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  • 标题:Multiculturalisme cosmopolite et multiculturalisme pluraliste.
  • 作者:Ouattara, Ibrahim ; Tranchant, Carole C.
  • 期刊名称:Canadian Ethnic Studies Journal
  • 印刷版ISSN:0008-3496
  • 出版年度:2006
  • 期号:September
  • 语种:English
  • 出版社:Canadian Ethnic Studies Association
  • 摘要:The discussions on the need to integrate minority groups, and particularly the debates on recoguizing special rights, are often tinged with ideological and philosophical considerations that discredit some demands to recognize specific group rights. That attitude is not simply a denial of difference: it actually causes major and dangerous theoretical confusion that distinguishes or opposes cosmopolitan multiculturalism and pluralist multiculturalism. We are developing the idea that this debate reveals a fundamental problem with the main political undercurrents which seem unable to look at political and social integration from a perspective other than that of homogeneity (cultural, ethnic, linguistic, etc.). Another perspective, for example, may proceed from an intersubjective view of sovereignty.

Multiculturalisme cosmopolite et multiculturalisme pluraliste.


Ouattara, Ibrahim ; Tranchant, Carole C.


ABSTRACT/RESUME

The discussions on the need to integrate minority groups, and particularly the debates on recoguizing special rights, are often tinged with ideological and philosophical considerations that discredit some demands to recognize specific group rights. That attitude is not simply a denial of difference: it actually causes major and dangerous theoretical confusion that distinguishes or opposes cosmopolitan multiculturalism and pluralist multiculturalism. We are developing the idea that this debate reveals a fundamental problem with the main political undercurrents which seem unable to look at political and social integration from a perspective other than that of homogeneity (cultural, ethnic, linguistic, etc.). Another perspective, for example, may proceed from an intersubjective view of sovereignty.

Les discours sur la necessite d'integrer les groupes minoritaires, notamment les debats entourant la reconnaissance de droits speciaux, sont souvent teintes de considerations ideologiques et philosophiques qui ont pour effet de disqualifier certaines revendications pour la reconnaissance de droits collectifs particuliers. Or il semble qu'une telle attitude, loin de relever d'un simple refus de la difference, procede en realite d'une confusion theorique importante et dangereuse qui distingue ou oppose multiculturalisme cosmopolite et multiculturalisme pluraliste. (1) Nous developpons l'idee que ce debat revele une difficulte fondamentale des courants politiques dominants a penser l'integration politique et sociale autrement qu'en termes d'homogeneite (culturelle, ethnique, linguistique ou autre), par exemple en partant plutot d'une conception intersubjective de la souverainete.

INTRODUCTION

Suite aux debats souvent controverses des dernieres annees, le concept de multiculturalisme est devenu un concept pour le moins malaise a saisir et a apprehender, tant il en existe de variantes (e.g., multiculturalisme corporatif; multiculturalisme communal; multiculturalisme liberal; multiculturalisme cosmopolite; multiculturalisme europeen, canadien), et tant il a donne lieu aux appreciations les plus contrastees. S'il est presente par les uns comme solution prometteuse aux problemes d'integration propres aux etats pluriculturels et pluriethniques contemporains (Kymlicka 1989a, 1995, 1998, 2000; Spinner 1994; Taylor 1992), il est cependant decrie par les autres comme une voie dangereuse pour la cohesion sociale, comme une perversion fondamentale de l'ideal democratique, comme une " ethnicisation " des rapports sociaux, enfin comme une remise en cause de la notion meme de citoyennete (Barry 2001; Hollinger 1995; Sartori 2003). (2)

On comprend des lors pourquoi le discours sur la necessite de trouver de nouveaux modes d'integration des communautes ethniques, linguistiques ou culturelles minoritaires, et en particulier le debat portant sur la reconnaissance de droits speciaux a celles-ci, connait une effervescence particuliere depuis une quinzaine d'annees, comme en temoigne l'abondante litterature sur le sujet (Barry 2001; Berten et al. 1997; Schlesinger 1999). C'est que, loin d'etre un exercice purement intellectuel, ce debat porte en realite sur des questions aussi centrales qu'epineuses qui constituent depuis toujours l'arriere-plan de toute reflexion politique authentique sur le bien vivre ensemble: question de la rationalite des valeurs ou des conceptions du bien; (3) question de la constitution du sujet (i.e., de ce qui est constitutif de l'identite du sujet); question de la citoyennete et de son rapport avec l'identite (qu'elle soit individuelle, collective, ethnique ou culturelle) et la nationalite; question de l'integration sociale dans un monde off les traditions culturelles, religieuses ou nationales semblent avoir definitivement perdu leur effectivite; question aussi de la justice politique (c'est-a-dire de la meilleure maniere de gerer les inegalites et les injustices qui se sont accumulees dans nos societes, au demeurant prosperes, a la faveur des anciennes politiques de redistribution fondees sur des principes insensibles a la diversite des situations des individus), etc. Des questions qui refont surface, de maniere singuliere et urgente aujourd'hui, notamment parce que les postulats de la philosophie politique classique (l'universalisme du droit et le postulat d'homogeneite culturelle, linguistique et ethnique de la nation) semblent avoir ete mis a mal par la redecouverte, forcee, pour ainsi dire, de la diversite constituante de toute societe humaine (Berten et al. 1997; Kymlicka 1989a, 1995, 1998, 2000; Renaut et Mesure 1999). (4)

Or, meme si le multiculturalisme est loin de faire l'unanimite aujourd'hui (Bader 2005; Baubrck 2005; Biles et al. 2005; Kymlicka 2005), (5) c'est le moins qu'on puisse dire, le debat qu'il a permis d'amorcer sur les fondements de l'etat liberal et de la citoyennete etait d'autant plus necessaire, a notre avis, qu'il aura rendu possible une reformulation utile de certains principes du liberalisme et des developpements interessants sur les notions de justice politique, de tolerance et de neutralite, entre autres (Deveaux 2000; Kymlicka 1989a, 1995, 1998, 2000; Rawls 1995). Toutefois, et malgre les progres realises, les discussions sur le pluralisme sont souvent teintees, nous semble-t-il, par des considerations ideologiques et philosophiques qui ont generalement pour effet de disqualifier certaines revendications en faveur de la reconnaissance de droits collectifs particuliers ou en faveur d'autres modeles d'integration sociale (Banting et Kymlicka 2003; Deveaux 2000; Kymlicka 1998, 2000). Disqualification un peu rapide, au demeurant, qui procede moins de la "peur de la difference", comme on le pense parfois, que de ce qui pourrait ressembler a une incapacite veritable des options politiques dominantes a penser l'integration sociale a partir d'un modele autre que celui de l'homogeneite (culturelle, ethnique ou autre) du peuple, comme nous tenterons de le montrer. Pour ce faire, nous commencerons par une breve caracterisation du multiculturalisme cosmopolite et du multiculturalisme pluraliste (section II). Nous exposerons quelques-unes des critiques couramment adressees au multicultur-alisme pluraliste, (section III) puis nous reviendrons, dans un troisieme temps, sur cette critique pour tenter de voir ce qui se joue en elle. Enfin, nous terminerons par une conclusion rapide.

MULTICULTURALISME COSMOPOLITE ET MULTICULTURALISME PLURALISTE

Le multiculturalisme, nous l'avons signale plus haut, est un concept qui se decline au pluriel, et on pourrait presque dire qu'il en existe autant d'acceptions que de partisans et de critiques. On remarque toutefois que, malgre les divergences de perspectives et d'objectifs, il semble y avoir, en particulier du point de vue des critiques, un << bon >> et un << mauvais >> multiculturalisme, autrement dit deux extremes entre lesquels se trouveraient les formes intermediaires du multiculturalisme. Meme s'il n'est pas aise d'imputer telle conception du multiculturalisme a tel ou tel auteur, puisque les chevauchements ne sont pas rares, il n'en demeure pas moins qu'une ligne de clivage semble separer les partisans du multiculturalisme de leurs opposants. Ligne de clivage que, pour les besoins de l'argumentation, nous faisons correspondre avec la ligne qui separe, chez Hollinger (1995), ce qu'il presente comme deux formes antithetiques du multiculturalisme.

D'un cote, la << bonne >> forme, ou multiculturalisme cosmopolite, qu'il considere comme la forme la plus acceptable, dans la mesure ou elle se situe dans la tradition des droits subjectifs individuels, ce qui lui permet d'avoir une conception fluide et non contraignante de l'identite collective (Hollinger 1995; Rea 1997), de favoriser les affiliations volontaires, contre l'enfermement communautaire pouvant resulter d'une imputation ethnique, et l'elargissement de l'identite nationale en fonction, notamment, de l'evolution de la composition sociale de la population qui resulte de l'immigration. Bref, une conception qui suppose la fluidite objective et le caractere recomposable des frontieres entre les groupes ethniques, et qui, pour cette raison, entend depasser l'opposition classique entre l'assimilationnisme republicain ou liberal et le multiculturalisme extreme (Hollinger 1995).

Et de l'autre cote, la << mauvaise >> forme, ou multiculturalisme pluraliste, qu'il presente comme se reduisant souvent a l'ethnicite, a la racialite, voire aux differents communautarismes, et qui lui semble problematique pour la cohesion nationale, dans la mesure ou elle a tendance a considerer les groupes comme des entites stables, permanentes, devant posseder des droits collectifs determines, ce qui, semble-t-il, induit une dynamique d'exclusion, de cloture et de confrontation (Balibar et Wallenstein 1988; Hollinger 1995; Renaut et Mesure 1999). Meme si Kymlicka a plusieurs fois insiste, a juste titre d'ailleurs, pour dire (1) que cosmopolite et pluraliste ne designent pas deux formes antithetiques du multiculturalisme mais des categories ou concepts qui fonctionnent a des niveaux differents, et (2) que, dans leur grande majorite, les groupes minoritaires ne cherchent pas a creer des enclaves communautariennes au sein des Etats, mais plutot a etre reconnus et a participer a part entiere a la societe liberale moderne (Kymlicka 2000, 144-49), il reste que la notion de multiculturalisme pluraliste est generalement utilisee pour designer cette approche qui part soit du constat de la pluralite incontournable des conceptions culturelles et des formes de vie, soit de l'affirmation que l'identite de l'individu est largement conditionnee par l'appartenance a des contextes de vie intersubjectivement partages, soit encore de l'affirmation de l'irreductibilite de principe des conceptions du bien, pour revendiquer, pour les minorites (nationales, ethniques culturelles ou autres), la mise en place d'un regime de citoyennete differenciee (entendu au sens de la reconnaissance de droits culturels, de droits collectifs ou de prerogatives specifiques diverses) selon un triple registre:

1. Premierement, la reconnaissance pour certaines minorites nationales (autochtones, francophones, etc.) de droits de souverainete politique ou a l'autonomie politique, leur permettant d'assurer le developpement de leur culture et de defendre efficacement les interets de leurs membres.

2. Ensuite, en particulier pour les groupes issus de l'immigration et ayant longtemps ete stigmatises ou exclus, la reconnaissance de droits polyethniques: ce qui renvoie a la reconnaissance legale et a la promotion de leurs pratiques culturelles ou religieuses.

3. Enfin, pour la plupart des groupes qui furent traditionnellement exclus des processus de participation politique, la reconnaissance de droits de representation specifique dans des institutions consultatives, legislatives et les instances de prise de decision.

Or, on l'aura compris, c'est cette seconde version du multiculturalisme (et ses variantes) qui suscite la mefiance a la fois des liberaux et des republicains, pour plusieurs raisons, que nous classons ici, pour les besoins de l'expose, en deux categories distinctes: les raisons de coherence juridique et les raisons de coherence pratique.

CRITIQUE DU MULTICULTURALISME PLURALISTE

Commencons par les objections portant sur l'incoherence, au point de vue juridique, de l'ideal du multiculturalisme pluraliste. Il existe, en realite, plusieurs formes de cette critique du multiculturalisme, mais nous suivrons ici la version de Giovanni Sartori (2003), qui reunit les principaux ingredients de cette critique, critique qui procede generalement d'une exploitation de la these de la generalite ou de << l'omni-inclusivite >> de la loi pour atteindre au moins trois objectifs differents.

La toute premiere exploitation de cet argument vise d'abord a etablir que le multiculturalisme pluraliste a ou aura toujours, du point de vue constitutionnel et juridique, un caractere contradictoire:
 Pour Rousseau, ecrit Sartori, la loi nous protege dans la mesure ou
 elle n'autorise pas d'exceptions, et elle ne les autorise pas
 lorsqu'elle est generale, lorsqu'elle est la meme pour tous. La
 politique de la reconnaissance, en revanche, est caracterisee par
 des lois parti-culieres, c'est-a-dire par des lois inegales qui
 etablissent des exceptions. (Sartori 2003, 77)


Partant de l'idee rousseauiste de la regle de droit (le principe universel du droit de Kant), Sartori soutient qu'en tentant d'accrediter l'idee qu'il faut reconnaitre des droits specifiques a certaines categories de citoyens (minorites nationales, ethniques ou issues de l'immigration), la politique de la reconnaissance (identique pour lui au multiculturalisme pluraliste) ne vise qu'a introduire un ordre d'exception dans l'ordre politique et juridique; ce faisant, elle montre qu'elle est en rupture avec le principe fondateur de la loi : l'impartialite, la generalite et l'egalite formelle de tous, car son objectif est d'introduire des clivages, des distinctions, des lois particulieres dans l'ordre politique et juridique; par consequent, loin de rendre justice a certaines personnes, cette conception conduit au demeurant a une injustice bien plus coupable. Pour la simple raison qu'un droit qui concede un regime d'exception a certains a l'exclusion des autres, est, precisement, le contraire meme du droit (au sens moderne du mot); il en est la negation pure et simple.

La deuxieme exploitation de l'argument permet de faire un pas supplementaire dans la recusation du multiculturalisme, en montrant notamment que celui-ci est liberticide en principe, qu'il detruit le fondement meme des droits subjectifs modemes. Parce que, ecrit Sartori:
 L'homme n'est libre, politiquement et juridiquement, que lorsqu'il
 est soumis a l'impersonnalite de regles generales, sans quoi il
 redevient sujet de la volonte arbitraire d'autres hommes. (2003,
 77)


Alors un ordre juridique qui menage des espaces d'exception a certains ressemble fort a une forme de tyrannie de certains sur tous. Ou encore, ce qui revient au meme:
 Une loi est generale si elle est omni-inclusive, si elle n'autorise
 pas d'exceptions, si elle s'applique a tous. Une loi s'appliquant a
 telles personnes et non a telles autres constitue, en revanche, une
 loi particulariste, une loi inegale au sens ou elle opere une
 discrimination entre ceux qui en sont exclus ou, mieux, entre des
 individus qui pourraient y etre inclus et qui en sont pourtant
 exclus. (Sartori 2003, 80)


Autrement dit, c'est dans son essence meme que le multiculturalisme pluraliste est conduit a pietiner la liberte de ceux qui sont egaux et semblables au profit des prerogatives de ceux qui ont choisi de demeurer dissemblables. Le principe de la loi etant de limiter de maniere egale la liberte de chacun dans le but de garantir ou d'assurer la liberte de tous, toute exception a cette regle (par exemple, le fait d'accorder des libertes specifiques a certains), va a l'encontre de la liberte de tous. Pire: la ou tous n'ont pas la meme liberte subsiste sinon le risque que certains ne soient au-dessus des lois, du moins le spectre d'une repartition inegale des libertes. Ce qui, nous le savons depuis Rousseau au moins, ne saurait etre compatible avec l'ideal d'une egale liberte pour tous. Car ne se limitant pas a miner la liberte qui est le principe meme de l'existence politique et de l'autonomie politique, ce multiculturalisme conduit en outre, au nom du faux ideal de la realisation d'une justice ethnoculturelle, a detruire l'egalite formelle de tous, en introduisant des discriminations basees sur l'appartenance culturelle la ou auparavant on ne faisait qu'appliquer les regles de la neutralite et de l'impartialite (c'est-a-dire de la justice procedurale la plus pure).

La troisieme exploitation de l'argument entend montrer que, en revendiquant des droits specifiques de representation dans les institutions consultatives ou legislatives, le multiculturalisme pluraliste met gravement en danger la notion meme de representativite qui est constitutive de l'Etat de droit. En effet, ecrivent Renaut et Mesure, que nous suivrons ici:
 Si chacun ne peut etre represente que par les membres de son
 ethnie, de sa classe, de son sexe, conformement a la perspective
 d'une << representation-miroir >>, c'en est fait l'idee meme de
 representation democratique qui se trouve fortement fragilisee.
 Parallelement, si la representation ne constitue plus qu'un cadre
 ou les representants d'interets sectoriels s'expriment en tant que
 tels, comme des porte-parole d'une partie specifique de la
 population, la reference a un quelconque bien commun semble
 menacee--avec toutes les consequences redoutables que cette
 disparition pourrait avoir sur la consistance du lien social et de
 l'espace public. (Renaut et Mesure 1999, 225-26)


Bref, trois arguments qui demontrent qu'en definitive le multiculturalisme pluraliste menace dans son principe meme les fondements de l'Etat de droit et l'ideal democratique, a savoir: les idees de regle du droit, d'egale liberte de tous, de citoyennete, de bien public ou de chose commune, de democratie deliberative-raison pour laquelle il est contradictoire dans son principe.

Passant maintenant aux objections portant sur les difficultes pratiques devant necessairement resulter de la mise en oeuvre du multiculturalisme pluraliste, nous nous contenterons d'evoquer ici seulement trois parmi celles qui sont communement presentees.

La premiere concerne le degre d'autonomie qui doit revenir aux communautes. A supposer, explique-t-on, que l'on accorde en effet l'idee d'attribuer des droits collectifs a certaines minorites culturelles ou ethniques, aussitot surgit la question de savoir comment il faudra traiter les minorites culturelles qui refuseraient d'accorder le meme poids (que l'Etat liberal) a la liberte individuelle de leurs membres. Autrement dit, que devra faire l'Etat, si apres avoir explicitement reconnu la legitimite des revendications des groupes minoritaires (et donc apres leur avoir devolu, grace a un regime juridique special, le droit de legiferer sur certaines questions), il lui arrive de constater que ces groupes utilisent leurs prerogatives pour limiter severement la liberte individuelle de leurs membres, au nom de la necessite de preserver leur culture dans un monde majoritairement hostile a celle-ci? Il y a ici deux objections, en realite: (1) les groupes minoritaires ont la facheuse tendance a etre collectivistes et antiliberaux, c'est pour cette raison d'ailleurs qu'ils revendiquent des droits specifiques, (2) leur conceder des droits speciaux revient ou a autoriser des abus ou a mettre l'Etat devant des situations difficiles a gerer.

La seconde objection pousse cette logique un peu plus loin: une fois autorisee, insiste-t-on, la prise en compte de certains droits collectifs, c'est-a-dire une fois juridiquement legitime le principe de la citoyennete differenciee, on ne voit plus des lors quel type d'unite ou de lien social pourrait encore subsister entre des personnes qui ne se concoivent plus comme appartenant a une communaute unique de desseins, mais qui se pensent plutot comme membres d'entites specifiques ayant leurs interets propres et indifferentes a celles des autres groupes. Autrement dit, a accepter l'idee d'une citoyennete differenciee, on court le danger, d'ailleurs tres reel, d'introduire << une source de desunion dans un pays >> et d'empecher que ne se developpe le sentiment d'une identite politique partagee ou d'une solidarite veritable entre les membres du meme Etat (Renaut et Mesure 1999; Sartori 2003).

Enfin, la troisieme objection, qui est particulierement redoutable, concerne la pluralite des regimes juridiques et des conceptions du bien. Si l'on souscrit, dit-on, a l'idee, qui sous-tend la position du liberalisme relativement a l'impossibilite d'une mise a la raison des valeurs axiologiques--difficulte qui avait conduit Weber a formuler sa fameuse these selon laquelle << a l'horizon d'une societe privee de toute conception moniste du bien se profile necessairement un conflit au moins virtuel sur les systemes de valeurs structurant utilement ou fondamentalement les choix individuels ou collectifs >> (Renaut et Mesure 1999, 67), alors cela veut dire que l'Etat devra desormais renoncer a certaines de ses competences en matiere d'administration de la justice et se resigner a accepter la coexistence, en son sein, de plusieurs systemes juridiques (loi coranique, justice restitutive, etc.)--avec tout ce que cela comporte de risques de conflits ethniques, voire de fragmentation du tissu social.

Aussi, pour toutes ces raisons, ces critiques s'estiment en droit de contester le bienfonde en general de la politique de la reconnaissance (le multiculturalisme pluraliste); cependant, comme il est desormais impossible de nier purement et simplement la realite, par ailleurs tres manifeste, des differences culturelles, ethniques ou religieuses, ils preferent parler de multiculturalisme cosmopolite, plus compatible, selon eux, avec la tradition politique et intellectuelle du liberalisme moderne, savoir la primaute des droits individuels liberaux, la primaute du juste sur le bien, etc.

Avant de passer a l'analyse de ces objections dans la section suivante, remarquons que les sympathisants du multiculturalisme pluraliste et les culturalistes liberaux (6) soutiennent, pour leur part, que le multiculturalisme cosmopolite consiste essentiellement, pour l'Etat, a adopter un devoir de tolerance << faible >> a l'egard des differences, ou ce qui revient au meme, a n'accepter l'expression de celles-ci que dans l'ordre prive (Deveaux 2000; Neal 1997; Sandel 1997). Une attitude qui s'apparente, selon eux, a une reconnaissance formelle mais biaisee de la diversite, dans la mesure ou, en exigeant la relegation dans l'ordre prive des particularismes minoritaires (qui sont toujours vises, alors que l'on ne s'etonne guere des particularismes majoritaires), elle ne fait encore que renforcer un cadre institutionnel pourtant deja tres largement determine par les caracteristiques de la culture dominante, sans se preoccuper des contraintes ou des formes d'exclusion que cela implique pour les minorites (Deveaux 2000; Kymlicka 1995, 1998, 2000; Neal 1997). Alors que ce que requierent la justice et l'egalite c'est, entre autres choses, une plus grande coherence de la part de l'etat liberal, c'est-a-dire l'abandon de la << fausse neutralite >> actuelle qui consiste a favoriser (en realite) une culture, en adoptant des dispositions qui lui permettent indirectement d'imposer ses pratiques et sa vision aux autres (Kymlicka 1989b, 2000; Neal 1997; Sandel 1997). A cet egard, il n'est peut-etre pas sans interet de rapporter ici cette remarque de Kymlicka, relativement a l'exigence d'une << vraie neutralite >> de l'Etat a l'egard des pratiques religieuses:
 Les Etats liberaux, ecrit-il, ont en fait, dans l'histoire, plutot
 bien reussi a accommoder les specificites de sectes religieuses <<
 fondamentalistes >> ou conservatrices chretiennes et juives, a
 l'instar des Amish ou des Hasidim. Ceux-ci sont partiellement
 exemptes des exigences relatives a la citoyennete, a l'education
 civique, aux uniformes, aux lois relatives a la sante et a
 l'hygiene, etc. Les groupes musulmans, a travers les requetes
 qu'ils formulent aujourd'hui, ne cherchent qu'a beneficier
 eux-memes de ces concessions historiques. L'idee fort repandue
 selon laquelle les musulmans seraient specifiquement illiberaux
 repose souvent sur un prejuge qui conduit a condamner les groupes
 musulmans pour des pratiques et des croyances que l'on trouve et
 que l'on tolere au sein de groupes chretiens conservateurs. Nous ne
 pouvons pas apprecier les concessions historiques offertes aux
 groupes chretiens fondamentalistes, mais quelque soit l'attitude
 adoptee par l'Etat liberal a l'egard des groupes religieux
 illiberaux, celle-ci doit etre coherente, accordant aux musulmans
 ce qui fut accorde aux chretiens et aux juifs. (Kymlicka 2000, 146)


En somme, pour le multiculturalisme pluraliste ou le culturalisme liberal, si le multiculturalisme cosmopolite constitue assurement un progres par rapport aux conceptions de la citoyeunete qui avaient prevalu jusqu'a recemment, il est loin, cependant, de rendre justice aux revendications des differentes minorites, c'est-a-dire la fin de l'ethnicisation majoritaire, de l'ethnocentrisme et de la << fausse neutralite >> (Deveaux 2000; Kymlicka 1995, 1998, 2000; Taylor, 1992).

<< ARCHEOLOGIE >> DE LA CRITIQUE DU MULTICULTURALISME COSMOPOLITE

Les developpements qui precedent appellent aussitot deux remarques. Premierement, il importe de le remarquer, tant cette meprise est persistante, un certain nombre des objections qui sont faites au multiculturalisme pluraliste--ethnicisation des relations sociales, constitution de communautes monadiques, etc.--procedent d'une grave confusion, laquelle consiste notamment a etablir l'equation: le debat communaut-arisme/liberalisme = le debat multiculturalisme/ liberalisme; confusion qui provient de ce que l'on s'imagine, a tort, que la critique communautarienne du liberalisme et la revendication des droits des minorites sont une seule et meme chose. Alors que, precise Kymlicka, il s'agit la de deux debats completement differents (Kymlicka 2000, 142-44), parce que (1) tous les droits des minorites specifiques a des groupes ne sont pas des droits << collectifs >>, et quand bien meme certains le seraient, en un sens ou en un autre, ce ne serait pas necessairement le signe d'un << collectivisme >> (Kymlicka 2000, note de la p. 144); (2) la these qui veut que les groupes minoritaires soient antiliberaux est fausse, et que << des sondages d'opinions montrent que, bien loin de s'opposer aux principes liberaux, les minorites ne se distinguent pas des majorites d'un point de vue statistique dans leur attachement a ces principes >> (Kymlicka 2000, 145-46; voir aussi Kymlicka 1998); (3) enfin << l'engagement en faveur de la modernite, de la democratie liberale et de l'autonomie individuelle est profondement enracine et partage dans les societes modernes, traversant les frontieres ethniques, linguistiques et religieuses>>(Kymlicka 2000, 144-46). Autrement dit, on critique, a tort, le multiculturalisme des groupes minoritaires, parce qu'on se meprend sur leurs caracteristiques et leurs exigences.

Deuxiemement, lorsqu'on analyse attentivement ce debat, il semble que, a la faveur d'un effort intellectuel qui tient plus de l'equilibrisme que d'un effort reel pour surmonter l'antinomie, on tente du meme geste de reconnaitre, d'un cote, l'irreductible pluralite des formes de vie et des systemes normatifs, et de soutenir de l'autre que, dans le but d'eviter que cette reconnaissance ne conduise a un nouveau tribalisme ou un Etat constitue de communautes monadiques, il faut maintenir l'exigence d'un certain universalisme. Outre ce que peut avoir d'etrange le maintien d'une telle double exigence antinomique, on voit mal comment, sur le plan pratique, un tel programme pourrait trouver a mieux s'incarner institutionnellement, sans susciter les memes tensions et les memes revendications qui, justement, ont emaille jusqu'a present l'histoire de l'Etat-nation. On aurait tort, a vrai dire, de penser que la question de la reconnaissance de la diversite n'est devenue probleme aujourd'hui qu'a cause de l'accentuation des revendications identitaires, notamment parce que, a la faveur de la liberalisation, les individus auraient desormais le luxe de s'engager dans des quetes identitaires leur permettant de decouvrir en eux de nouvelles formes d'attachement communautaires; et que, dans ces circonstances, la seule chose qu'on pourrait requerir de l'Etat, c'est qu'il trouve des formes d'accommodation pour ceux qui revendiquent leur droit a la difference (Seymour 2000, 126). Parce que, s'il est vrai en effet, comme on nous repete tous les jours, qu'il n'est plus possible de passer sous silence le fait du pluralisme aujourd'hui; et s'il est vrai, en outre, comme le montre la remise en cause du modele de l'etat-nation, que l'exigence constitutive du liberalisme--faire abstraction, dans l'ordre politique et juridique, des contextes de vie inter-subjectivement partages et des conceptions comprehensives du bien, pour considerer les personnes comme des sujets purs, des puissances independantes de vouloir, de pouvoir et de choisir-n'est plus tenable comme option politique viable dans les societes complexes d'aujourd'hui (Deveaux 2000; Neal 1997; Sandel 1997), alors force est de constater que le multiculturalisme cosmopolite (avec sa vision de la fluidite objective et du caractere recomposable des frontieres groupales des identites) est loin d'etre la solution requise (Sandel 1997; Seymour 1999, 2000).

Plus largement encore, quand on constate avec quelle energie les tenants du liberalisme tentent a tout prix de maintenir ces deux exigences difficiles a concilier, on est conduit a se demander si cela n'est pas le signe d'un probleme plus fondamental, notamment de la difficulte, pour les options politiques dominantes, a penser la cohesion et l'integration sociale et la constitution de l'Etat a partir d'un modele autre que celui de l'homogeneite (culturelle, ethnique ou autre). Loin d'etre purement rhetorique, la suggestion parait plausible, en effet; elle permet de voir, a l'examen du requisitoire presente plus haut contre le multiculturalisme pluraliste, que la << diabolisation >> du multiculturalisme pluraliste ne resulte pas seulement d'une simple meprise, mais qu'elle est en realite commandee par des motifs etroitement lies au fait que le liberalisme lui-meme se soit constitue sur un paradoxe, le paradoxe liberal (Seymour 2000). Plus clairement, parce que:
 La mise en place des societes actuelles s'est effectuee selon un
 processus de construction nationale, ayant pris la forme soit d'un
 state nation building, c'est-a-dire d'un nationalisme civique a
 l'occasion duquel l'etat impose une identite unique a 1'ensemble
 des citoyens, soit celui d'un nation state building, c'est-a-dire
 d'un nationalisme ethnique dans lequel une nation ethnique cherche
 a imprimer son identite a toutes les spheres de la societe. Les
 penseurs de tendance liberale et republicaine avaient plus ou moins
 pris pour acquis une certaine forme de nationalisme, c'est-a-dire
 qu'ils avaient tous plus ou moins implicitement souscrit a l'idee
 selon laquelle l'Etat-nation etait le modele privilegie
 d'organisation politique. (Seymour 2000, 120)


Raison pour laquelle il leur est si difficile de concevoir la politique dans les termes de la politique de la reconnaissance ou d'acceder a ce qui donne une coherence a l'option multinationale (Kymlicka 2000; Seymour 2000).

En effet, et nous inspirant encore de Seymour, nous pouvons dire que si ces penseurs sont si opposes a l'option du multiculturalisme pluraliste (politique de reconnaissance des minorites nationales et autres), c'est bien parce qu'ils sont encore sous l'emprise du nationalisme civique ou ethnique; parce que, seuls des penseurs qui souscrivent (implicitement) au modele de l'Etat-nation ou qui ne raisonnent que dans les termes d'un seul peuple, peuvent ainsi s'arc-bouter a l'idee de la primaute des droits individuels, au point que l'idee de reconnaitre des droits (collectifs ou specifiques) a d'autres peuples ou groupes minoritaires leur paraisse absurde ou inacceptable (Seymour 2000, 129). Cette argumentation trouve un echo chez Kymlicka, qui montre lui aussi, qu'historiquement les Etats liberaux actuels se sont constitues suite a un processus concerte et volontaire d'institution de la nation par le moyen d'un eventail de moyens dont le but etait en fait d'integrer toute la population a une << culture societale >> unique, processus que l'on peut interpreter comme visant a un equivalent fonctionnel du nationalisme civique ou du nationalisme ethnique (Kymlicka 2000, 152-54).

Cela etant, trouve-t-on trace d'un tel nationalisme dans la critique que Sartori fait du multiculturalisme? Mieux: peut-on montrer que sa contestation du multiculturalisme est commandee par l'adhesion implicite a un postulat similaire? C'est ce que nous entendons etablir plus bas, en montrant que la critique sartorienne du multiculturalisme procede en fait d'une conception de la cohesion sociale qui aurait des similitudes avec la conception que Schmitt presente dans Theorie de la constitution (Schmitt 1993). En fait, l'idee qui sous-tend toute la critique du multiculturalisme par Sartori est triviale, et on peut l'enoncer ainsi: la societe pluraliste est certes une societe ouverte, mais elle a aussi des limites au-dela desquelles il est impossible d'aller; comme un elastique qui peut s'etirer pour s'accommoder des differences, mais qui a cependant une limite d'elasticite maximale, la societe ouverte aussi a ses limites. Par consequent, << on ne peut tirer sur le pluralisme que jusqu'a un certain point >>, point au-dela duquel la societe commence a se fragmenter ou a se dissoudre. Ce qui risque d'arriver si l'on ne prend pas garde au multiculturalisme (pluraliste, bien entendu) (Sartori 2003, 49). Cette these banale prend un tout autre sens, si l'on tente d'en restituer la coherence theorique.

En effet, dans sa contestation du multiculturalisme pluraliste, on voit que Sartori, tout comme les penseurs liberaux que Seymour denonce (Seymour 2000), presuppose implicitement le modele de l'etat-nation, puisqu'il suppose lui aussi qu'il y a un minimum (d'homogeneite) requis (la limite qu'on ne doit pas depasser) pour que la societe ne se fragrnente pas, conception qui ressemble, selon nous, a la conception substantialiste de la souverainete populaire d'un Schmitt. Chez ce dernier en effet l'homogeneite nationale (ethnique ou culturelle) est le requisit, la condition necessaire de tout exercice democratique de la domination et de la stabilite politiques. Pour qu'une democratie soit fonctionnelle, nous dit-il, il faut que ses citoyens soient suffisamment similaires les uns aux autres, qu'ils puissent former une communaute de destins possedant les caracteristiques minimales d'une nation. Car << un Etat auquel cette homogeneite fait defaut a quelque chose d'anormal, de dangereux pour la paix >> (Schmitt 1993, 369). Anormal parce qu'il ne ressemblerait pas a un Etat, mais a une populace, a un agregat d'individus et de groupes heterogenes; dangereux pour la paix, parce qu'il y aurait trop de dissensions et de frictions entre les membres d'un tel ensemble. Aussi bien, dans le but de s'assurer de la cohesion et de l'homogeneite necessaires a la paix et a la stabilite, Schmitt suggerait un controle rigoureux de l'immigration et une politique << d'assimilation forcee des etrangers>>, de << preservation de la purete du peuple>> d' << expulsion de l'heterogene >> (Schmitt 1993, 369). Mesures d'autant plus justifiees, selon lui, que << si l'Etat democratique reconnaissait jusque dans ses demieres consequences l'egalite humaine universelle dans le domaine de la vie publique et du droit public, il se depouillerait de sa propre substance >> (Schmitt 1993, 371).

Or si, faisant un retour rapide sur ce qui vient d'etre dit, on compare le traitement de la difference chez Schmitt et chez Sartori, on constate facilement que, le radicalisme de Schmitt en moins, la these de l'elastique de Sartori semble proceder de la meme vision des conditions de l'integration sociale. Car s'il souscrit a la these selon laquelle, au-dela d'un certain point (point qu'il se dispense bien volontiers de preciser), la reconnaissance et la promotion du pluralisme induisent des phenomenes qui entravent la preservation du lien social, c'est bien parce qu'il fait implicitement de l'homogeneite une des conditions essentielles de la cohesion sociale.

CONCLUSION

Mais sommes-nous reellement fondes a reprocher a Schmitt et a Sartori de faire de l'homogeneite la condition de la cohesion nationale? Autrement dit, Sartori et d'autres n'ont-ils pas raison, en definitive, de se mefier du multiculturalisme pluraliste? Par ailleurs, est-il reellement possible de penser l'integration sociale autrement qu'en termes d'homogeneite?

A ces questions, on peut repondre, tout d'abord, en rappelant la critique que Habermas fait de la these de l'homogeneite substantielle de la nation dans L'integration republicaine. Selon Habermas, en s'appuyant sur cette conception substantielle de la cohesion nationale, Schmitt s'oppose en fait au republicanisme fonde sur le droit rationnel, c'est-a-dire a cette tradition qui considere que le peuple ou le citoyen n'est pas une donnee prepolitique, mais le produit du contrat social. Le peuple n'est pas ce qui existait avant (la nationalite ou l'appartenance a une communaute organique), mais il resulte de la libre constitution par des personnes libres et egales en droit (et qui se reconnaissent mutuellement de tels droits) d'une association politique fondee sur l'autolegislation democratique (Habermas 1998, 130). En ce sens, nous dit Habermas, l'idee de peuple est liee a l'idee de droits de l'homme et a l'idee de contrat social, idee qui:
 prive de tout sens l'exigence de rattacher la formation de la
 volonte politique a l'a priori concret d'un consensus passe, etabli
 au niveau prepolitique entre compatriotes semblables. (1998, 130)


Dans un tel contexte, le droit positif n'est pas legitime parce qu'il correspond a des principes ou des idees emanant d'un peuple constitue de personnes homogenes culturellement; il est << legitime parce qu'il a ete instaure par des procedures qui, selon leur structure, sont justes, autrement dit democratiques >> (Habermas 1998, 130-31). Parce que:
 un consensus d'arriere-plan assure par l'homogeneite culturelle
 n'est pas requis, car la formation de l'opinion et de la volonte,
 ayant structure democratique, permet d'etablir une entente
 normative raisonnable, y compris entre ceux qui sont etrangers les
 uns pour les autres. Comme le processus democratique, grace a ses
 proprietes procedurales, garantit la legitimite, il peut, au
 besoin, combler les lacunes de l'integration sociale. (1998, 131)


Autrement dit, il peut assurer un lien social fort entre des personnes pourtant fort differentes les unes des autres. C'est une telle conception, que Habermas appelle une conception intersubjectiviste de la souverainete, qui nous semble fonder la conception de l'integration sociale et de la souverainete politique sur laquelle s'appuie le multiculturalisme pluraliste.

Aux memes questions que nous soulevions plus haut, on peut repondre, deuxiemement, en rappelant que, pour Kymlicka, si le debat sur le multiculturalisme a permis de faire d'enormes progres sur les questions de justice, de citoyennete, d'identite, de culture, etc., il a egalement permis de montrer que le culturalisme liberal (la version liberale du multiculturalisme pluraliste) constitue une option bien plus solide et viable que le modele de l'etat-nation.

Selon Kymlicka, en effet, parce que nous disposons desormais, grace au debat sur le multiculturalisme, d'une representation plus exacte du caractere des groupes minoritaires, et que nous nous sommes enfin debarrasses des stereotypes qui faisaient des minorites des groupes premodernes ou << communautaristes >>, nous comprenons mieux que leurs exigences ne sont pas des reactions defensives contre le liberalisme, mais des efforts visant a identifier la facon dont les valeurs liberales de liberte et d'egalite se rapportent a des problemes de culture, de langue et d'identite. Ensuite, parce que ce meme debat nous aura permis de substituer a la representation naive de l'Etat comme etant ethnoculturellement neutre une representation plus complexe de l'Etat comme processus d'institution nationale (nation-building), nous voyons mieux que les exigences des minorites ne visent pas l'obtention de privileges speciaux, mais correspondent a des moyens permettant de remedier aux dommages que les politiques etatiques peuvent leur infliger (Kymlicka 2000, 168-69).

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NOTES

(1.) Ce texte est une version remaniee d'une presentation faite au colloque << Diversite culturelle, mondialisation et citoyennete >>, Quebec, 2005.

(2.) Mikhael Elbaz (2001), rapportant quelques-unes des craintes que suscitent le multiculturalisme, ecrit: << Certains craignent une refeodalisation des societes nationales et la confusion entre la loi surplombante et les singularites, l'espace public et prive. D'autres percoivent cette forme de communalisation comme une contestation de l'ideal republicain d'autant plus inquietante si se combinent l'origine ethnique et la position sociale, la formation de ghettos sinon des revendications de separation dans l'espace scolaire ou juridique. Dans ce cas, le risque est grand de substituer la difference culturelle au bien commun et de susciter la frustration de tous contre tous >>.

(3.) Sur la question de la rationalite des valeurs, concept important introduit par Max Weber et qui aura une longue posterite notamment grace a Habermas, voir Weber 1971; Habermas 1978, 1987; Mesure et Renaut 1998; Mesure 1998.

(4.) Rappelons seulement cette evidence souvent occultee: il existe actuellement 5 000 langues approximativement et 200 pays, soit en moyenne 25 langues par pays. Puisqu'il n'y a que tres peu de pays linguistiquement homogenes (les seules exceptions a cet egard etant peut-etre l'Islande et le Rwanda), le plurilinguisme est donc bien une realite quasi-universelle. Et nous savons tous qu'une difference de langue correspond generalement a une difference de culture.

(5.) On lira aussi avec interet les autres articles reunis dans cette livraison de Canadian Diversity 4, no. 1, hiver 2005.

(6.) C'est ainsi que Kymlicka designe sa propre position.

NOTES BIOGRAPHIQUES

Ibrahim Ouattara et Carole C. Tranchant sont professeurs a l'Universite de Moncton. Ils sont affilies respectivement a la Faculte des arts et des sciences sociales et a la Faculte des sciences de la sante et des services communautaires, et a plusieurs initiatives de recherche interdisciplinaires portant sur la diversite culturelle, l'immigration et la citoyennete.

Ibrahim.Ouattara@UMoncton.ca et Carole.Tranchant@UMoncton.ca
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