qui discriminent pertinemment les locutions
a preposition sous-jacente et les locutions a preposition classique
permettent de poser un nouveau trait qui distingue ces deux types de
tournure:
([C.sub.6]) Propriete semantique: par vocation, rue X represente
l'identite du lieu en question; en revanche, cette fonction
n'est pas dans la nature de dans la rue X.
4. Conclusion
Par des preuves linguistiques, la constitution formelle du
complement de lieu rue X est mise en evidence. Elle doit s'analyser
comme "preposition sous-jacente + article zero + nom de rue".
En raison de la presence de l'article zero, rue X se differencie de
dans la rue X par des contraintes syntaxiques (cf. ([C.sub.1]) insertion
adjectivale et ([C.sub.2]) changement de determinant) et semantiques
(cf. ([C.sub.3]) homogeneite). Quant a la difference entre la
preposition sous-jacente et la preposition dans, elles se distinguent
par le fait que la premiere a pour vocation d'indiquer
l'identite du lieu (i.e. ([C.sub.6])) et que la seconde denote la
valeur purement spatiale, c'est-a-dire l'interieur du lieu
(cf. ([C.sub.4]) et ([C.sub.5])). Toutes les proprietes opposant rue X a
dans la rue X, a savoir ([C.sub.1])-([C.sub.6]), sont linguistiquement
justifiees par des exemples appropries.
(1) Je tiens a remercier Jean-Claude Anscombre, Francoise Metzger
et Andre Reichard pour de nombreuses discussions sur l'attestation
des phrases, et en particulier Joelle Cailleaux pour ses remarques sur
la version finale de cet article.
(2) En France, il existe aujourd'hui deux categories
d'appellation odonymique: odonymie routiere et odonymie urbaine.
Les noms de route sont formes d'une categorie institutionnelle et
d'un chiffre, par exemple: nationale 1, departementale 12, etc. Les
odonymies urbaines sont aussi formees d'un couplage binaire,
<< conjoignant un premier element nominal classificateur [ex.
avenue, boulevard, place, impasse, pont, quai, route, rue, etc.] a un
deuxieme element individualisateur >> (Bosredon B. & Tamba I.
(1999: 56)). Dans le present travail, le centre d'interet est
l'emploi des odonymies urbaines que j'appelle, par
simplification, noms de rue.
(3) Le symbole * indique la non-acceptabilite de la phrase qui est
souvent liee a l'agrammaticalite (* La Tour Eiffel est a la
France). Le symbole ?? signifie que la phrase est tres maladroite bien
qu'elle soit formee selon la regle de la construction syntaxique
(??La Tour Eiffel est dans la France).
(4) Cf. surtout Palm L., op. cit., p.13.
(5) Il arrive que le nom de rue soit insere entre le sujet et le
verbe. Mais, cette construction represente une frequence tres faible:
Tout le monde, rue de Sevigne, etait deja au travail [...]. (G.
Simenon (1972) Les innocents. Ex. (116) de L. Palm.)
(6) Il faut souligner que la confusion entre sens et referent est
restee ancree dans certaines theories linguistiques malgre la
distinction signifie / referent faite par F. de Saussure. Cf.
Dictionnaire de linguistique ([section]referent) et Anscombre J.-C.
(1998).
(7) Palm L., op. cit., p.22.
(8) Ibid., p.27.
(9) Ibid., p.28.
(10) Ibid., p.31.
(11) En voici des exemples de J.-C. Anscombre (1991a), illustres
par la locultion faire impression:
Ex.: Le candidat a fait impression.
Ex.: Le candidat a fait une (bonne + mauvaise + excellente +
desastreuse + etrange + extraordinaire) impression.
Ex.: Le candidat a fait (bonne + mauvaise + excellente + *
desastreuse + ??etrange + * extraordinaire) impression.
Pour plus de detrails, cf. Anscombre J.-C. (1990 et 1991a).
(12) Pour plus de details sur le sujet, cf. Anscombre J.-C.
(1991a).
(13) Notons qu'il se peut que le changement de determinant
entraine l'emploi de la preposition a. Cf. les deux exemples
extraits de Frantext:
Ex.: Il arriva a la rue Notre-dame, continua a marcher devant lui,
sans but. (G. Roy (1945) Bonheur d'occasion.)
Ex.: J'avais hate d'arriver a la rue Cases pour lui
porter l'excellente nouvelle. (J. Zobel (1950) La Rue Cases-Negres,
2e partie.)
Limitee par la place, je ne discuterai pas ici la difference entre
arriver rue X et arriver a la rue X.
(14) Une autre explication est que la rue X en (25)-(29) est un SN.
(15) Cf. Anscombre J.-C. (1991b).
(16) Sur ce sujet, cf. Anscombre J.-C. (2001).
(17) Ibid., p.31.
(18) Cependant, on peut tres bien dire:
Les vieux batiments, rue Ste.-Anne, seront detruits.
Rue Ste.-Anne, les vieux batiments seront detruits.
Les vieux batiments seront detruits, en particulier rue Ste.-Anne.
La difference de degre d'acceptabilite entre les trois phrases
ci-dessus, d'une part, et (40b), d'autre part, montre que
l'usage de detruire avec rue X subit certaine contrainte
syntaxique, liee au theme / theme. Or, ce n'est pas le cas avec
dans la rue X, cf. (40c). Ce probleme merite une etude approfondie.
(19) Anscombre J.-C. (2001: 61 et 63).
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