Presentation.
Bourgeault, Guy ; Chastenay, Marie-Helene ; Verlot, Marc 等
Les rapports interethniques au Canada et au Quebec comme partout
dans le monde sont source a la fois de rencontres et d'echanges
possibles, et par la d'enrichissement mutuel pour les groupes en
presence et pour les personnes, mais aussi de problemes divers, de
tensions, parfois de conflits. Ces rencontres et ces conflits
s'inscrivent souvent dans la dynamique generale des rapports entre
une majorite et des minorites, concretement des membres d'un groupe
majoritaire et des membres de groupes minoritaires. Il est toutefois des
pays, des societes ou cette dynamique est rendue plus complexe par le
jeu des interactions entre deux majorites, entre deux groupes
majoritaires. C'est le cas, entre autres, de la Belgique et de la
Flandre, du Canada et du Quebec--les societes dont il est question dams
le dossier qui suit.
On ne peut, en effet, comprendre les rapports ethniques ou
interethniques au Canada et au Quebec sans prendre acte de ce jeu
d'une double majorite ou d'une double dominance : du groupe
anglophone au Canada, du groupe francophone au Quebec. L'accueil
des immigrants, par exemple, s'y fait dans ce contexte particulier
d'une double sollicitation culturelle et d'un double interet
linguistique : la maitrise du francais s'avere requise pour vivre
au Quebec et y travailler, mais aussi celle de l'anglais si
l'on veut s'inserer dans les reseaux canadiens et
nord-americains plus larges, et faire commerce dans un marche en vole de
mondialisation. La preparation des citoyens de demain a l'ecole est
elle aussi touchde : les appartenances diverses, notamment d'ordre
ethno-culturel, s'articulent de facon neuve avec une identite
civique a la fois canadienne et quebecoise et avec les heritages
culturels sous-jacents, a la fois semblables et differents, qui marquent
les regles et la vie des institutions publiques.
La conscience de la necessite de prendre en compte ce jeu
d'une double majorite ou d'une double dominance pour etudier
les rapports interethniques et interculturels au Quebec s'est
imposee, il y a quelques annees deja, aux membres du Groupe de recherche sur l'ethnicite et l'adaptation au pluralisme en education
(GREAPE), rattache au Centre d'etudes ethniques des universites
montrealaises (CEETUM). Nous devons a l'initiative de Marie
McAndrew, directrice du GREAPE et du reseau Immigration et metropole (Metropolis), Montreal, la tenue a l'Universite de Montreal, en
1998, d'une premiere rencontre de chercheurs beiges, catalans,
nord-irlandais et quebecois poursuivant des travaux sur les rapports
interethniques ou interculturels et linguistiques ou encore
interreligieux dans des societes d'abord definies comme divisees,
puis appelees a double majorite ou a double dominance. Apres la
rencontre de Montreal (1998), d'autres colloques ou seminaires ont
eu lieu a Barcelone (2001), puis a Gand (2002), et enfin a Coleraine
(Universite d'Ulster, mai 2004).
Le dossier qui suit reunit des etudes et des rapports de recherche
qui decoulent, pour l'essentiel, de la rencontre de Gant. On
n'y trouvera pas, comme dans les actes d'un colloque, les
communications alors presentees. Plutot des etudes comparatives neuves
Flandre (Belgique) Quebec (Canada), issues des constats faits a Gant de
similitudes et de differences touchant tant les situations, les
problematiques et les enjeux que les approches et les methodes mises en
oeuvre pour les etudier, et parfois les resultats de recherche obtenus
de part et d'autre. Le dossier comprend aussi une contribution
complementaire presentant les resultats d'une recherche comparative
menee dans un autre cadre, mais touchant les memes communautes flamande
et quebecoise.
L'interet des recherches menees sur les politiques et les
pratiques de rapports interculturels dans les deux societes en cause,
toutes deux des societes a majorite fragile, debordent les frontieres de
ces societes parce qu'elles obligent a revisiter partout les
problematiques dominantes ou les plus admises, mettant en question les
modeles theoriques qui sous-tendent les amenagements juridiques et
politiques, en meme temps que les pratiques courantes. Ces modeles
renvoient tous, ou presque, a la vision simplifiee et stereotypee des
rapports entre une majorite dominante et diverses minorites. Les
societes a double dominance ou dans lesquelles la majorite est fragile
sont acculees a proposer et a tenter au moins de mettre en oeuvre des
modeles alternatifs. Cela, pour deux raisons principales. Primo, la
simple existence d'un groupe majoritaire et la prise de conscience
de son statut de majorite dans une societe ou un autre groupe a detenu
ou detient encore une large part du pouvoir--dans une societe a double
dominance--contraignent les membres du groupe qui constitue la majorite
a se penser eux memes et a penser leur groupe en lien et en rapport
d'opposition ou de collaboration, d'interaction permanente
avec une alterite forte. L'idee meme d'une societe
multiculturelle egalitaire ou simplement d'un espace public neutre,
contredite par l'histoire et par toute la vie du groupe majoritaire
qui a du et qui parfois doit encore lutter pour prendre sa place et
faire valoir ses droits, proposer et mettre en oeuvre ses projets,
s'avere d'entree de jeu comme relevant d'une
falsification ideologique.
Par ailleurs, dans les societes a double dominance ou a majorite
fragile, les minorites gardent la possibilite au moins theorique de
distance par rapport aux idees--forces, aux valeurs, aux projets de la
majorite fragile, et cette possibilite theorique est confortee en
pratique par l'association eventuelle avec l'autre majorite,
celle de l'autre dominance. Cela, meme si les majorites fragiles
font la promotion de leurs valeurs propres et de leurs projets, ou de
leurs caracteristiques--de leur langue, par exemple : dans les societes
qui nous interessent ici, le francais ou le neerlandais. Les politiques
linguistiques et scolaires des deux societes analysees dans les etudes
qui suivent evoquent la volonte d'assimilation plutot que le souci
d'accueil de la diversite, mais dans des contextes ou
l'anglais, au Quebec, a le support de sa suprematie au Canada et
plus largement en Amerique du Nord et dans le monde, et ou le francais,
en Belgique, peut compter sur son importance relative et sur sa nette
preponderance par rapport au neerlandais dans la Communaute europeenne
et a Bruxelles d'abord, et dans les grandes institutions
internationales de l'ONU et de ses organismes constitutiis, par
exemple. De sorte que les membres de la majorite ont interet, dans les
deux societes, bien que pour des raisons differentes et selon des
modalites egalement differentes dans l'un et l'autre cas, a
connaitre et meme a bien maitriser la langue de l'autre majorite,
malgre le statut formel de minorite de celle-ci.
En outre, l'experience collective de la majorite fragile
d'avoir ete une minorite, si elle peut nourrir des rancoeeurs, peut
aussi maintenir vivante la sensibilite aux droits et aux aspirations
minoritaires. Non sans ambiguite, les majorites fragiles peuvent avoir
tendance a se durcir et a se fermer a l'alterite percue comme
dangereuse, mais aussi a s'ouvrir a la diversite et a accueillir
les apports eventuellement enrichissants des autres.
Ce qui est ici evoque seulement, mais qui fera l'objet
d'analyses dans les diverses etudes du dossier, donne a au moins
entrevoir que les rapports et les processus d'adaptation mutuelle
entre les groupes et entre les cultures dans les societes a double
dominance ou a majorite fragile sont beaucoup plus complexes que ne le
donnent a penser les modeles le plus souvent proposes. D'ou
l'interet du dossier, qui invitera a remettre en cause ce
qu'on pouvait croire acquis pour decouvrir d'autres
perspectives tant pour la pensee que pour l'action.
La grandeur et la misere des etudes comparatives tiennent au jeu
des similitudes et des differences, des convergences et des divergences
evoquees. On ne peut comparer ni le tout a fait dissemblable, ni
l'identique. Les etudes comparatives sont interessantes et fecondes
lorsque les realites qui en font l'objet sont suffisamment
semblables pour que la comparaison soit possible, mais en meme temps
assez differentes pour que le constat des differences
"ailleurs" ouvre la voie a une interrogation neuve sur des
realites familieres "chez soi" et a une comprehension
elle-meme neuve, elargie, enrichie, approfondie; et peut-etre a des
alternatives pour la poursuite, dans une perspective nouvelle, des
recherches en cours ou pour le renouvellement des pratiques
d'intervention. Si on petit classer la Flandre et le Quebec dans le
groupe des societes a majorite fragile, les deux societes ne sont pas
identiques et les differences notees dans les etudes comparatives dont
il est fait etat plus loin ont deja renouvele, de part et d'autre,
les perspectives des chercheurs qui en sont les auteurs. La publication
de ces etudes, nous le souhaitons, donnera aux lecteurs une semblable occasion de renouvellement critique. Dans les etudes du present dossier,
le travail de comparaison a donne a penser-parfois a re-penser-aux
chercheurs qui s'y sont employes. Puissiezvous y trouver a votre
tour a penser et a re-penser.
La plupart des etudes ici colligees mettent en regard et comparent
des demarches et des resultats de recherches portant sur des objets qui
n'etaient pas toujours delimites de la meme facon et qui ont ete
menees en utilisant des grilles ou des cadres theoriques en partie
divers, selon des methodes et avec des instruments egalement divers. Les
rencontres et les convergences tant des situations et des problematiques
que des cadres theoriques et des methodologies ont toutefois permis de
proceder a des comparaisons qui ne sont pas "forcees," prenant
acte de similitudes reelles. Les auteurs ont heureusement refuse, les
lecteurs leur en sauront gre, d'aplanir les differences. D'ou
leur reserve dans le travail d'interpretation des donnees et des
resultats de recherche compares. D'ou egalement la prudence des
conclusions degagees, dans lesquelles le souci des nuances laisse sa
marque.
La premiere contribution, celle de Marie McAndrew et Marc Verlot,
" Amenager Diversite Culturelle, Langue, et Education : Un Regard
Comparatif sur le Quebec et la Flandre?" s'interessant aux
defis que pose la double dominance ou la fragilite de la majorite aux
systemes scolaires et aux institutions educatives, presente clairement
les convergences et les differences des contextes specifiques flamand et
quebecois a cet egard. Apres une analyse de la comparabilite des deux
contextes sociaux et educatifs, les auteurs proposent une stimulante
reflexion sur les apports potentiels d'une comparaison au
renouvellement des politiques et des pratiques dans le champ de
l'education. Elle constitue une bonne introduction au dossier,
d'une part en donnant a voir des le depart les deux contextes,
d'autre part en explicitant les visees en meme temps que les
possibilites et les inevitables limites des etudes qui suivent.
Les societes divisees sont aux prises, et leurs ecoles du meme
coup, avec des constructions de "l'autre" qui durcissent
les rapports entre les groupes, specialement entre les
"majorites." Ce que montrent bien les analyses faites dans des
medias canadiens et belges par Maryse Potvin, Arme Morelli, et Laurence
Mettewie, dont il est rendu compte dans leur contribution : "Le
Racisme dans les Relations Entre les 'Deux Solitudes' au
Canada et en Belgique." Les auteurs s'interessent tout
particulierement aux contextes et aux mecanismes du discours raciste.
L'ecole joue dans toutes les societes un role de toute
premiere importance. Il est toutefois des enjeux particuliers a cet
egard dans les societes divisees, a double dominance ou a majorite
fragile. La contribution de Marie McAndrew et de Rudi Janssens,
"The Role of Schooling in the Maintenance and Transformation of
Ethnic Boundaries between Linguistic Communities : Contrasting Quebec
and Belgium," s'interessant surtout aux grandes politiques et
aux structures, traite des frontieres linguistiques et scolaires au
Quebec et en Flandre, de leur evolution, de la modification des
modalites de leur transgression. Cette etude comparative donne bien a
voir la complexite des situations dans les deux societes en cause, et la
fluidite des enjeux qui suit celle du jeu des rencontres et des
distances prises entre politiques et pratiques.
Les caracteristiques des societes a double dominance ou a majorite
fragile, si on les prend vraiment en compte, conduisent a repenser la
citoyennete et ses conceptions, ses modeles. De facon qu'on pourra
juger etonnante, des chercheurs de la Flandre et du Quebec avaient mene
des recherches paralleles, sans se connaitre les uns les autres et donc
sans rapport les uns avec les autres, et pourtant avec une grille assez
semblable, sur la citoyennete, ses modeles et ses modes, avec la visee
plus ou moins claire et explicite de renouveler la problematique
generale et peut-etre meme les approches et les modalites de
l'education a la citoyennete. La contribution de Marie-Helene
Chastenay, Michel Page, Karen Phalet, Marc Swyngedouw, et Jean-Claude
Lasry, "Identity, Equality and Participation : Testing the
Dimensions of Citizenship in Canada and Belgium," montre bien
comment il faut revisiter, notamment dans les societes dont il est ici
question : dans l'axe des appartenances et des identites, les
rapports entre l'identite civique commune et la diversite des
appartenances multiples; dans l'axe de la socialisation ou de
l'integration sociale et de la participation, les rapports entre
l'acceptation des chartes, des lois et plus generalement des regles
etablies, d'une part, et le debat pour eventuellement en changer et
l'engagement dans l'action, d'autre part.
Nous savons gre a leurs auteurs d'avoir accepte que
l'etude d'Annie Montreuil, Richard Bourhis, et Norbert
Vanbeselaere, "Perceived Threat and Host Community Acculturation Orientations toward Immigrants: Comparing Flemings in Belgium and
Francophones in Quebec," realisee dans tin autre cadre, soit
publiee ici pour completer le dossier. Cette etude porte sur
l'accueil d'immigrants en Flandre et au Quebec. On aura
interet a le lire en tenant compte du contexte presente dans la premiere
contribution du dossier. Meme si, comme les auteurs le donnent a
entendre, on ne saurait generaliser et aplanir ainsi d'importantes
differences entre les contextes, les institutions, les groupes, les
observations et les analyses presentees donnent a voir et aident a
comprendre certaines des ambiguites et quelques--unes des dynamiques a
l'oeuvre dans l'accueil d'immigrants dans des societes a
double dominance ou a majorite fragile, enrichissant par la le dossier
constitue.
Bonne lecture!