Multiculturalisme cosmopolite et multiculturalisme pluraliste.
Ouattara, Ibrahim ; Tranchant, Carole C.
ABSTRACT/RESUME
The discussions on the need to integrate minority groups, and
particularly the debates on recoguizing special rights, are often tinged
with ideological and philosophical considerations that discredit some
demands to recognize specific group rights. That attitude is not simply
a denial of difference: it actually causes major and dangerous
theoretical confusion that distinguishes or opposes cosmopolitan
multiculturalism and pluralist multiculturalism. We are developing the
idea that this debate reveals a fundamental problem with the main
political undercurrents which seem unable to look at political and
social integration from a perspective other than that of homogeneity (cultural, ethnic, linguistic, etc.). Another perspective, for example,
may proceed from an intersubjective view of sovereignty.
Les discours sur la necessite d'integrer les groupes
minoritaires, notamment les debats entourant la reconnaissance de droits
speciaux, sont souvent teintes de considerations ideologiques et
philosophiques qui ont pour effet de disqualifier certaines
revendications pour la reconnaissance de droits collectifs particuliers.
Or il semble qu'une telle attitude, loin de relever d'un
simple refus de la difference, procede en realite d'une confusion
theorique importante et dangereuse qui distingue ou oppose
multiculturalisme cosmopolite et multiculturalisme pluraliste. (1) Nous
developpons l'idee que ce debat revele une difficulte fondamentale
des courants politiques dominants a penser l'integration politique
et sociale autrement qu'en termes d'homogeneite (culturelle,
ethnique, linguistique ou autre), par exemple en partant plutot
d'une conception intersubjective de la souverainete.
INTRODUCTION
Suite aux debats souvent controverses des dernieres annees, le
concept de multiculturalisme est devenu un concept pour le moins malaise
a saisir et a apprehender, tant il en existe de variantes (e.g.,
multiculturalisme corporatif; multiculturalisme communal;
multiculturalisme liberal; multiculturalisme cosmopolite;
multiculturalisme europeen, canadien), et tant il a donne lieu aux
appreciations les plus contrastees. S'il est presente par les uns
comme solution prometteuse aux problemes d'integration propres aux
etats pluriculturels et pluriethniques contemporains (Kymlicka 1989a,
1995, 1998, 2000; Spinner 1994; Taylor 1992), il est cependant decrie
par les autres comme une voie dangereuse pour la cohesion sociale, comme
une perversion fondamentale de l'ideal democratique, comme une
" ethnicisation " des rapports sociaux, enfin comme une remise en cause de la notion meme de citoyennete (Barry 2001; Hollinger 1995;
Sartori 2003). (2)
On comprend des lors pourquoi le discours sur la necessite de
trouver de nouveaux modes d'integration des communautes ethniques,
linguistiques ou culturelles minoritaires, et en particulier le debat
portant sur la reconnaissance de droits speciaux a celles-ci, connait
une effervescence particuliere depuis une quinzaine d'annees, comme
en temoigne l'abondante litterature sur le sujet (Barry 2001;
Berten et al. 1997; Schlesinger 1999). C'est que, loin d'etre
un exercice purement intellectuel, ce debat porte en realite sur des
questions aussi centrales qu'epineuses qui constituent depuis
toujours l'arriere-plan de toute reflexion politique authentique
sur le bien vivre ensemble: question de la rationalite des valeurs ou
des conceptions du bien; (3) question de la constitution du sujet (i.e.,
de ce qui est constitutif de l'identite du sujet); question de la
citoyennete et de son rapport avec l'identite (qu'elle soit
individuelle, collective, ethnique ou culturelle) et la nationalite;
question de l'integration sociale dans un monde off les traditions
culturelles, religieuses ou nationales semblent avoir definitivement
perdu leur effectivite; question aussi de la justice politique
(c'est-a-dire de la meilleure maniere de gerer les inegalites et
les injustices qui se sont accumulees dans nos societes, au demeurant
prosperes, a la faveur des anciennes politiques de redistribution
fondees sur des principes insensibles a la diversite des situations des
individus), etc. Des questions qui refont surface, de maniere singuliere
et urgente aujourd'hui, notamment parce que les postulats de la
philosophie politique classique (l'universalisme du droit et le
postulat d'homogeneite culturelle, linguistique et ethnique de la
nation) semblent avoir ete mis a mal par la redecouverte, forcee, pour
ainsi dire, de la diversite constituante de toute societe humaine
(Berten et al. 1997; Kymlicka 1989a, 1995, 1998, 2000; Renaut et Mesure
1999). (4)
Or, meme si le multiculturalisme est loin de faire l'unanimite
aujourd'hui (Bader 2005; Baubrck 2005; Biles et al. 2005; Kymlicka
2005), (5) c'est le moins qu'on puisse dire, le debat
qu'il a permis d'amorcer sur les fondements de l'etat
liberal et de la citoyennete etait d'autant plus necessaire, a
notre avis, qu'il aura rendu possible une reformulation utile de
certains principes du liberalisme et des developpements interessants sur
les notions de justice politique, de tolerance et de neutralite, entre
autres (Deveaux 2000; Kymlicka 1989a, 1995, 1998, 2000; Rawls 1995).
Toutefois, et malgre les progres realises, les discussions sur le
pluralisme sont souvent teintees, nous semble-t-il, par des
considerations ideologiques et philosophiques qui ont generalement pour
effet de disqualifier certaines revendications en faveur de la
reconnaissance de droits collectifs particuliers ou en faveur
d'autres modeles d'integration sociale (Banting et Kymlicka
2003; Deveaux 2000; Kymlicka 1998, 2000). Disqualification un peu
rapide, au demeurant, qui procede moins de la "peur de la
difference", comme on le pense parfois, que de ce qui pourrait
ressembler a une incapacite veritable des options politiques dominantes
a penser l'integration sociale a partir d'un modele autre que
celui de l'homogeneite (culturelle, ethnique ou autre) du peuple,
comme nous tenterons de le montrer. Pour ce faire, nous commencerons par
une breve caracterisation du multiculturalisme cosmopolite et du
multiculturalisme pluraliste (section II). Nous exposerons quelques-unes
des critiques couramment adressees au multicultur-alisme pluraliste,
(section III) puis nous reviendrons, dans un troisieme temps, sur cette
critique pour tenter de voir ce qui se joue en elle. Enfin, nous
terminerons par une conclusion rapide.
MULTICULTURALISME COSMOPOLITE ET MULTICULTURALISME PLURALISTE
Le multiculturalisme, nous l'avons signale plus haut, est un
concept qui se decline au pluriel, et on pourrait presque dire
qu'il en existe autant d'acceptions que de partisans et de
critiques. On remarque toutefois que, malgre les divergences de
perspectives et d'objectifs, il semble y avoir, en particulier du
point de vue des critiques, un << bon >> et un <<
mauvais >> multiculturalisme, autrement dit deux extremes entre
lesquels se trouveraient les formes intermediaires du multiculturalisme.
Meme s'il n'est pas aise d'imputer telle conception du
multiculturalisme a tel ou tel auteur, puisque les chevauchements ne
sont pas rares, il n'en demeure pas moins qu'une ligne de
clivage semble separer les partisans du multiculturalisme de leurs
opposants. Ligne de clivage que, pour les besoins de
l'argumentation, nous faisons correspondre avec la ligne qui
separe, chez Hollinger (1995), ce qu'il presente comme deux formes
antithetiques du multiculturalisme.
D'un cote, la << bonne >> forme, ou
multiculturalisme cosmopolite, qu'il considere comme la forme la
plus acceptable, dans la mesure ou elle se situe dans la tradition des
droits subjectifs individuels, ce qui lui permet d'avoir une
conception fluide et non contraignante de l'identite collective
(Hollinger 1995; Rea 1997), de favoriser les affiliations volontaires,
contre l'enfermement communautaire pouvant resulter d'une
imputation ethnique, et l'elargissement de l'identite
nationale en fonction, notamment, de l'evolution de la composition
sociale de la population qui resulte de l'immigration. Bref, une
conception qui suppose la fluidite objective et le caractere
recomposable des frontieres entre les groupes ethniques, et qui, pour
cette raison, entend depasser l'opposition classique entre
l'assimilationnisme republicain ou liberal et le multiculturalisme
extreme (Hollinger 1995).
Et de l'autre cote, la << mauvaise >> forme, ou
multiculturalisme pluraliste, qu'il presente comme se reduisant
souvent a l'ethnicite, a la racialite, voire aux differents
communautarismes, et qui lui semble problematique pour la cohesion
nationale, dans la mesure ou elle a tendance a considerer les groupes
comme des entites stables, permanentes, devant posseder des droits
collectifs determines, ce qui, semble-t-il, induit une dynamique
d'exclusion, de cloture et de confrontation (Balibar et Wallenstein
1988; Hollinger 1995; Renaut et Mesure 1999). Meme si Kymlicka a
plusieurs fois insiste, a juste titre d'ailleurs, pour dire (1) que
cosmopolite et pluraliste ne designent pas deux formes antithetiques du
multiculturalisme mais des categories ou concepts qui fonctionnent a des
niveaux differents, et (2) que, dans leur grande majorite, les groupes
minoritaires ne cherchent pas a creer des enclaves communautariennes au
sein des Etats, mais plutot a etre reconnus et a participer a part
entiere a la societe liberale moderne (Kymlicka 2000, 144-49), il reste
que la notion de multiculturalisme pluraliste est generalement utilisee
pour designer cette approche qui part soit du constat de la pluralite
incontournable des conceptions culturelles et des formes de vie, soit de
l'affirmation que l'identite de l'individu est largement
conditionnee par l'appartenance a des contextes de vie
intersubjectivement partages, soit encore de l'affirmation de
l'irreductibilite de principe des conceptions du bien, pour
revendiquer, pour les minorites (nationales, ethniques culturelles ou
autres), la mise en place d'un regime de citoyennete differenciee
(entendu au sens de la reconnaissance de droits culturels, de droits
collectifs ou de prerogatives specifiques diverses) selon un triple
registre:
1. Premierement, la reconnaissance pour certaines minorites
nationales (autochtones, francophones, etc.) de droits de souverainete
politique ou a l'autonomie politique, leur permettant
d'assurer le developpement de leur culture et de defendre
efficacement les interets de leurs membres.
2. Ensuite, en particulier pour les groupes issus de
l'immigration et ayant longtemps ete stigmatises ou exclus, la
reconnaissance de droits polyethniques: ce qui renvoie a la
reconnaissance legale et a la promotion de leurs pratiques culturelles
ou religieuses.
3. Enfin, pour la plupart des groupes qui furent traditionnellement
exclus des processus de participation politique, la reconnaissance de
droits de representation specifique dans des institutions consultatives,
legislatives et les instances de prise de decision.
Or, on l'aura compris, c'est cette seconde version du
multiculturalisme (et ses variantes) qui suscite la mefiance a la fois
des liberaux et des republicains, pour plusieurs raisons, que nous
classons ici, pour les besoins de l'expose, en deux categories
distinctes: les raisons de coherence juridique et les raisons de
coherence pratique.
CRITIQUE DU MULTICULTURALISME PLURALISTE
Commencons par les objections portant sur l'incoherence, au
point de vue juridique, de l'ideal du multiculturalisme pluraliste.
Il existe, en realite, plusieurs formes de cette critique du
multiculturalisme, mais nous suivrons ici la version de Giovanni Sartori (2003), qui reunit les principaux ingredients de cette critique,
critique qui procede generalement d'une exploitation de la these de
la generalite ou de << l'omni-inclusivite >> de la loi
pour atteindre au moins trois objectifs differents.
La toute premiere exploitation de cet argument vise d'abord a
etablir que le multiculturalisme pluraliste a ou aura toujours, du point
de vue constitutionnel et juridique, un caractere contradictoire:
Pour Rousseau, ecrit Sartori, la loi nous protege dans la mesure ou
elle n'autorise pas d'exceptions, et elle ne les autorise pas
lorsqu'elle est generale, lorsqu'elle est la meme pour tous. La
politique de la reconnaissance, en revanche, est caracterisee par
des lois parti-culieres, c'est-a-dire par des lois inegales qui
etablissent des exceptions. (Sartori 2003, 77)
Partant de l'idee rousseauiste de la regle de droit (le
principe universel du droit de Kant), Sartori soutient qu'en
tentant d'accrediter l'idee qu'il faut reconnaitre des
droits specifiques a certaines categories de citoyens (minorites
nationales, ethniques ou issues de l'immigration), la politique de
la reconnaissance (identique pour lui au multiculturalisme pluraliste)
ne vise qu'a introduire un ordre d'exception dans l'ordre
politique et juridique; ce faisant, elle montre qu'elle est en
rupture avec le principe fondateur de la loi : l'impartialite, la
generalite et l'egalite formelle de tous, car son objectif est
d'introduire des clivages, des distinctions, des lois particulieres
dans l'ordre politique et juridique; par consequent, loin de rendre
justice a certaines personnes, cette conception conduit au demeurant a
une injustice bien plus coupable. Pour la simple raison qu'un droit
qui concede un regime d'exception a certains a l'exclusion des
autres, est, precisement, le contraire meme du droit (au sens moderne du
mot); il en est la negation pure et simple.
La deuxieme exploitation de l'argument permet de faire un pas
supplementaire dans la recusation du multiculturalisme, en montrant
notamment que celui-ci est liberticide en principe, qu'il detruit
le fondement meme des droits subjectifs modemes. Parce que, ecrit
Sartori:
L'homme n'est libre, politiquement et juridiquement, que lorsqu'il
est soumis a l'impersonnalite de regles generales, sans quoi il
redevient sujet de la volonte arbitraire d'autres hommes. (2003,
77)
Alors un ordre juridique qui menage des espaces d'exception a
certains ressemble fort a une forme de tyrannie de certains sur tous. Ou
encore, ce qui revient au meme:
Une loi est generale si elle est omni-inclusive, si elle n'autorise
pas d'exceptions, si elle s'applique a tous. Une loi s'appliquant a
telles personnes et non a telles autres constitue, en revanche, une
loi particulariste, une loi inegale au sens ou elle opere une
discrimination entre ceux qui en sont exclus ou, mieux, entre des
individus qui pourraient y etre inclus et qui en sont pourtant
exclus. (Sartori 2003, 80)
Autrement dit, c'est dans son essence meme que le
multiculturalisme pluraliste est conduit a pietiner la liberte de ceux
qui sont egaux et semblables au profit des prerogatives de ceux qui ont
choisi de demeurer dissemblables. Le principe de la loi etant de limiter de maniere egale la liberte de chacun dans le but de garantir ou
d'assurer la liberte de tous, toute exception a cette regle (par
exemple, le fait d'accorder des libertes specifiques a certains),
va a l'encontre de la liberte de tous. Pire: la ou tous n'ont
pas la meme liberte subsiste sinon le risque que certains ne soient
au-dessus des lois, du moins le spectre d'une repartition inegale
des libertes. Ce qui, nous le savons depuis Rousseau au moins, ne
saurait etre compatible avec l'ideal d'une egale liberte pour
tous. Car ne se limitant pas a miner la liberte qui est le principe meme
de l'existence politique et de l'autonomie politique, ce
multiculturalisme conduit en outre, au nom du faux ideal de la
realisation d'une justice ethnoculturelle, a detruire
l'egalite formelle de tous, en introduisant des discriminations
basees sur l'appartenance culturelle la ou auparavant on ne faisait
qu'appliquer les regles de la neutralite et de l'impartialite
(c'est-a-dire de la justice procedurale la plus pure).
La troisieme exploitation de l'argument entend montrer que, en
revendiquant des droits specifiques de representation dans les
institutions consultatives ou legislatives, le multiculturalisme
pluraliste met gravement en danger la notion meme de representativite
qui est constitutive de l'Etat de droit. En effet, ecrivent Renaut
et Mesure, que nous suivrons ici:
Si chacun ne peut etre represente que par les membres de son
ethnie, de sa classe, de son sexe, conformement a la perspective
d'une << representation-miroir >>, c'en est fait l'idee meme de
representation democratique qui se trouve fortement fragilisee.
Parallelement, si la representation ne constitue plus qu'un cadre
ou les representants d'interets sectoriels s'expriment en tant que
tels, comme des porte-parole d'une partie specifique de la
population, la reference a un quelconque bien commun semble
menacee--avec toutes les consequences redoutables que cette
disparition pourrait avoir sur la consistance du lien social et de
l'espace public. (Renaut et Mesure 1999, 225-26)
Bref, trois arguments qui demontrent qu'en definitive le
multiculturalisme pluraliste menace dans son principe meme les
fondements de l'Etat de droit et l'ideal democratique, a
savoir: les idees de regle du droit, d'egale liberte de tous, de
citoyennete, de bien public ou de chose commune, de democratie
deliberative-raison pour laquelle il est contradictoire dans son
principe.
Passant maintenant aux objections portant sur les difficultes
pratiques devant necessairement resulter de la mise en oeuvre du
multiculturalisme pluraliste, nous nous contenterons d'evoquer ici
seulement trois parmi celles qui sont communement presentees.
La premiere concerne le degre d'autonomie qui doit revenir aux
communautes. A supposer, explique-t-on, que l'on accorde en effet
l'idee d'attribuer des droits collectifs a certaines minorites
culturelles ou ethniques, aussitot surgit la question de savoir comment
il faudra traiter les minorites culturelles qui refuseraient
d'accorder le meme poids (que l'Etat liberal) a la liberte
individuelle de leurs membres. Autrement dit, que devra faire
l'Etat, si apres avoir explicitement reconnu la legitimite des
revendications des groupes minoritaires (et donc apres leur avoir
devolu, grace a un regime juridique special, le droit de legiferer sur
certaines questions), il lui arrive de constater que ces groupes
utilisent leurs prerogatives pour limiter severement la liberte
individuelle de leurs membres, au nom de la necessite de preserver leur
culture dans un monde majoritairement hostile a celle-ci? Il y a ici
deux objections, en realite: (1) les groupes minoritaires ont la
facheuse tendance a etre collectivistes et antiliberaux, c'est pour
cette raison d'ailleurs qu'ils revendiquent des droits
specifiques, (2) leur conceder des droits speciaux revient ou a
autoriser des abus ou a mettre l'Etat devant des situations
difficiles a gerer.
La seconde objection pousse cette logique un peu plus loin: une
fois autorisee, insiste-t-on, la prise en compte de certains droits
collectifs, c'est-a-dire une fois juridiquement legitime le
principe de la citoyennete differenciee, on ne voit plus des lors quel
type d'unite ou de lien social pourrait encore subsister entre des
personnes qui ne se concoivent plus comme appartenant a une communaute
unique de desseins, mais qui se pensent plutot comme membres
d'entites specifiques ayant leurs interets propres et indifferentes
a celles des autres groupes. Autrement dit, a accepter l'idee
d'une citoyennete differenciee, on court le danger, d'ailleurs
tres reel, d'introduire << une source de desunion dans un
pays >> et d'empecher que ne se developpe le sentiment
d'une identite politique partagee ou d'une solidarite
veritable entre les membres du meme Etat (Renaut et Mesure 1999; Sartori
2003).
Enfin, la troisieme objection, qui est particulierement redoutable,
concerne la pluralite des regimes juridiques et des conceptions du bien.
Si l'on souscrit, dit-on, a l'idee, qui sous-tend la position
du liberalisme relativement a l'impossibilite d'une mise a la
raison des valeurs axiologiques--difficulte qui avait conduit Weber a
formuler sa fameuse these selon laquelle << a l'horizon
d'une societe privee de toute conception moniste du bien se profile
necessairement un conflit au moins virtuel sur les systemes de valeurs
structurant utilement ou fondamentalement les choix individuels ou
collectifs >> (Renaut et Mesure 1999, 67), alors cela veut dire
que l'Etat devra desormais renoncer a certaines de ses competences
en matiere d'administration de la justice et se resigner a accepter
la coexistence, en son sein, de plusieurs systemes juridiques (loi
coranique, justice restitutive, etc.)--avec tout ce que cela comporte de
risques de conflits ethniques, voire de fragmentation du tissu social.
Aussi, pour toutes ces raisons, ces critiques s'estiment en
droit de contester le bienfonde en general de la politique de la
reconnaissance (le multiculturalisme pluraliste); cependant, comme il
est desormais impossible de nier purement et simplement la realite, par
ailleurs tres manifeste, des differences culturelles, ethniques ou
religieuses, ils preferent parler de multiculturalisme cosmopolite, plus
compatible, selon eux, avec la tradition politique et intellectuelle du
liberalisme moderne, savoir la primaute des droits individuels liberaux,
la primaute du juste sur le bien, etc.
Avant de passer a l'analyse de ces objections dans la section
suivante, remarquons que les sympathisants du multiculturalisme
pluraliste et les culturalistes liberaux (6) soutiennent, pour leur
part, que le multiculturalisme cosmopolite consiste essentiellement,
pour l'Etat, a adopter un devoir de tolerance << faible
>> a l'egard des differences, ou ce qui revient au meme, a
n'accepter l'expression de celles-ci que dans l'ordre
prive (Deveaux 2000; Neal 1997; Sandel 1997). Une attitude qui
s'apparente, selon eux, a une reconnaissance formelle mais biaisee
de la diversite, dans la mesure ou, en exigeant la relegation dans
l'ordre prive des particularismes minoritaires (qui sont toujours
vises, alors que l'on ne s'etonne guere des particularismes
majoritaires), elle ne fait encore que renforcer un cadre institutionnel
pourtant deja tres largement determine par les caracteristiques de la
culture dominante, sans se preoccuper des contraintes ou des formes
d'exclusion que cela implique pour les minorites (Deveaux 2000;
Kymlicka 1995, 1998, 2000; Neal 1997). Alors que ce que requierent la
justice et l'egalite c'est, entre autres choses, une plus
grande coherence de la part de l'etat liberal, c'est-a-dire
l'abandon de la << fausse neutralite >> actuelle qui
consiste a favoriser (en realite) une culture, en adoptant des
dispositions qui lui permettent indirectement d'imposer ses
pratiques et sa vision aux autres (Kymlicka 1989b, 2000; Neal 1997;
Sandel 1997). A cet egard, il n'est peut-etre pas sans interet de
rapporter ici cette remarque de Kymlicka, relativement a l'exigence
d'une << vraie neutralite >> de l'Etat a
l'egard des pratiques religieuses:
Les Etats liberaux, ecrit-il, ont en fait, dans l'histoire, plutot
bien reussi a accommoder les specificites de sectes religieuses <<
fondamentalistes >> ou conservatrices chretiennes et juives, a
l'instar des Amish ou des Hasidim. Ceux-ci sont partiellement
exemptes des exigences relatives a la citoyennete, a l'education
civique, aux uniformes, aux lois relatives a la sante et a
l'hygiene, etc. Les groupes musulmans, a travers les requetes
qu'ils formulent aujourd'hui, ne cherchent qu'a beneficier
eux-memes de ces concessions historiques. L'idee fort repandue
selon laquelle les musulmans seraient specifiquement illiberaux
repose souvent sur un prejuge qui conduit a condamner les groupes
musulmans pour des pratiques et des croyances que l'on trouve et
que l'on tolere au sein de groupes chretiens conservateurs. Nous ne
pouvons pas apprecier les concessions historiques offertes aux
groupes chretiens fondamentalistes, mais quelque soit l'attitude
adoptee par l'Etat liberal a l'egard des groupes religieux
illiberaux, celle-ci doit etre coherente, accordant aux musulmans
ce qui fut accorde aux chretiens et aux juifs. (Kymlicka 2000, 146)
En somme, pour le multiculturalisme pluraliste ou le culturalisme
liberal, si le multiculturalisme cosmopolite constitue assurement un
progres par rapport aux conceptions de la citoyeunete qui avaient
prevalu jusqu'a recemment, il est loin, cependant, de rendre
justice aux revendications des differentes minorites, c'est-a-dire
la fin de l'ethnicisation majoritaire, de l'ethnocentrisme et
de la << fausse neutralite >> (Deveaux 2000; Kymlicka 1995,
1998, 2000; Taylor, 1992).
<< ARCHEOLOGIE >> DE LA CRITIQUE DU MULTICULTURALISME
COSMOPOLITE
Les developpements qui precedent appellent aussitot deux remarques.
Premierement, il importe de le remarquer, tant cette meprise est
persistante, un certain nombre des objections qui sont faites au
multiculturalisme pluraliste--ethnicisation des relations sociales,
constitution de communautes monadiques, etc.--procedent d'une grave
confusion, laquelle consiste notamment a etablir l'equation: le
debat communaut-arisme/liberalisme = le debat multiculturalisme/
liberalisme; confusion qui provient de ce que l'on s'imagine,
a tort, que la critique communautarienne du liberalisme et la
revendication des droits des minorites sont une seule et meme chose.
Alors que, precise Kymlicka, il s'agit la de deux debats
completement differents (Kymlicka 2000, 142-44), parce que (1) tous les
droits des minorites specifiques a des groupes ne sont pas des droits
<< collectifs >>, et quand bien meme certains le seraient,
en un sens ou en un autre, ce ne serait pas necessairement le signe
d'un << collectivisme >> (Kymlicka 2000, note de la p.
144); (2) la these qui veut que les groupes minoritaires soient
antiliberaux est fausse, et que << des sondages d'opinions
montrent que, bien loin de s'opposer aux principes liberaux, les
minorites ne se distinguent pas des majorites d'un point de vue
statistique dans leur attachement a ces principes >> (Kymlicka
2000, 145-46; voir aussi Kymlicka 1998); (3) enfin <<
l'engagement en faveur de la modernite, de la democratie liberale
et de l'autonomie individuelle est profondement enracine et partage
dans les societes modernes, traversant les frontieres ethniques,
linguistiques et religieuses>>(Kymlicka 2000, 144-46). Autrement
dit, on critique, a tort, le multiculturalisme des groupes minoritaires,
parce qu'on se meprend sur leurs caracteristiques et leurs
exigences.
Deuxiemement, lorsqu'on analyse attentivement ce debat, il
semble que, a la faveur d'un effort intellectuel qui tient plus de
l'equilibrisme que d'un effort reel pour surmonter
l'antinomie, on tente du meme geste de reconnaitre, d'un cote,
l'irreductible pluralite des formes de vie et des systemes
normatifs, et de soutenir de l'autre que, dans le but d'eviter
que cette reconnaissance ne conduise a un nouveau tribalisme ou un Etat
constitue de communautes monadiques, il faut maintenir l'exigence
d'un certain universalisme. Outre ce que peut avoir d'etrange
le maintien d'une telle double exigence antinomique, on voit mal
comment, sur le plan pratique, un tel programme pourrait trouver a mieux
s'incarner institutionnellement, sans susciter les memes tensions
et les memes revendications qui, justement, ont emaille jusqu'a
present l'histoire de l'Etat-nation. On aurait tort, a vrai
dire, de penser que la question de la reconnaissance de la diversite
n'est devenue probleme aujourd'hui qu'a cause de
l'accentuation des revendications identitaires, notamment parce
que, a la faveur de la liberalisation, les individus auraient desormais
le luxe de s'engager dans des quetes identitaires leur permettant
de decouvrir en eux de nouvelles formes d'attachement
communautaires; et que, dans ces circonstances, la seule chose
qu'on pourrait requerir de l'Etat, c'est qu'il
trouve des formes d'accommodation pour ceux qui revendiquent leur
droit a la difference (Seymour 2000, 126). Parce que, s'il est vrai
en effet, comme on nous repete tous les jours, qu'il n'est
plus possible de passer sous silence le fait du pluralisme
aujourd'hui; et s'il est vrai, en outre, comme le montre la
remise en cause du modele de l'etat-nation, que l'exigence
constitutive du liberalisme--faire abstraction, dans l'ordre
politique et juridique, des contextes de vie inter-subjectivement
partages et des conceptions comprehensives du bien, pour considerer les
personnes comme des sujets purs, des puissances independantes de
vouloir, de pouvoir et de choisir-n'est plus tenable comme option
politique viable dans les societes complexes d'aujourd'hui
(Deveaux 2000; Neal 1997; Sandel 1997), alors force est de constater que
le multiculturalisme cosmopolite (avec sa vision de la fluidite
objective et du caractere recomposable des frontieres groupales des
identites) est loin d'etre la solution requise (Sandel 1997;
Seymour 1999, 2000).
Plus largement encore, quand on constate avec quelle energie les
tenants du liberalisme tentent a tout prix de maintenir ces deux
exigences difficiles a concilier, on est conduit a se demander si cela
n'est pas le signe d'un probleme plus fondamental, notamment
de la difficulte, pour les options politiques dominantes, a penser la
cohesion et l'integration sociale et la constitution de l'Etat
a partir d'un modele autre que celui de l'homogeneite
(culturelle, ethnique ou autre). Loin d'etre purement rhetorique,
la suggestion parait plausible, en effet; elle permet de voir, a
l'examen du requisitoire presente plus haut contre le
multiculturalisme pluraliste, que la << diabolisation >> du
multiculturalisme pluraliste ne resulte pas seulement d'une simple
meprise, mais qu'elle est en realite commandee par des motifs
etroitement lies au fait que le liberalisme lui-meme se soit constitue
sur un paradoxe, le paradoxe liberal (Seymour 2000). Plus clairement,
parce que:
La mise en place des societes actuelles s'est effectuee selon un
processus de construction nationale, ayant pris la forme soit d'un
state nation building, c'est-a-dire d'un nationalisme civique a
l'occasion duquel l'etat impose une identite unique a 1'ensemble
des citoyens, soit celui d'un nation state building, c'est-a-dire
d'un nationalisme ethnique dans lequel une nation ethnique cherche
a imprimer son identite a toutes les spheres de la societe. Les
penseurs de tendance liberale et republicaine avaient plus ou moins
pris pour acquis une certaine forme de nationalisme, c'est-a-dire
qu'ils avaient tous plus ou moins implicitement souscrit a l'idee
selon laquelle l'Etat-nation etait le modele privilegie
d'organisation politique. (Seymour 2000, 120)
Raison pour laquelle il leur est si difficile de concevoir la
politique dans les termes de la politique de la reconnaissance ou
d'acceder a ce qui donne une coherence a l'option
multinationale (Kymlicka 2000; Seymour 2000).
En effet, et nous inspirant encore de Seymour, nous pouvons dire
que si ces penseurs sont si opposes a l'option du multiculturalisme
pluraliste (politique de reconnaissance des minorites nationales et
autres), c'est bien parce qu'ils sont encore sous
l'emprise du nationalisme civique ou ethnique; parce que, seuls des
penseurs qui souscrivent (implicitement) au modele de l'Etat-nation
ou qui ne raisonnent que dans les termes d'un seul peuple, peuvent
ainsi s'arc-bouter a l'idee de la primaute des droits
individuels, au point que l'idee de reconnaitre des droits
(collectifs ou specifiques) a d'autres peuples ou groupes
minoritaires leur paraisse absurde ou inacceptable (Seymour 2000, 129).
Cette argumentation trouve un echo chez Kymlicka, qui montre lui aussi,
qu'historiquement les Etats liberaux actuels se sont constitues
suite a un processus concerte et volontaire d'institution de la
nation par le moyen d'un eventail de moyens dont le but etait en
fait d'integrer toute la population a une << culture
societale >> unique, processus que l'on peut interpreter
comme visant a un equivalent fonctionnel du nationalisme civique ou du
nationalisme ethnique (Kymlicka 2000, 152-54).
Cela etant, trouve-t-on trace d'un tel nationalisme dans la
critique que Sartori fait du multiculturalisme? Mieux: peut-on montrer
que sa contestation du multiculturalisme est commandee par
l'adhesion implicite a un postulat similaire? C'est ce que
nous entendons etablir plus bas, en montrant que la critique sartorienne
du multiculturalisme procede en fait d'une conception de la
cohesion sociale qui aurait des similitudes avec la conception que
Schmitt presente dans Theorie de la constitution (Schmitt 1993). En
fait, l'idee qui sous-tend toute la critique du multiculturalisme
par Sartori est triviale, et on peut l'enoncer ainsi: la societe
pluraliste est certes une societe ouverte, mais elle a aussi des limites au-dela desquelles il est impossible d'aller; comme un elastique
qui peut s'etirer pour s'accommoder des differences, mais qui
a cependant une limite d'elasticite maximale, la societe ouverte
aussi a ses limites. Par consequent, << on ne peut tirer sur le
pluralisme que jusqu'a un certain point >>, point au-dela
duquel la societe commence a se fragmenter ou a se dissoudre. Ce qui
risque d'arriver si l'on ne prend pas garde au
multiculturalisme (pluraliste, bien entendu) (Sartori 2003, 49). Cette
these banale prend un tout autre sens, si l'on tente d'en
restituer la coherence theorique.
En effet, dans sa contestation du multiculturalisme pluraliste, on
voit que Sartori, tout comme les penseurs liberaux que Seymour denonce
(Seymour 2000), presuppose implicitement le modele de
l'etat-nation, puisqu'il suppose lui aussi qu'il y a un
minimum (d'homogeneite) requis (la limite qu'on ne doit pas
depasser) pour que la societe ne se fragrnente pas, conception qui
ressemble, selon nous, a la conception substantialiste de la
souverainete populaire d'un Schmitt. Chez ce dernier en effet
l'homogeneite nationale (ethnique ou culturelle) est le requisit,
la condition necessaire de tout exercice democratique de la domination
et de la stabilite politiques. Pour qu'une democratie soit
fonctionnelle, nous dit-il, il faut que ses citoyens soient suffisamment
similaires les uns aux autres, qu'ils puissent former une
communaute de destins possedant les caracteristiques minimales
d'une nation. Car << un Etat auquel cette homogeneite fait
defaut a quelque chose d'anormal, de dangereux pour la paix
>> (Schmitt 1993, 369). Anormal parce qu'il ne ressemblerait
pas a un Etat, mais a une populace, a un agregat d'individus et de
groupes heterogenes; dangereux pour la paix, parce qu'il y aurait
trop de dissensions et de frictions entre les membres d'un tel
ensemble. Aussi bien, dans le but de s'assurer de la cohesion et de
l'homogeneite necessaires a la paix et a la stabilite, Schmitt
suggerait un controle rigoureux de l'immigration et une politique
<< d'assimilation forcee des etrangers>>, de <<
preservation de la purete du peuple>> d' << expulsion
de l'heterogene >> (Schmitt 1993, 369). Mesures d'autant
plus justifiees, selon lui, que << si l'Etat democratique
reconnaissait jusque dans ses demieres consequences l'egalite
humaine universelle dans le domaine de la vie publique et du droit
public, il se depouillerait de sa propre substance >> (Schmitt
1993, 371).
Or si, faisant un retour rapide sur ce qui vient d'etre dit,
on compare le traitement de la difference chez Schmitt et chez Sartori,
on constate facilement que, le radicalisme de Schmitt en moins, la these
de l'elastique de Sartori semble proceder de la meme vision des
conditions de l'integration sociale. Car s'il souscrit a la
these selon laquelle, au-dela d'un certain point (point qu'il
se dispense bien volontiers de preciser), la reconnaissance et la
promotion du pluralisme induisent des phenomenes qui entravent la
preservation du lien social, c'est bien parce qu'il fait
implicitement de l'homogeneite une des conditions essentielles de
la cohesion sociale.
CONCLUSION
Mais sommes-nous reellement fondes a reprocher a Schmitt et a
Sartori de faire de l'homogeneite la condition de la cohesion
nationale? Autrement dit, Sartori et d'autres n'ont-ils pas
raison, en definitive, de se mefier du multiculturalisme pluraliste? Par
ailleurs, est-il reellement possible de penser l'integration
sociale autrement qu'en termes d'homogeneite?
A ces questions, on peut repondre, tout d'abord, en rappelant
la critique que Habermas fait de la these de l'homogeneite
substantielle de la nation dans L'integration republicaine. Selon
Habermas, en s'appuyant sur cette conception substantielle de la
cohesion nationale, Schmitt s'oppose en fait au republicanisme
fonde sur le droit rationnel, c'est-a-dire a cette tradition qui
considere que le peuple ou le citoyen n'est pas une donnee prepolitique, mais le produit du contrat social. Le peuple n'est
pas ce qui existait avant (la nationalite ou l'appartenance a une
communaute organique), mais il resulte de la libre constitution par des
personnes libres et egales en droit (et qui se reconnaissent
mutuellement de tels droits) d'une association politique fondee sur
l'autolegislation democratique (Habermas 1998, 130). En ce sens,
nous dit Habermas, l'idee de peuple est liee a l'idee de
droits de l'homme et a l'idee de contrat social, idee qui:
prive de tout sens l'exigence de rattacher la formation de la
volonte politique a l'a priori concret d'un consensus passe, etabli
au niveau prepolitique entre compatriotes semblables. (1998, 130)
Dans un tel contexte, le droit positif n'est pas legitime
parce qu'il correspond a des principes ou des idees emanant
d'un peuple constitue de personnes homogenes culturellement; il est
<< legitime parce qu'il a ete instaure par des procedures
qui, selon leur structure, sont justes, autrement dit democratiques
>> (Habermas 1998, 130-31). Parce que:
un consensus d'arriere-plan assure par l'homogeneite culturelle
n'est pas requis, car la formation de l'opinion et de la volonte,
ayant structure democratique, permet d'etablir une entente
normative raisonnable, y compris entre ceux qui sont etrangers les
uns pour les autres. Comme le processus democratique, grace a ses
proprietes procedurales, garantit la legitimite, il peut, au
besoin, combler les lacunes de l'integration sociale. (1998, 131)
Autrement dit, il peut assurer un lien social fort entre des
personnes pourtant fort differentes les unes des autres. C'est une
telle conception, que Habermas appelle une conception intersubjectiviste
de la souverainete, qui nous semble fonder la conception de
l'integration sociale et de la souverainete politique sur laquelle
s'appuie le multiculturalisme pluraliste.
Aux memes questions que nous soulevions plus haut, on peut
repondre, deuxiemement, en rappelant que, pour Kymlicka, si le debat sur
le multiculturalisme a permis de faire d'enormes progres sur les
questions de justice, de citoyennete, d'identite, de culture, etc.,
il a egalement permis de montrer que le culturalisme liberal (la version
liberale du multiculturalisme pluraliste) constitue une option bien plus
solide et viable que le modele de l'etat-nation.
Selon Kymlicka, en effet, parce que nous disposons desormais, grace
au debat sur le multiculturalisme, d'une representation plus exacte
du caractere des groupes minoritaires, et que nous nous sommes enfin
debarrasses des stereotypes qui faisaient des minorites des groupes
premodernes ou << communautaristes >>, nous comprenons mieux
que leurs exigences ne sont pas des reactions defensives contre le
liberalisme, mais des efforts visant a identifier la facon dont les
valeurs liberales de liberte et d'egalite se rapportent a des
problemes de culture, de langue et d'identite. Ensuite, parce que
ce meme debat nous aura permis de substituer a la representation naive
de l'Etat comme etant ethnoculturellement neutre une representation
plus complexe de l'Etat comme processus d'institution
nationale (nation-building), nous voyons mieux que les exigences des
minorites ne visent pas l'obtention de privileges speciaux, mais
correspondent a des moyens permettant de remedier aux dommages que les
politiques etatiques peuvent leur infliger (Kymlicka 2000, 168-69).
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NOTES
(1.) Ce texte est une version remaniee d'une presentation
faite au colloque << Diversite culturelle, mondialisation et
citoyennete >>, Quebec, 2005.
(2.) Mikhael Elbaz (2001), rapportant quelques-unes des craintes
que suscitent le multiculturalisme, ecrit: << Certains craignent
une refeodalisation des societes nationales et la confusion entre la loi
surplombante et les singularites, l'espace public et prive.
D'autres percoivent cette forme de communalisation comme une
contestation de l'ideal republicain d'autant plus inquietante
si se combinent l'origine ethnique et la position sociale, la
formation de ghettos sinon des revendications de separation dans
l'espace scolaire ou juridique. Dans ce cas, le risque est grand de
substituer la difference culturelle au bien commun et de susciter la
frustration de tous contre tous >>.
(3.) Sur la question de la rationalite des valeurs, concept
important introduit par Max Weber et qui aura une longue posterite
notamment grace a Habermas, voir Weber 1971; Habermas 1978, 1987; Mesure
et Renaut 1998; Mesure 1998.
(4.) Rappelons seulement cette evidence souvent occultee: il existe
actuellement 5 000 langues approximativement et 200 pays, soit en
moyenne 25 langues par pays. Puisqu'il n'y a que tres peu de
pays linguistiquement homogenes (les seules exceptions a cet egard etant
peut-etre l'Islande et le Rwanda), le plurilinguisme est donc bien
une realite quasi-universelle. Et nous savons tous qu'une
difference de langue correspond generalement a une difference de
culture.
(5.) On lira aussi avec interet les autres articles reunis dans
cette livraison de Canadian Diversity 4, no. 1, hiver 2005.
(6.) C'est ainsi que Kymlicka designe sa propre position.
NOTES BIOGRAPHIQUES
Ibrahim Ouattara et Carole C. Tranchant sont professeurs a
l'Universite de Moncton. Ils sont affilies respectivement a la
Faculte des arts et des sciences sociales et a la Faculte des sciences
de la sante et des services communautaires, et a plusieurs initiatives
de recherche interdisciplinaires portant sur la diversite culturelle,
l'immigration et la citoyennete.
Ibrahim.Ouattara@UMoncton.ca et Carole.Tranchant@UMoncton.ca