Allies and Adversaries: the Joint Chiefs of Staff, the Grand Alliance, and United States Strategy in World War II.
Capet, Antoine
Allies and Adversaries: The Joint Chiefs of Staff, the Grand
Alliance, and United States Strategy in World War II, par Mark A.
Stoler. Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000. xxii, 380
pp. $49.50 EU (couverture rigide), $21.95 EU (poche).
Voila un ouvrage qui arrive a point nomme, en ces temps ou les
commemorations du soixantieme anniversaire du Debarquement en Normandie
ont suscite de multiples reflexions sur la Deuxieme guerre mondiale dans
la presse internationale, et ou la "liberation" de l'Irak
en 2003 continue d'alimenter la controverse dans la communaute
internationale. Stoler montre bien que "liberer" tel ou tel
pays n'etait pour les elites politico-militaires americaines entre
1941 et 1945 qu'une consideration purement accessoire par rapport a
l'objectif primordial: assurer la securite des Etats-Unis. Meme les
lecteurs qui ont depuis longtemps compris ceja seront peut-etre choques
par ce qu'il faut bien appeler le cynisme des chefs de guerre
americains, que Stoler decrit avec une minutie feroce et devastatrice a
partir d'une masse de documentation de tout premier choix.
La premiere quete de l'auteur porte sur la definition de la
notion meme de politique nationale americaine en matiere de defense
avant la Deuxieme guerre mondiale, notamment sur l'articulation
entre le role des militaires et celui des hommes politiques, lie au
primat du civil sur le militaire. Ce n'est pas la pur jeu
intellectuel, car Stoler montre bien que celui qui l'emporte
faconne la conception de la defense nationale. Par exemple, si
c'est la marine qui a l'oreille des politiques, on donne de
l'importance au Pacifique et a l'Asie du sud-est. En revanche,
si c'est l'armee de terre, on se replie sur le pre carre des
Ameriques, voire de l'Amerique du nord. Quant a l'Europe, elle
apparait a tous apres 1918 comme une alliee peu sure, voire comme un
ennemi potentiel, ce qui etait le cas du Royaume-Uni jusqu'au debut
des annees 1930 selon les documents cites par Stoler, qui completent
tres utilement ceux de John E. Moser (Twisting the Lion's Tail:
American Anglophobia between the World Wars. New York University Press,
1999). Reprenant curieusement les arguments que les imperialistes
britanniques du debut du XXe siecle appliquaient a leurs colonies,
certains conseillers americains opposent au debut des annees 1940 la
puissance virile (les Etats-Unis) a la puissance decadente (le
Royaume-Uni), qui doit s'y subordonner, servant tout au plus de
rampe de lancement ('launching pad') pour le deploiement de la
force americaine.
Des l'entree en guerre des Etats-Unis, qu'elle avait tout
fait pour eviter vu sa faiblesse, l'armee de terre tente de
convaincre Roosevelt de l'inanite de plans d'etat-major qui
feraient, grace a la magie des bombardements strategiques,
l'economie d'un engagement massif des troupes americaines--la
creation de 215 divisions est reclamee--pour l'aneantissement de la
machine de guerre allemande, a qui elle donne la priorite sur celle du
Japon. Stoler documente magnifiquement (il y a soixante pages de notes
en fin de volume) les luttes de pouvoir qui se deroulent des lors entre
les chefs des trois armes pour faire prevaloir leurs vues--le plus
souvent contradictoires--aupres de leurs superieurs politiques, et
notamment le president lui-meme. Il est clair qu'une strategie
fondee sur la priorite donnee au Pacifique ("Pacific first")
accroissait le rele de la marine, tandis que la reconquete de
l'Europe reposerait sur l'armee de terre ou l'armee de
l'air--selon qui on ecoutait.
Ce debat interne a-t-il ete influence par les pressions--la aussi
le plus souvent contradictoires--exercees par Churchill et Staline lors
des multiples rencontres au sommet avec Roosevelt? Entre les theses
"mediterraneennes" (percues comme favorables aux interets
imperialistes britanniques) de Churchill sur le "ventre mou"
de l'Allemagne et les appels constants de Staline a la creation
d'un "second front" (qu'un colonel americain
visionnaire envisageait des aout 1941, mais qui renforcerait les
positions sovietiques sur le continent eurasien), qui a arbitre, une
fois admise la priorite donnee au theatre europeen, acquise au prix
d'une crise majeure entre civils et militaires? C'est tout
l'objet et tout l'interet du livre que l'examen de ces
questions.
Stoler semble faire la part belle a Eisenhower, qui des la mi-1942
aurait tout compris avant les autres, notamment Roosevelt. Mais ce qui
etait au centre de la conviction d'Eisenhower, a savoir que jamais
la securite des Etats-Unis ne pourrait etre durablement assuree si le
continent eurasien etait sous la coupe de l'Allemagne nazie,
s'applique egalement a partir de 1945 a l'evidente domination
sovietique. L'auteur a la-dessus de tres belles pages dans sa
conclusion, ou il explique tres bien comment les anciens adversaires
acharnes de l'Empire britannique dans les elites
politico-militaires americaines se retrouvent soudain pleins de
sollicitude pour la Grande-Bretagne, avec un nouvel avatar du concept de
rampe de lancement, cette fois contre l'URSS.
On aura compris qu'il s'agit la d'un ouvrage
important, tant pour les specialistes du processus de decision au sein
des instances gouvernementales des EtatsUnis que pour ceux qui
s'interessent aux relations anglo-americaines et
americano-sovietiques, notamment a leur complexite au cours et a la
suite de la Deuxieme guerre mondiale. Il faut parler ici de
specialistes, car le texte est tres touffu, truffe de sigles et de noms
de code qu'il faut se mettre en memoire apres leur elucidation dans
les premieres pages, et rempli de noms propres ou geographiques que ne
maitrise generalement pas le lecteur non averti. En un mot, la lecture
en est difficile: on ne le conseillera pas au grand public cultive, ni
meme aux jeunes etudiants (sauf peut-etre pour sa copieuse bibliographie
de vingt pages). En revanche, toute bibliotheque universitaire se devra
de le posseder a l'intention de ses doctorants.
Antoine Capet
University of Rouen, British Studies