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文章基本信息

  • 标题:De la perception comme langage au langage comme perception (ce qui est mort et ce qui est vivant dans la theorie husserlienne du rapport entre langage et perception).
  • 作者:Benoist, Jocelyn
  • 期刊名称:Studia Europaea
  • 印刷版ISSN:1224-8746
  • 出版年度:2010
  • 期号:October
  • 语种:English
  • 出版社:Universitatea Babes-Bolyai
  • 摘要:From Perception as Language to Language as Perception (What is Dead and What is Alive in Husserl's Theory of the Relation Between Language and Perception)
  • 关键词:Intentionality (Philosophy);Language and languages;Phenomenology;Philosophy of perception

De la perception comme langage au langage comme perception (ce qui est mort et ce qui est vivant dans la theorie husserlienne du rapport entre langage et perception).


Benoist, Jocelyn


From Perception as Language to Language as Perception (What is Dead and What is Alive in Husserl's Theory of the Relation Between Language and Perception)

Souvent la phenomenologie est associee a la perception. On pense qu'une philosophie de type phenomenologique devrait avoir quelque chose de particulier a nous dire sur la perception, et devrait egalement, dans le traitement des diverses autres modalites de l'activite humaine et de l'insertion de l'homme dans le monde, se caracteriser par sa facon de toujours les ramener au socle perceptif, ou au moins a un rapport essentiel a la perception.

Si on revient a Husserl, en tant qu'instituteur des concepts fondamentaux de la phenomenologie, une telle these ne me parait pourtant pas si evidente. D'une part, il n'est nullement evident que la phenomenologie husserlienne emprunte ses concepts fondamentaux a une analyse de la perception. D'autre part l'application de ces memes concepts a la perception elle-meme ne semble pas toujours si evidente -- ou au contraire beneficie d'une evidence trompeuse -- et me semble, en realite, soulever nombre de difficultes.

Il y a donc a trier, et a exercer une certaine forme de critique (ou en tout cas de distinction entre un certain nombre de concepts presents dans la theorie), si on veut retirer aujourd'hui quelque chose de substantiel de la phenomenologie husserlienne pour le deploiement d'un programme de recherches philosophique et empirique sur la perception et l'interface entre le langage et la perception. C'est cette critique positive que je voudrais esquisser ici.

Je pense que lorsqu'on veut utiliser la phenomenologie pour definir une doctrine quant aux liens qui existent entre langage et perception, il est indispensable de s'entendre, evidemment, sur ce que signifient, dans ce genre de mise en rapport, << langage >> et << perception >>. Tout mon expose constituera en un cheminement d'un point de vue, classique et me semblet-il encore souvent dominant, sous lequel le probleme me parait mal pose (celui selon lequel le probleme serait celui du raccordement ou du recoupement d'un << contenu >> a un autre - d'un << contenu >> perceptuel a un << contenu >> linguistique), a un autre sous lequel il est bien pose (celui ou il s'agit de la connivence et de l'affinite d'actes, d'actes differents mais qui ont en commun d'etre producteurs de formes, ou peut-etre plutot pourraiton dire de << faire formes >>, qui se comprennent parfois les unes par rapport aux autres et les unes en reference aux autres). Ce chemin est aussi bien celui qu'il y a entre deux usages possibles de la phenomenologie. De l'un et l'autre de ces usages, comme je vais le montrer, on trouve les germes chez Husserl (avec une certaine evolution qui mene de l'un a l'autre).

Il y a un presuppose global qui pese sur l'analyse phenomenologique -- surtout sur l'analyse phenomenologique vue de l'exterieur, pourrait-on dire -- comme quoi, pour elle, le modele du rapport a l'objet serait perceptif.

Cela, Husserl semble le confirmer, puisqu'il dit, de facon repetee, que l'intentionalite perceptive constitue l'intentionalite paradigmatique, l'intentionalite par excellence.

Il ne faut pas se hater de prendre ce point comme une evidence, si naturalisee ait-elle ete par la tradition phenomenologique. Pourquoi est-ce que l'intentionalite perceptive serait l'intentionalite canonique, et de reference ? Parce que, dit Husserl, c'est celle qui nous met le plus evidemment (il s'agit bien d'evidence), le plus massivement et indiscutablement, en rapport avec un objet. La perception s'interprete le plus immediatement en termes de rapport a l'objet et peut servir de modele pour cette structure en general, parce qu'en elle << il y a de l'objet >>, de toute evidence - sans que ce << il y a >> puisse forcement etre interprete au sens d'une existence reelle dans le monde, nous rappelle Husserl dans Chose et espace, suivant un point de vue clairement internaliste et conjonctiviste --, de l'objet y est << donne en chair et en os >>. Comment la perception pourraitelle s'interpreter autrement que comme la donation d'un tel objet ?

Ainsi la situation ou << l'objet est donne >> et donc ou un rapport phenomenologiquement evident (a defaut de reel) est construit avec lui devient paradigmatique de toute idee de << rapport a de l'objet >> (donc de l'intentionalite en general).

Cette donnee de depart appelle, a mon sens, plusieurs questions, et remises en question fondamentales.

La premiere tient a la nature de l'outil utilise pour decrire la situation perceptive et dont elle est reciproquement faite le modele. L'intentionalite est en effet censee s'illustrer au mieux dans le rapport perceptif a l'objet, mais il n'est pas sur du tout, pour autant, que son concept ait ete elabore dans le contexte precis d'une analyse de la perception et que ce soit la son terrain d'origine. Bien au contraire, la ou Husserl aborde la perception, c'est en lui appliquant pour ainsi dire de l'exterieur un modele plus general que l'analyse de la perception le contraint a specifier, et qui en semble donc independant. La question est alors inevitablement celle de l'adequation de ce modele.

A cela, les textes husserliens semblent apporter une reponse evidente : celle precisement que nous venons d'evoquer, a savoir que la perception a au moins pour elle, en termes d'adequation au modele intentionaliste, le fait, de toute evidence (de facon << plus evidente >> que d autres formes d'intentionalite, puisqu un objet y est donne), de se rapporter a un objet. Il y a au moins cela, et c'est tout de meme fondamental pour pouvoir raisonner en termes d'intentionalite.

Seulement, precisement (ce sera ma seconde question, mais celle-la je ne la developperai pas ou peu, car elle supposerait une analyse de la perception pour elle-meme, qui n'est pas mon propos ici) est-il si evident que ce soit avec des objets que la perception nous mette primairement en rapport ? Et, de ce point de vue encore, n'y a-t-il pas une forme de << fausse evidence >> dans l'espece de lien paradigmatique que Husserl semble nouer entre intentionalite et perception ? Ne faut-il pas remettre en question tres radicalement la conception intentionaliste de la perception, comme insuffisante et inexacte - jusqu a ce qui semble constituer sa base meme : la structure d'objet ?

Pour dire les choses tres sommairement, il y a quelque chose d'assez seduisant dans la theorie intentionaliste de la perception, a savoir la tres simple idee que la perception n'est en aucun cas simple receptivite, mais quelque chose qui se fait, qui passe par des procedures complexes qui sont des processus de constitution (a defaut d'objets, je dirais de formes). Cette idee me semble confirmee par toutes les etudes qui aujourd hui documentent l'aspect neurologique de ce qu'il faudra bien appeler les processus perceptuels.

Je voudrais toutefois faire deux remarques. 1) Il ne suffit pas d'avancer l'idee suivant laquelle l'agent humain, dans la perception, ne serait pas passif, pour necessairement adopter un point de vue intentionaliste sur la perception (c'est-a-dire qui l'interprete en termes de rapports a l'objet) ; il y a bien des facons de se representer l'activite du sujet percevant, y compris, en un certain sens, comme activite de << constitution >>. 2) Je ne suis pas sur du tout, precisement, que Husserl soit (en tout cas immediatement : ce pourrait etre une cle d'explication de certaines evolutions de sa pensee) alle jusqu au bout de l'idee selon laquelle la perception est quelque chose qui se fait, et donc, primordialement, un faire proprio sensu, avec toutes les consequences que cela comporte ; je pense au contraire que le fait de se representer cette activite particuliere (isolee et faite particuliere) du sujet comme intentionalite (comme purement intentionalite) induit un blocage sur cette route, et c'est un reproche que je serai conduit a faire a Husserl.

Pourquoi tous ces doutes et ces reserves quant a l'intentionalite ?

C'est primairement, je pense, que, contrairement a ce qu'on croit souvent, celle-ci represente essentiellement un modele linguistique, modele linguistique que, en le generalisant aux mesures de la conscience et de ses differentes activites, on applique a ce qui n'est pas linguistique, non sans quelques subreptions de principe.

Du reste ce modele, on le verra en un second temps, comme tout modele << purement linguistique >> (au sens ou il serait cense rendre compte du linguistique par lui-meme, et non le reinserer dans le concert des activites de l'agent humain), est en fait un mauvais modele linguistique -- qui ne rend pas compte de l'activite linguistique reelle du sujet.

Le lieu de naissance de la theorie phenomenologique, husserlienne, de l'intentionalite est clairement la theorie de la signification. Cela ne veut pas dire que le contexte de formation de la notion soit ineluctablement celui d'une telle theorie : ce n'etait par exemple pas le cas chez le maitre de Husserl, Brentano, chez lequel le cadre originaire de la notion est constitue par une doctrine de la representation - cadre etendu, ensuite, a la diversite des actes de conscience. Mais ce qui fait la specificite de la theorie husserlienne de l'intentionalite, precisement, c'est sa coloration << significationnelle >>, donc disons metalinguistique a defaut de linguistique. Lorsque Husserl, largement en rupture avec Brentano, construit son propre concept d'intentionalite, dans les Recherches Logiques, c'est en partant (Recherche I) de l'intention de signification, qui, de fait, sert ulterieurement de modele dans toutes ses analyses.

J'ai assez documente ce point dans mes travaux depuis dix ans pour ne pas y revenir ici. Je voudrais plutot a present en mesurer les consequences quant au probleme qui nous interesse, a savoir celui de la recherche d'un modele adequat pour le rapport entre langage (mais en quel sens ?) et perception (mais en quel sens ?).

On dira evidemment que, si la phenomenologie des Recherches Logiques passe primairement par celle de l'intention de signification, a vrai dire envahissante au point de resserrer dans sa boucle l'ensemble de l'oeuvre (puisque celle-ci s'acheve, a l'issue de la Recherche VI, par l'examen de la frontiere entre apophantique et non apophantique et de ce qui peut etre legitimement ou non qualifie d'<< expression >>), c'est la, suivant une formule recurrente du texte husserlien, une contrainte induite par << le but de nos analyses >>, a savoir une phenomenologie de la logique, qui a pour objet naturel et premier les << vecus logiques >> qui, necessairement, dit Husserl, sont des << vecus de signification >>. Par ce genre de formules, la phenomenologie de Husserl semble toujours laisser ouverte la possibilite d'aborder la conscience et ses actes d'autres points de vue que celui qui, inevitablement, privilegie les << vecus de signification >> et donc attache a l'activite linguistique du sujet (meme si, au passage, Husserl envisage une essentialisation desdits vecus qui les detache de l'effectivite d'une telle activite).

Quelle que soit donc la contingence apparente de la priorite donnee a l'intention de signification dans l'analyse des Recherches, je crois qu'elle cache pourtant quelque chose de plus profond. Ce n'est pas une simple question de matiere si l'intention de signification vient en premier. Il y a la des raisons essentielles, car, dans la conception que Husserl se fait de l'intentionalite, en un certain sens c'est toute intentionalite qui fonctionne comme une intentionalite de signification : l'intentionalite de signification n'est pas seulement un cas particulier d'intentionalite, elle est a un certain niveau un modele general pour l'intentionalite.

Attention, cela ne veut evidemment pas dire que pour Husserl, y compris dans les Recherches Logiques, toute intentionalite soit intentionalite de signification.

Husserl fait des distinctions modales dans le registre de l'intentionalite ; dans les Recherches, il decline l'intentionalite suivant trois grandes attitudes de conscience : la signification, l'imagination et la perception, et ce n'est pas la le moindre interet de sa theorie pour une interrogation aujourd'hui sur l'ecart qu'il y a entre perception et langage, qui au lieu d'ecraser l'une sur l'autre ou inversement, reconnaisse bien, en l'une et en l'autre, des modalites distinctes de la facon que l'homme a de s orienter dans le monde. Des le depart Husserl n'est ni un philosophe du tout linguistique, ni un philosophe qui pretendrait inversement dissoudre le langage dans la perception - entendez par la : le contenu linguistique dans le contenu perceptif. Au contraire, on peut dire que l'edifice magnifique qui est construit dans les Recherches Logiques et que Husserl ne cessera d'enrichir par la suite, l'est essentiellement autour de la dualite entre signification et perception (ou tout au moins intuition), l'imagination occupant une position intermediaire, dans les Recherches assez mal definie et encore sous dependance forte de l'intuition, entre ces deux termes.

Husserl, dans la systematique propre de l'intentionalite qu'il a construite, presente donc pour nous l'immense interet, pour dire les choses simplement, d'etre un philosophe qui a pris le langage au serieux (il a bien reconnu qu'il y a des lois specifiques et une logique propre de la signification, non ancrees dans la perception, ou qui en tout cas ne peuvent pas etre obtenues par des moyens << directs >> depuis celle-ci) et en meme temps d'etre un philosophe qui fait droit avant la lettre a l'existence de << contenu non-conceptuel >> ou << non-linguistique >>, et a l'existence fondamentale, dans la conscience humaine, de modes de rapports non linguistiques au monde. Le probleme de la verite, dans les Recherches Logiques, est formule essentiellement comme celui du recroisement de ces deux rapports.

Cette dualite tout a fait essentielle parait assurement une bonne chose a retenir. Parler de la chose et l'avoir donnee dans la presence, << en chair et en os >>, la voir, la toucher et la gouter, ce n'est pas la meme chose. Cela a l air trivial, mais il est bien vrai que toutes les philosophies n'ont pas su faire droit au meme titre que la phenomenologie a cette fondamentale presence de la chose, qui parait caracteristique de la perception.

Il reste qu'au fond je reprocherais aux Recherches Logiques d'avoir insuffisamment interroge cet ecart fondamental entre rapport linguistique et rapport perceptif a l'objet et d'etre globalement restees prisonnieres du modele de la signification, pour aborder, puis en un second temps pour construire le rapport perceptif a l'objet.

Comment tout d'abord l'intentionalite intuitive (puisqu il est postule qu'il y en a une) est-elle traitee dans l'economie des Recherches ? Suivant la problematique axiale du << remplissement >>. Or une telle approche la place inevitablement sous le controle de l'intentionalite de signification, selon le format de laquelle elle doit operer.

La encore, on dira que c'est lie au contexte particulier des Recherches Logiques, celui d'une philosophie de la logique et d'une phenomenologie de la connaissance, suivant le titre du dernier volume, ou apparait la theorie de l'intuition. Husserl souligne lui-meme que toute intuition n'est pas un remplissement -- elle ne l'est que par rapport a une autre intention. Cela dit, sur ce plan, il n'est pas tres convaincant tout simplement parce qu'il ne donne aucune theorie de l'intuition autre que celle necessaire pour que celle-ci puisse servir de remplissement et la structure meme de l'intuition telle qu'il la presente, en tant qu'<< intentionalite >> precisement, semble completement informee par cette fonction. Disons que, quoi qu'il en soit, la simple possibilite du remplissement semble supposer que, d'une certaine facon, l'intuition soit toujours au << format >> de la signification, ce qui n'est tout de meme pas tres convaincant. J'aurais tendance a preferer pour ma part a la notion de << remplissement >> celle, moins gourmande, de << conditions de satisfaction >>.

D'autre part, on objectera evidemment que Husserl precise bien, des les Recherches, que le << remplissement >> n'est pas necessairement un phenomene qui s'effectue d'intention de signification a intuition - c'en est evidemment le cas le plus notable -- mais peut aussi avoir lieu d'intuition a intuition -- et a ainsi lieu, couramment, c'est un element tres important de la structure de notre perception, qui, Husserl, est parfaitement clair la-dessus, a ce niveau ne met en jeu aucune signification.

Seulement, dans ce cas-la, le probleme se redouble : est-ce que ce n'est pas parce que Husserl a toujours deja lu l'intuition selon le modele de l'intention de signification qu'il peut ainsi l'interpreter, en un second temps, comme elle-meme susceptible de << remplissement >> (comme une intention de signification) ?

Dans la premiere phenomenologie de Husserl, l'intention de signification joue un role extremement pregnant, et conduit tres largement y compris l'analyse proposee par le philosophe des autres formes d'intentionalite. Qu'il distingue des formes d'intentionalite est donc bien (il evite l'erreur qui consisterait a tout reverser dans un grand fourre-tout qu on appellerait le mental, erreur que commettent aujourd hui de nombreuses philosophies de l'esprit), mais ne suffit pas. Du point de vue structural au moins (non du point de vue phenomenologique) il n'a pas assez ecarte, me semble-t-il, les branches qu'il distingue.

Va dans ce sens, premierement, la facon que Husserl a de raisonner, tout uniment, sur l'intentionalite en termes de << sens >> (c'est d'ailleurs probablement cela qui le distingue de Brentano et specifie sa propre conception de l'intentionalite). Je sais que je m exprime ici devant certains pour lesquels il semble evident qu'on peut exporter la notion de << sens >> au plan non-linguistique et parler, par exemple, de << sens perceptif >>. Or, je dois dire que, pour ma part, je continue d'eprouver une grande gene sur ce point.

Qu'on s'entende bien. S'il s'agit de souligner que la perception et les dimensions non linguistiques de notre rapport au monde ne sont pas, contrairement a ce que croyait par exemple Frege, un pur chaos, alors nous sommes bien d'accord. En d'autres termes, s'il s'agit de dire qu'il y a des formes perceptives, c'est la un fait dont nous pouvons et, je crois, nous devons partir. Mais ce qui me gene, c'est cette assimilation brutale de ces formes a du sens, qui etablit si ce n'est une identite, en tout cas une forme de transparence entre le niveau perceptif et le niveau linguistique. Cette transparence me semble precisement constituer la croix de l'analyse phenomeno-logique, inscrite dans l'etymologie meme du terme, et ce qu'il faut remettre en question. Car la ou on fait la perception transparente au langage, ou, comme on le verra, reciproquement, on risque fort, a l'arrivee, de n'avoir traite ni le langage comme un langage, ni la perception comme une perception -- ce qui serait, en toute rigueur, bien peu phenomenologique, si la phenomenologie se definit par son adequation aux phenomenes.

Que Husserl raisonne en termes de << sens >> tout uniment sur toute forme d'intentionalite, c'est je crois un des traits les plus profondement ancres de la phenomenologie husserlienne. Techniquement, cela s'enracine dans l'analyse de la structure de l'intentionalite que delivre Husserl des les Recherches Logiques, et par le role qu'y joue le concept de << matiere >> (Materie) intentionnelle, qui est une version modifiee (adaptee a des actes qui ne sont pas necessairement des jugements) de celui de matiere logique. La matiere, c'est, dans l'intentionalite, l'instance qui determine la reference, fixe a quel objet se rapporte l'acte, et un peu plus que cela : en tant que quoi (als was) il s'y rapporte. Cette instance joue clairement le role d'un << sens >>, egalement en dehors de la sphere linguistique, et il arrive a Husserl de raisonner sur elle dans ces termes explicites : de faire de la << matiere >> le << sens >> de l'intentionalite.

Ce qui me gene ici, c'est cette problematique de la determination de la reference, clairement (on pourrait le montrer historiquement, en remontant a Twardowski et aux analyses de la Ie Recherche Logique) empruntee a un modele linguistique, et dont je ne suis pas sur, precisement, qu'elle ait un sens en dehors de la sphere du langage -- encore aurais-je des doutes, comme on le verra en un second temps, quant au fait qu'elle en ait telle quelle un egalement dans cette sphere. Pour le premier point, pour dire les choses simplement, si, dans la perception, quelque chose est bien donne (cela semble etre une definition minimale de la perception), je ne suis pas sur que cela ait le moindre sens d'interpreter ce phenomene (que quelque chose soit donne) en termes de << reference >>.

D'une certaine facon, on dira que, sur ce plan, les choses ne s'arrangent pas avec le tournant idealiste-transcendantal de la pensee de Husserl. Cette phase, comme on le sait, est caracterisee par une radicalisation de la generalisation de la notion de << sens >>, dans laquelle ont ete places de nombreux espoirs, et, je le crains, essentiellement celui de cette fameuse << transparence >> entre les sens et le discours que la phenomenologie, au moins dans sa version classique, husserlienne, est censee apporter en legs. Cette radicalisation, c'est connu, passe par l'introduction de la notion de << noeme >>, qui est quelque chose comme du << sens >> (le sens d'un << objet vise >>, a ne pas confondre avec l'objet luimeme, meme si celui-ci se determine, et s'identifie, en celui-la).

Je ne reviendrai pas ici en detail sur le debat autour de cette notion qui a pu jouer un role fondamental dans les espoirs contemporains de naturalisation de la phenomenologie, et plus generalement de recours a des ressources phenomenologiques en philosophie de l'esprit. Il me semble simplement, par rapport au probleme qui nous interesse ici, que la these bien connue de Dagfinn Follesdal, selon laquelle le noeme est quelque chose comme un sens fregeen (puisqu'une instance de mediation vers l'objet et de determination de la reference) et donc quelque chose de conceptuel, a, dans sa faussete evidente meme, quelque chose a nous dire et permet, en un sens, de poser le probleme. Je crois, comme Aron Gurwitsch l'a etabli dans ses analyses dans Theorie du champ de la conscience, qu'il y a toute une dimension perceptive, irreductible, du noeme -- il y a des << noemes perceptifs >>, comme il y a des << noemes significatifs >> (1), et il est probable que les noemes perceptifs presentent un certain nombre de proprietes phenomenologiques specifiques (comme la presence << en chair et en os >>) qui en font une classe irreductible (meme si je crois aussi que Gurwitsch, dans son analyse de la notion de << noeme perceptif >>, introduit en fait toute sorte de proprietes qui n'ont rien a voir avec l'eventuelle constitution << noematique >>, voire ni meme avec la constitution intentionnelle, proprio sensu, de la perception, mais c'est une autre question, a laquelle nous allons arriver). Demeure bien, y compris dans les Ideen, une difference irreductible de modalites de conscience entre signification et perception. Seulement, si la mise en forme reductrice de Follesdal est possible, c'est qu'il y a bien tout de meme quelque chose qui va dans ce sens (celui de ce que j'appellerais << univocite du noeme >>) dans la phase transcendantale de la pensee de Husserl, dont les Ideen representent le manifeste.

Ce qui va dans ce sens la, c'est en premier lieu l'idee avancee explicitement par Husserl, selon laquelle le noeme serait une generalisation du concept de << sens >>. Cette these de generalisation, instrumentee suivant un procede somme toute extremement traditionnel en philosophie, est fondamentalement ambigue. En effet elle signifie d'un cote que la couche dite << linguistique >> du sens n'est pas premiere. Il y a un concept plus general du sens, qui, Husserl y insiste, n'est en rien specialement linguistique (mais dont le concept linguistique represente tout de meme un cas particulier ou tout au moins une derivation). Seulement, il n'empeche que ce concept << plus general >> est tout de meme bien presente comme une generalisation du premier, auquel il emprunte donc inevitablement certains traits, et que, d'autre part, dans sa mise en oeuvre technique, il ressemble tout de meme extraordinairement a celui, logico-linguistique, de l'instruction d'une reference. Il y a decidement ici une forte incertitude sur le prix a payer (peut-etre plus encore pour ce qui n'est pas langage que pour ce qui est langage) pour generaliser la notion de sens.

En second lieu, comment ne pas etre frappe par le fait que, dans la derniere section des Ideen I, l'ordre des noemes soit presente comme un discours, quelque chose d'ordre propositionnel ? Il y a la, je crois, un point tres fort pour la lecture follesdalienne, et, par ailleurs, je crois aussi, du point de vue phenomenologique, un veritable probleme. Ce serait ce pour quoi de nombreux phenomenologues vanteraient les merites de Husserl et de la phenomenologie : ce qui fonderait la transparence apophantique retrouvee entre le sens linguistique et le sens perceptif puisqu au fond l'un et l'autre ont la meme structure, discursive. Je dois dire que, pour ma part, si satisfaisante soit cette << transparence >> pour la raison philosophique, je ne peux qu'etre extremement reserve par rapport a elle, parce qu'elle me semble tout simplement ne correspondre phenomenologiquement a rien. Si on veut dire que nos discours (sur nos perceptions) sont bien aptes a exprimer nos perceptions, et qu'il n'y a pas de sens a placer la perception (au moins comme << experience >>, Erlebnis) sous le signe de l'obscur et de l'indicible, comme ont pu le faire dans une certaine mesure les positivistes logiques, j'en suis bien d'accord : de toute facon nos discours sont, par definition, absolument appropries a dire ce qu'ils disent, y compris nos perceptions -- et de fait nous tenons sur elles de nombreux discours. Mais si cela doit signifier que nos perceptions et nos discours doivent avoir, pour cela, la meme structure, la je ne vois absolument pas ce que cela veut dire. En ce sens precis, la transparence apophantique, qui ecrase la specificite de la perception comme du discours sur un seul plan qui serait celui d'un sens formel en lui-meme ni perceptif ni linguistique et qui meconnaitrait les contraintes propres a l'un et l'autre type d'activite, me parait constituer un mythe et, de ce point de vue (je dis bien de ce seul point de vue), j'adhere tout a fait a la critique faite par Dreyfus a Husserl. Il me semble qu'il y a quelque chose de fondamentalement abstrait et dangereux dans la phenomenologie noematique, tendanciellement deterritorialisee par rapport au partage fondamental (c'est-a-dire aussi aux complementarites et etayages, qui sont tout sauf univocite formelle) du perceptif et du linguistique.

Pour m'expliquer quant aux raisons de ces reserves, il me faut toutefois aller un peu plus loin, et interroger un peu plus avant la nature de ce << sens >> potentiellement aussi perceptif, c'est-a-dire en fait fondamentalement ni significatif ni perceptif et cense rendre compte simultanement et du fonctionnement du langage et de celui de la perception, dont Husserl semble (encore plus apres le << tournant transcendantal >>, qui represente un pas de plus vers l'adoption d'une << philosophie du sens generalise >>) faire la substance meme de l'intentionalite.

Pour dire les choses simplement, ce qui me gene fondamentalement, c'est que c'est le type de structure d'anticipation qui est ici a l'oeuvre.

Husserl se defend sur ce point en soulignant a l'envi que l'intentionalite n'implique pas necessairement une attente -- ce n'est pas necessairement une << intention >> au sens naif du terme.

Mais quand je parle d'anticipation, je l'entends ici au sens bien precis qui est celui d'une anticipation logique (2): c'est-a-dire que je veux dire que l'intentionalite se caracterise essentiellement par le fait qu'elle devrait prefigurer en elle-meme, sans reste, comment devrait etre ce a quoi elle se rapporte si c'etait << donne >>. Cela pose de toute evidence le probleme de ce que signifie une telle << prefiguration >> la ou la chose est effectivement << donnee >> et ou c'est un trait caracteristique de l'intentionalite en question - comme c'est le cas precisement dans la perception. Mais, meme en dehors de ce cas particulier, cette notion d'anticipation du sens (anticipation du << sens de la chose >>, comme le dit parfois Husserl, << telle qu'elle pourrait etre donnee >>) ou du sens meme comme anticipation, souleve de toute facon, me semble-t-il, une difficulte de principe : si la notion de << sens >> a quelque pertinence par rapport a des situations empiriques ou de la signification (ou quelque chose comme de la signification, pour accepter toujours, provisoirement, le parallelisme discutable entre langage et perception) est produite, en effet, il me semble que cela ne peut fonctionner ainsi.

Pour eclaircir ce point, il suffira de rappeler la definition de la notion de << remplissement >> telle que Husserl l'introduit dans la VIe Recherche Logique. Le remplissement, c'est la situation ou la chose est donnee telle qu'elle etait visee, exactement telle qu'elle etait visee. Cette notion de remplissement pose decidement bien des problemes. Car comment pourrait-ce etre le cas ?

Il me semble que ce qui est caracteristique de la rencontre du reel -- ce qui pourrait etre une certaine interpretation obvie de la notion de << perception >> et c'est d'ailleurs pour cela que celle-ci sert de modele pour la phenomenologie -- c'est precisement qu'elle vient toujours deplacer nos visees, qu'elle ne peut se reduire a la reponse a la question qui l'anticipait : il y vient toujours plus (ou moins, generalement les deux a la fois), et le << remplissement >>, si on continue a vouloir raisonner dans ces termes-la, est toujours aussi un transfert. Ca bouge dans le fait meme de le faire, et, on y vient, la perception est quelque chose qui se fait, et non une simple visee (ni meme un systeme de visees, entendues sur le mode question-reponse).

Mais ce que je dis des actes ou disons plutot des processus perceptifs vaudrait aussi des actes de langage et, a ce niveau, il faut bien, en effet, admettre quelque chose comme un parallelisme, ou plutot une similarite, entre le fonctionnement de ce qu'on appelle langage et ce qu'on appelle perception.

En effet, c'est une tres curieuse representation du langage, en tant que celui-ci implique l'activite locutrice effective du sujet, que de croire qu'on y dispose du sens et qu'a travers ce sens on vise souverainement des objets, suivant une structure d'anticipation pure. En realite, dans cette negociation fondamentale avec les signes (aspect de l'expression que Husserl a tendance a releguer au second plan de son analyse) qu'est tout acte linguistique, nous disons toujours a la fois plus et moins que nous ne voulons dire, et ceci se reflechit sur notre << vouloir dire >> lui-meme, qui d'une certaine facon ne se decide qu'une fois effectue, replace dans son contexte d'enonciation et l ensemble des rapports reels qui sont les siens. Cela tout simplement parce que parler (comme percevoir, en un autre sens, qui me fait d'ailleurs dire dans le cas du percevoir que c'est un processus) est un acte (ou plutot un faisceau d'actes) en un sens tout a fait essentiel. Il n'y a pas d'acte qui n'ait pas un contexte, qui ne modifie pas ce contexte, et que ce contexte ne determine pas, ce qu'on appelle << sens >> etant alors le fruit d'une transaction (y compris avec des effets de feedback incontroles) entre cet acte et ce contexte. Ici la logique de l'anticipation pure n'est pas de mise.

En realite, l'examen de la theorie husserlienne de l'intentionalite dans sa version << canonique >> (celle exposee dans les Recherches Logiques ou dans les Ideen) en ce qui concerne la perception ou d'ailleurs la vie (non linguistique) de la conscience en general, donne souvent le sentiment qu'il s'agit d'une assez grossiere transposition d'un modele anticipatoire emprunte a une certaine philosophie du langage (caracterisee par le primat du sens sur la reference, et le relatif detachement ou desengagement possible du sens par rapport a son contexte) qui, du reste, me parait constituer une tres mauvaise philosophie du langage -- elle ne rend nullement compte de la realite de l'activite linguistique.

Pour etre juste, on soulignera evidemment tout ce que peut avoir de tentant, et de necessaire un modele anticipatoire aussi, et peut-etre de facon autonome, sur le terrain de l'analyse de la perception. L'idee est alors la suivante : dans la perception, l'objet n'est pas donne d'un seul coup. Il l'est precisement dans un processus, et ce processus comporte, de toute evidence, une, ou plutot des dimensions d'anticipation. Il y a une dynamique de la perception, et, allons plus loin, cette dynamique est tres largement teleologique. C'est la fameuse construction husserlienne de la perception (externe tout au moins, mais c'est la la perception paradigmatique du point de vue de Husserl) comme processus << par esquisses >> (Abschattungen), telle qu'elle est presentee au debut de la VIe Recherche Logique, et qu'elle joue un role tout a fait directeur dans l edification de la notion de noeme (en tant qu'oppose a << l'objet >>) dans les Ideen -- ce qui tendrait a prouver, une fois de plus, que le noeme n'est pas necessairement significatif au sens d'issu d'une activite explicite de signification de type linguistique, mais peut etre bien plutot paradigmatiquement perceptif. Cette construction, indubitablement, a une grande beaute, et je crois qu'elle capte bien quelque chose de la dynamique perceptive (comme integration en quelque sorte de points de vue sur l'objet). Elle peut certainement representer un modele de recherche empirique interessant aujourd hui. J'aurais toutefois deux types de reproches a lui adresser.

Le premier et le plus grave au fond est qu'il y a dans toute cette construction un presuppose, souvent inapercu, qui est celui-la meme de l'intentionalite, presuppose dont je ne suis pas sur qu'il soit pertinent par rapport a l'ensemble ni meme a la base, au principe, des phenomenes perceptifs. La convergence qui est celle des esquisses teleologiquement ordonnees est toujours fondamentalement une convergence vers l'objet. C'est la le mode d'identification qui est implicite dans l'idee meme d'esquisse et d'anticipation. Or posons explicitement la question : est-il toujours vrai que nous percevions primairement ou principalement des << objets >> - je veux dire : que notre perception fonctionne par reconnaissance et fixation de ce type-la de formes ?

L'idee n'est pas du tout d'arreter la perception << avant >> l'objet (par exemple au niveau de quelques << sensations >> elementaires) comme le faisaient nombre de theories classiques. Le probleme est plutot de savoir si la categorie de l'objet est au fond la bonne categorie pour penser le type d identite qui se constitue comme correlat de l'activite perceptuelle de l'homme. En d'autres termes, si nous considerons la perception dans sa dynamique, comme activite precisement, qu'est-ce qui fait marcher la perception ? Dans le rapport a quoi s'oriente-t-elle ? Il me semble que les travaux des psychologues de la perception rendent, de ce point de vue, quelque priorite a la notion de Gestalt, de forme perceptive enracinee dans une certaine configuration de monde (mais la mise en forme perceptive est toujours aussi une facon de mettre en ordre activement de telles configurations, qui ne constituent donc jamais des donnees absolues) -- la ou la notion d'objet demeure decidement extremement marquee par une problematique logique, et faussement linguistique, qui est celle du jugement. De quoi la perception se soutient-elle, dans sa dynamique propre, qui n'est pas son annexe, mais son principe meme, en tant qu activite, si ce n'est de la plastique de ces formes que sont les Gestalten, les configurations sensibles ? Je ne veux pas dire par la que la notion d'objet n'ait rien a faire en matiere d'analyse de la perception, ni qu'elle soit un pur effet de plaquage sur elle d'une (mauvaise encore une fois) theorie linguistique. Je pense que l'emploi de la notion d'objet est probablement rendu necessaire par des phenomenes comme celui de la vision aveugle ou du surpassement selectif et cible de certaines << negligences >> perceptuelles, et en general au fond par tout ce qui est de l'ordre d'une phenomenologie des phenomenes attentionnels. A quoi l'attention aurait-elle affaire, si ce n'est a des objets et, d'une certaine facon, y compris la ou elle se fixe sur une Gestalt, elle en fait un objet - tout reside alors dans cette notion de << fixation >>. Mais les phenomenes attentionnels ne sont qu'un aspect parmi d'autres de la perception et n'en rendent nullement compte globalement (comme Husserl serait le premier a le reconnaitre). Disons que la notion d objet (comme peut-etre celle du nom en linguistique) n'a de sens que dans la mesure ou elle permet d'envisager le detachement relatif de certaines unites qui sont alors construites comme poles thematiques forts, que ce soit du discours ou du processus perceptif, suivant ce a quoi on s'interesse alors. Ce detachement n'est lui-meme possible que sur fond de phenomenes de profilages qui, en un certain sens, n'ont rien a voir avec lui, ne s'ordonnent pas necessairement (en tout cas immediatement) a sa production, et ont leur logique propre : la base de la perception serait alors constituee par quelque chose comme de purs processus de reconnaissances (voire de productions) de formes, ou de sensibilites a certaines formes du monde, conformement a la direction dans laquelle vont aujourd hui certaines theories neurophysiologiques de la perception (3). Il faut casser, ou quelque peu aerer, la belle teleologie qui va tout uniment vers l'objet.

Ce que je viens de presenter ici comme une critique de Husserl peut aussi bien l'etre comme une reactivation de certains autres aspects de son oeuvre. En effet, l'oeuvre du fondateur de la phenomenologie pourrait valoir, comme c'est souvent le cas en philosophie, plus par ce qu'il fait que par ce qu'il dit, et pas necessairement par l'aspect qu'il met le plus en avant et auquel il accorde, a mes yeux excessivement, le role directeur : l'intentionalite.

Je pense ici a toute cette extraordinaire exploration de la Gestalt qu ouvre la thematisation des << moments figuraux >> (ce qu'Ehrenfels au meme moment appelle Gestaltqualitaten) dans la Philosophie de l'arithmetique. Ce qui est interessant, c'est que lesdits << moments figuraux >>, qui sont des phenomenes d'aspectualite et de symbolisation sensible, sont des phenomenes qui se situent clairement a la marge de l'intentionalite, au niveau pour ainsi dire infra-intentionnel de la conscience : ils relevent de ce qu'on pourrait appeler une synthese materielle du sensible lui-meme (de << l'effet >> sensible), au niveau de la matiere de la sensation meme, ou disons, par emergence dynamique, a fleur de sensation, et nullement de cette espece d'imposition extrinseque de forme (a une hyle qui en est la matiere) qu est toujours l'intentionalite, suivant ce qui sera le schema directeur d'Ideen I. Cela ne veut pas dire qu'ici on soit a un niveau chaotique et sans forme (comme le voudrait une certaine critique linguistique), mais qu'il faut degager a ce niveau un autre sens pour la forme, un sens ou celle-ci est indissociable de la matiere et surgit pour ainsi dire de la matiere elle-meme, est aimantee par elle -- ce que nous nommerons << figure >>, Gestalt. Que cette premiere theorie de la Gestalt partage avec Ehrenfels, qui en est le coinventeur, certains presupposes phenomenologiquement lourds, comme celui de la sensation, que la Gestalt de Berlin remettra opportunement en question, c' est certain ; mais il reste que Husserl, des l'origine, est donc capable de reconnaitre d' autres principes d' organisation du champ perceptif que la seule intentionalite -- la perception l'y force pour ainsi dire. Personnellement, c'est une reserve que j'aurais par rapport au par ailleurs tres beau livre de Gurwitsch que de confondre tous ces modes d organisation, et de les melanger pour ainsi dire dans une forme minimale de theorie de l'intentionalite, qui pourtant, en son genre, reclame peut-etre deja trop de la conscience et de la perception, en uniformisant deja trop son fonctionnement suivant un seul schema, eminemment discutable. Si on doit faire droit a la Gestalt, et je crois que phenomenologiquement il est inevitable de le faire (la perception, notamment, comme interaction avec le monde, est essentiellement gestaltiste), il faut avoir bien conscience du fait que ce genre de phenomenes nous conduit inevitablement aux limites de l'intentionalite, car les Gestalten, primairement, ne sont pas des objets (mais des schemas dynamiques d'organisation) -- meme si elles peuvent, secondairement, le devenir aussi, si elles sont thematisees comme telles.

Je pense qu'on commence a mieux comprendre pourquoi, selon moi, << l'intentionalite perceptive >>, mise en avant par Husserl au debut de Chose et espace, par exemple, ne saurait representer un bon modele en termes de theorie de la perception. A mon sens, un tel modele laisse inevitablement de cote le pouvoir contaminant de la forme perceptive (parce que la perception procede par formes, et non par << objets >>, precisement) quitte a deployer par apres des efforts certes louables (introduction d'<< horizons >>, etc.) mais suspects pour le rattraper et le reintegrer -- suspects parce que bien plus symptomes d'un manque de depart et d'une abstraction du modele initial que d'une reelle complementarite. Ce qui n'est pas bien apercu alors, ou sous-evalue, c'est, pourrait-on dire, le fait que la perception fasse toujours << tache >> -- or ce fait est essentiel a la coherence et surtout a la dynamique de l'univers perceptif. Pour le dire encore autrement, notre univers perceptif, me semble-t-il, est plus celui de Cezanne ou de Nicolas de Stael, ordonne par les formes et les couleurs (par le jeu des formes et des couleurs) elles-memes (ou le << contenu >> fait forme) que celui du suppose dimensional transparent de la perspective classique, indexe a l'objet.

La deuxieme objection que j' aurais a faire au modele teleologique-intentionaliste de la perception est que, par excellence, elle represente la confirmation du modele purement anticipatoire de l'intentionalite sur un terrain (celui de la rencontre du donne) ou il n'est pas evident qu'il puisse s appliquer entierement.

Qu'est-ce que la rencontre de l'objet perceptif, en effet, si ce n'est celle de ce qui, essentiellement, peut me surprendre - c'est-a-dire n'est pas entierement anticipe par sa visee, meme si, on le concedera, il y a la toujours aussi visee ?

Ce qui est tres genant dans le modele intentionaliste de la perception -- comme dans celui d'une intentionalite linguistique, parce qu'il a ete fait sur le modele d'une intentionalite linguistique -- c'est qu' il n'est pas capable de se representer cette suprise autrement que sur le mode d'une << correction >> ou << falsification >>. J'anticipe quelque chose de l'objet, et cela ne se verifie pas. Il faudra alors rectifier la visee, et elle se regle ainsi, par ajustements progressifs, vers toujours plus d'adequation -- toujours aimantee par ce pole teleologique qu'est l'objet. Il y a un veritable verificationisme phenomenologique en matiere de theorie de la perception.

Or, je ne suis pas sur du tout qu'une telle problematique de la << verification >> ait le moindre sens sur ce terrain. Il ne faut pas confondre deux choses : que la perception procede toujours par tatonnement et qu' il y ait une facon pour elle de s'orienter dans le monde (autour de << formes >> perceptives), c'est une verite tres profonde, parce que la perception est une action, et toute action suppose qu'on tourne autour si ce n'est de l'objet en tout cas de ce dont on s'occupe, et qu'on etablisse un rapport dynamique au milieu dans lequel ce << theme >> de l'action nous apparait ; mais ces tatonnements peuvent tres difficilement etre representes suivant les modalites d'une serie de questions-tests auxquelles il est repondu par vrai ou par faux. Ceci pour toutes sortes de raisons, liees d'abord au fait qu'on ne peut digitaliser ainsi la perception (mais sur ce plan l'analyse husserlienne peut etre sauvee si on y introduit un peu de dynamique et, en d'autres termes, du continu), mais aussi et surtout au fait que la rencontre du reel tel que la perception en fournit un certain paradigme peut etre beaucoup plus surprenante que cela, peut etre telle qu'elle renverse et disqualifie y compris le sens de la << question >> posee et de l'<< intention >> qu il y aurait a remplir (et dont le << conflit >>, l'<< incompatibilite >>, selon Husserl, constituerait encore une forme de remplissement), dementant toute logique de la verification ou du remplissement. Il y a des << ruptures >> du champ perceptif et des << surprises >> beaucoup plus radicales que cela sur le terrain de la perception - comme lorsque par exemple une sensation qui ne l'etait pas s'avere douloureuse, voire insupportable, experience qui releve de plein droit de ce qu'on appelle perception -- des ruptures qui ne peuvent meme pas etre interpretees comme des << falsifications >>.

Vous comprendrez que ce que je remets en question derriere ce << verificationisme perceptif >> (verificationisme paradoxal qui n'est pas seulement verificationisme << par la perception >> -- ou celle-ci jouerait le role d'instance verificatrice --, mais verificationisme applique a la perception ellememe), c'est toujours le meme modele du << sens >> comme se trouvant deja la et etant donc ce qui serait a verifier -- ce qui se decouvrirait vrai ou faux -- en quelque sorte. Ce modele me parait deja faux sur le terrain linguistique (le sens linguistique ne fonctionne pas comme cela, il est bien plutot le produit d' action) et il l'est definitivement sur le terrain perceptif, qui est par excellence celui de la rencontre du sens autant et plus que sa constitution. Il se peut que les choses ne repondent pas du tout au << sens >> qu'en fait mon corps percevant (si tant est qu'on puisse adopter ce langage, dont il faut souligner une fois de plus qu'il demeure tres grossierement metaphorique) et m obligent a tres fondamentalement modifier ce sens, la nature meme des questions que pose ce corps.

Soit dit en passant : il est possible que ce qu'il y a de defectueux dans cette metaphore de la << question >> posee aux choses par la perception telle qu elle est employee par le verificationisme phenomenologique (comme par tout autre verificationisme) ce ne soit que le fait qu'elle ne soit pas assumee et conduite jusqu au bout. Car qu'est-ce qu'une vraie question si ce n'est ce qui assume le risque d'etre a cote de la plaque -- et non seulement d'etre << fausse >> ? Il faut restituer a la dialectique de la question et de la reponse sa contextualite et sa dynamicite -- ce qui la fait precisement echapper a la priorite et la polarite intentionnelle de la conscience - cela aussi bien sur le terrain linguistique que perceptif.

On comprendra donc que ce que je reproche a la theorie husserlienne de la perception, c'est au fond, quels que soient les efforts meritoires deployes par Husserl tout au long de son oeuvre pour reconnaitre la specificite des modalites (y compris intentionnelles) de fonctionnement du champ perceptif, de demeurer toujours trop calquee sur la theorie husserlienne (intentionnelle) de la signification, qui me parait du reste une theorie interessante mais tributaire d'une conception mythique du langage, dans laquelle << le sens >> (comme s'il y avait une chose telle que celle-la) vient en premier.

Ces determinations fortes me semblent peser sur toutes les tentatives, par ailleurs extremement stimulantes, faites par Husserl pour penser la specificite de ce qu'il appelle << sens perceptif >> (par rapport a la signification linguistique), comme, en un second temps, sans doute par remords d'avoir place la signification en premier lieu, de fonder cette signification linguistique, ou le niveau de la signification linguistique en general, dans ledit sens perceptif, direction dans laquelle la pensee de Husserl va de plus en plus au fur et a mesure de son developpement. En fait il me semble que le << sens perceptif >> husserlien souffre d'un defaut constitutif, du peut-etre a sa determination prealable comme << sens >>, a savoir de demeurer en regle generale beaucoup trop affine au sens linguistique (c'est-a-dire a la conception que Husserl s'en fait), d'une affinite extremement discutable parce que, au lieu d'etre une affinite d'activites, elle demeure, irreductiblement, une affinite de contenus. De ce point de vue la plupart des usages contemporains qu'on peut faire d'une telle perspective supposee etre phenomenologique (a savoir celle d'une << fondation >> primordiale de la signification dans la perception), y compris celui d'une certaine semantique cognitive (Lakoff, Langacker ou Talmy), me paraissent souffrir du meme genre de defaut. Sous pretexte d'y trouver une couche primordiale d'experience fondatrice de la signification, elles font, en regle generale, la perception toujours deja beaucoup trop a la mesure de cette meme << signification >> (c'est-a-dire de ce qu'elles croient de la signification). C'est la le risque du << schematisme >> semantique, bien denonce par Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti.

Husserl lui-meme parait, exemplairement, representer l'ambiguite de ce genre d'attitude.

D'un cote il cherche tres clairement a distinguer le mode d organisation (y compris intentionnel) du champ perceptif de celui des enonces qui y correspondent, et il le fait avec une grande finesse et une grande sensibilite a certains aspects particuliers de la manifestation perceptive.

Ainsi, apres avoir taille a la hache, dans les Recherches Logiques, une theorie plutot sommaire sur l'opposition de la composante intuitive et de la composante symbolique de l'intentionalite, ou il identifiait dans une certaine mesure les parties << vides >>, non remplies, de la perception (comme celle de la face arriere de l'objet que je vois), a des composantes symboliques, dans le cours de 1907 sur Chose et espace, il delivre une theorie de la perception beaucoup plus developpee et raffinee, qui represente un progres indiscutable, et ou, notamment, il commence par recuser une telle identification. Il expulse ainsi la symbolicite au sens de la symbolicite intentionnelle (celle d'un << contenu presentatif >> << pour >> un autre contenu) de la perception. C'est indiscutablement un progres dans la reconnaissance de la specificite du champ perceptif, dont le principe de construction au dela de la seule << donnee >> presente n'est plus alors une symbolicite de type signitif. Y compris le << vide >> de la perception est lui-meme perceptif, pourrait-on dire.

D'autre part, dans ce cours de 1907, Husserl revient sur la notion de << sens perceptif >> et de << logique perceptive >>. Il souligne le fait que, la ou il parle de << sens perceptif >>, il ne s'agit en rien d'un sens conceptuel. Il s'agit, par exemple, dans les processus de determination perceptive (specification de proprietes), du << pur rapport des apparitions (Erscheinungen) concernees, qui entrent l'une vis-a-vis de l'autre dans un rapport de concordance (Uebereinstimmung) sans nulle conscience de conflit, d'une concordance qui, dans le passage de l'indetermine au determine, prend le caractere particulier de la conscience de determination plus precise. >> (4) Tout se joue au niveau de << l'apparition >> sensible meme (phenomene) et non a celui du concept -- meme si, nous dit Husserl, cela se traduit malheureusement (mais improprement) dans des termes conceptuels. Ainsi le philosophe autrichien devient-il, avant la lettre, un des premiers theoriciens du << contenu non conceptuel >>. Cela dit, on remarquera une fois de plus combien, de facon genante, le processus cense etre perceptif (<< purement perceptif >>) se dit dans des termes qui sont ceux d'une problematique d'identification et de determination de l'objet qui demeure bien celle du jugement assez grossierement transposee.

C'est bien la un soupcon qui pese sur tout << l'ante-predicatif >> husserlien, qui pourtant constitue en soi un theme si interessant : d'etre toujours deja fait sur mesure pour et en quelque sorte informe par le predicatif, d'en constituer une sorte de miroir imaginaire dans une couche perceptive premiere hypostasiee.

Plus haut dans le meme texte ([section] 18), Husserl nous a mis en garde contre une interpretation predicative de ce qu'il appelle << determination >> (Bestimmung) sur le terrain perceptif :

<< Ce qu'on vise ici sous le nom de determinabilite, ce n'est pas la possibilite d' employer, a propos de l'apparition donnee, les mots generaux de "figure spatiale", coloration et semblables, ni par consequent d' accomplir les syntheses predicatives correspondantes ; ni non plus la possibilite d' une determination conceptuelle particuliere par l'indication plus exacte de l espece particuliere de figure, couleur, qui donne a l'objet une determinite plus precise ; mais cette determinabilite que presupposent des predications le determinant dans une expression exacte, la determinabilite sous forme d' apparitions "perceptives" qui, a la place des intentions indeterminees, en contiennent de determinees. >> (5)

Ici, des le cours de 1907, est en place cette structure censee etre caracteristique de ce que la phenomenologie, generalement entendue dans sa phase plus tardive, aurait a dire sur le rapport langage / perception. Derriere le niveau des syntheses discursives, supposees judicatives (ce qui est deja tres discutable), il y en aurait un autre : celui de syntheses purement perceptives qui, en tant que syntheses, preparent en quelque sorte le jugement (c'est-a-dire les modes d'identification qui sont en cause dans le jugement), mais sont pourtant clairement d'un autre type (<< antepredicatif >>), obeissent a leur logique propre et ne relevent clairement pas de lui. D un niveau a l'autre, le texte de Husserl est parfaitement clair, il y a une structure de presupposition (Voraussetzung) : les syntheses judicatives presupposent les syntheses perceptives et en tirent leur substance nourriciere.

Il y a la un schema tres repandu, et qui constitue generalement l'espece de message minimal que l'on impute a la phenomenologie en ces matieres.

Malheureusement, un tel dispositif, seduisant parce qu'il reancre l'activite linguistique et cognitive de l'homme en general dans son existence perceptuelle, ce qui certainement, a son fond de verite et pourrait s averer salutaire (meme si j'insiste tout de suite sur le fait qu'un tel ancrage ne peut pas etre exclusif, la langue comme la connaissance ont leurs propres logiques), souleve des difficultes de principe.

Il me semble qu'en regle generale, quels que soient les efforts de Husserl pour distinguer les structures qu'il pretend debusquer au niveau perceptif de celles qui apparaitraient au niveau predicatif, comme on l'a vu dans Chose et espace, les premieres demeurent beaucoup trop affines aux secondes et qu'il n'y a pas la seulement un effet de langage. Si la << determination >> perceptive n'est pas la meme chose que la << determination >> linguistique, pourquoi appeler cela << determination >> ? Ce n'est pas une simple question d'etiquettes. En fait, ce qui frappe, dans l'ante-predicatif husserlien, c'est le point auquel il est fait pour le predicatif, il en constitue comme une prefiguration au niveau perceptif. Une fois de plus cette teleologie de la conscience est beaucoup trop harmonieuse pour etre vraie, ou en tout cas pour rendre compte de l'ensemble de ce que, au niveau phenomenologique, on nomme << perception >>. Il n'y a aucune raison a priori pour que la perception soit faite pour le discours, et il y a, a posteriori, beaucoup de phenomenes perceptifs, ou d'aspects du phenomene perceptif (comme les fameux << effets de frange >>) qui rentrent tres imparfaitement dans ce cadre (ils ne le contredisent pas necessairement, mais y sont indifferents).

C'est extremement frappant si on considere les analyses les plus developpees que Husserl ait consacrees a l'ante-predicatif, a savoir celles d'Experience et jugement. L'analyse separe bien alors systematiquement le niveau antepredicatif et le niveau predicatif, de facon assez convaincante, mais c'est toujours pour attribuer a l'antepredicatif en quelque sorte les traits d' un predicatif affaibli. Le sensible, selon la logique de << l'explication >> (Explikation) et de la determination, s'ordonne gentiment selon la logique de l'isolation de poles sensibles substantiels (<< substrats >>) qui sont le support de determinations et ont, fondamentalement, logiquement, vocation a devenir << sujets >> d'une predication. (6) On pourrait y voir l'invention heureuse d'une phenomenologie de la thematisation au sens de Gurwitsch, qui s'affranchit de la predication, mais la question est alors de savoir jusqu a quel point la thematisation est toujours deja entendue ou non sous l'horizon de la predication. Chez Husserl, la contrainte parait tres forte.

Certes, parfois, dans Experience et jugement, la distinction entre les deux niveaux devient tres subtile et Husserl temoigne d'une conscience du risque des effets de projection, et de fausse mise en miroir du niveau perceptif et du niveau predicatif. Il met par la-meme des limites a la fiction de la transparence phenomeno-logique, qui constitue pourtant la tendance naturelle de sa pensee.

Ainsi du magnifique [section] 59 sur situations (Sachlagen) et etats de choses (Sachverhalte). Husserl y revient sur ce qui constitue l'un des gains categoriaux majeurs de sa pensee : l'institution de ces objectivites categoriales, << sur mesure >> pour la proposition, que sont les << etats de choses >>.

En 1908, dans les Lecons sur la theorie de la signification, Husserl a deja, de ce point de vue, fait une distinction subsidiaire importante, entre << etat de choses >>, qui serait l'objectivite signifiee par la proposition (son << sens >>) et la << situation >> qui est l'objectivite qui y correspond (ou non) dans le monde, la configuration reelle de monde qui la rend vraie ou fausse. Il y a un ecart de l'un a l'autre, puisqu a une meme situation peuvent correspondre plusieurs etats de choses -- une situation peut etre visee sous plusieurs descriptions differentes. Par exemple, a > b et b < a sont deux expressions qui renvoient a la meme situation a travers des etats de choses differents.

Dans Experience et jugement, Husserl revient sur cette distinction en lui donnant un nouveau sens phenomenologique : celui du contraste, de l'ecart entre l'objectivite signifiee (predicativement determinee) et de l'objectivite percue (en tant, de facon interessante pour nous, que celle-ci ne se reduit pas non plus a l'objet simple, mais peut recouvrir de veritables configurations perceptives). Husserl insiste alors sur le fait que l'etat de choses comme tel, dans sa configuration predicative, ne peut etre donne dans la perception. Le predicat n'est certainement pas quelque chose qui appartienne a l'objet << de la facon dont les determinations internes (par exemple qualitatives) et relatives appartiennent en tant que moments au sens objectif selon lequel [l'objet] est saisi dans la receptivite >>, (7) et ne peut donc, comme tel, jamais etre << montre >> dans la perception. Pourtant, l'etat de choses, dit-il, n'est pas entierement sans correspondant dans la perception : << ce qui [y] correspond [...], ce sont des rapports (Verhaltnisse),8 ou, comme nous preferons dire, des situations : rapports de contenant a contenu, du plus grand au plus petit, etc. >> (9)

Il y a la un ecart tres certainement interessant entre les modalites d organisation y compris << ontologiques >> de l'expression et de la perception. L'une, dans sa formalite supposee uniformement predicative, a pour correlats des << etats de choses >>, l'autre des situations, qui ne sont pas de simples images des etats de choses, mais temoignent de formes d'organisation specifique, en un sens plus immanentes et mereologiques que celles des etats de choses, necessairement categorialement articules (il n'y a d'etat de choses que dans la mesure ou il pourrait etre l'objet d'une proposition en << que >> et ou il inclut cette dimension propositionnelle et predicative). A ce titre, Husserl esquisse ici une doctrine des situations autonome de celle des etats de choses, une doctrine des situations entendues comme << rien de plus que des rapports constitues dans la passivite et qui ne sont pas encore necessairement objectives euxmemes >>. (10)

Il y a la, de mon point de vue, le sommet de la doctrine husserlienne de l'ante-predicatif, parce que le maximum d'ecart qu'elle s'avere capable d'introduire entre un plan et l'autre, avec une portee, en l'occurrence, quasi-ontologique - il s'agit, bien sur, de rapports que fait, meme passivement, la conscience, mais il s'agit aussi bien du monde tel qu'elle y a affaire, tel qu'il devient perceptible par elle (quelque chose comme ces reconnaissances de formes dont nous parlions).

Neanmoins, il me semble que, dans l'articulation d'un plan a l'autre, on demeure trop uniformement dans une logique qui est celle du << materiau >>, et du << contenu >>, et peut-etre du << remplissage >> plus que du << remplissement >>.

De ce point de vue, je pense que la formalisation proposee par Logique formelle et logique transcendantale est assez claire. Ce livre proclame haut et fort la necessite de fonder la theorie transcendantale du jugement dans << l'evidence de l'experience ante-predicative >> ([section] 86), mais, si on y regarde de plus pres, cette fondation est envisagee comme remplissage ultime d'une forme par un << contenu >> (l'experience sensible) qui assure son ancrage referentiel. C'est tout a fait clair dans l'Appendice I, particulierement decisif. Husserl y fait d'abord, sur le terrain du jugement meme, une distinction entre ce qui a une portee referentielle (et est baptise par lui << materiau >> syntaxique, Stoff), et ce qui n'en a pas (<< forme >> syntaxique). Puis, a l'interieur meme du materiau syntaxique, il reconnait une nouvelle distinction : ce materiau a lui-meme toujours un certain type de << contenu >> de sens, qui pourrait apparaitre en dehors de toute fonction syntaxique. C' est la ce qu' on appellera << materiau-noyau >> (Kernstoff). Ce qu il y a de commun par exemple a << ressemblance >> et << ressemblant >>, << rougeur >> et << rouge >> (quelque chose comme le << semanteme >>, donc). Mais il y a plus : ce << contenu >> de sens apparait generalement non pas << nu >>, mais sous une certaine physionomie, qui est deja une << forme >>, et le predispose a son emploi syntaxique, mais n'est pas encore en elle-meme syntaxique -- ce que Husserl appelle << forme-noyau >> (Kernform). Par exemple, la substantivite ou l'adjectivite. Il y aurait la, en quelque sorte, des categories << presyntaxiques >> s'appliquant a un niveau (un niveau de << contenu pur >>, du point de vue semantique) qui serait en lui-meme completement asyntaxique.

Pour Husserl, c'est la perception qui a a charge de fournir les << materiaux-noyaux >>, et c'est aussi dans une certaine mesure dans les profilages (la << logique >>) de celle-ci que s'enracine la morphologie des << formes-noyaux >>, cette morphologie qui n'est pas (encore) syntaxique, mais qui permet la syntaxe, parce que tout a la fois elle la prefigure et la remplit -- pas de syntaxe possible sans un materiau ainsi << preforme >>.

Une telle logique tout a la fois de la replication (ou un niveau fonctionne en echo et en miroir par rapport a l'autre) et du << remplissage >> (comme si au fond la syntaxe c'etait la forme et la perception la matiere, il reste tout de meme quelque chose de cela) me gene. Cette gene ne sera que confirmee, au [section] 13 de ce meme appendice, par la mise en avant par Husserl d un suppose privilege phenomenologique de la forme-noyau substantive, qui ne me parait en toute rigueur etre rien d'autre qu'un effet retro-actif de syntaxe (et du privilege, en lui-meme tout a fait arbitraire, de la forme predicative classique dans l'analyse husserlienne de la syntaxe) sur le plan qui est suppose etre asyntaxique. Une fois de plus, comme je m en suis explique plus haut, rien ne me parait justifier ce privilege de la << forme substantive >> (qui au fond est celle de l'objet au sens traditionnel du terme) dans le champ perceptif -- au contraire un tel choix me parait constituer un obstacle pour la prise en compte de certains aspects determinants de l apparaitre perceptif, au premier chef desquels son caractere fondamentalement (et non accessoirement) relationnel et dynamique.

Et pourtant, si je m arrete sur ces textes, c'est que c'est bien la, me semble-t-il, que quelque chose se retourne dans la pensee de Husserl et qu y apparaissent les potentialites les plus positives par rapport au probleme qui nous interesse -- meme si c' est dans un cadre inadequat, formulees selon une representation ultra-classique de l'opposition forme / matiere.

Cela tout d'abord parce que le langage (ou ce que Husserl'analyse au titre de langage -- la couche du << Logos >> --, qui en est une idealisation metalinguistique) ne sort pas indemne de cette analyse. La reintroduction, dans l'analyse husserlienne du jugement dans Logique formelle et logique transcendantale, d'une reference aux << materiaux-noyaux >>, est en effet le lieu d'un reengagement ontologique (ou tout au moins referentiel) de la signification qui me parait avoir une portee considerable pour toute sa theorie de la signification, et modifier de facon decisive son appreciation des rapports entre le langage (ou tout au moins la << signification >>) et les autres modalites de rapport au monde.

Si, depuis le debut de la phenomenologie husserlienne, en rupture avec Brentano, il y a toujours eu une forte tendance de l'analyse husserlienne (tendance positive a mes yeux du reste : elle a quelque chose de << sructural >> avant la lettre) a autonomiser le plan de la signification et a ne reconnaitre pour elle d'autres contraintes que celle de ses eventuelles lois propres et de l'ordre qu'elle constitue elle-meme, ce qui faisait d ailleurs que le seul contact possible entre signification et non-signification (perception par exemple) ne pouvait s'entendre que comme heritage ou transfert d'une << matiere >>, immediatement appropriee et digeree par l'ordre de la signification, c'en est en un sens fini de cette << independance >> ideale de la signification ou de la modalite semantique de l'intentionalite, avec l'intrication du rapport linguistique (ou significationnel) et non linguistique (non significationnel) au monde que nous depeint Logique formelle et Logique transcendantale.

De ce point de vue, le deplacement le plus significatif opere par Husserl est celui qui a trait a la question du non-sens. Dans les Recherches Logiques, Husserl avait developpe une theorie du sens et du non-sens extremement sommaire (mais robuste aussi) qui etait, pourrait-on dire, essentiellement syntaxique. Le non-sens linguistique ne pouvait resulter, pour lui, que de la combinaison de termes appartenant a des << categories de signification >> (Bedeutungskategorien), mais qui etaient en fait des categories syntaxiques (ou des categories syntaxiques etendues, incluant, par exemple, celle de la << relation >>), incompatibles. Ces incompatibilites etaient purement syntaxiques au sens ou elles n'incluaient aucune reference a ce que Logique formelle et logique transcendantale appellera plus tard le << contenu >> des significations en question. Ainsi, par exemple, pour le Husserl des Recherches Logiques, un enonce tel que

(i) << Vert est ou >>

etait un non-sens (et donc ni vrai ni faux) parce qu'il violait les categories syntaxiques ayant trait a l'articulation meme du discours (une conjonction de coordination ne peut etre un predicat). Mais

(ii) << Ce nombre algebrique n'est vert >>

etait un enonce parfaitement pourvu de sens (meme s'il ne l'est pas intuitivement, au sens ou on ne peut construire un tel objet) puisque syntaxiquement bien forme, mais tout simplement faux puisqu' il fait porter a son objet des determinations precisement incompatibles. Il ne faut pas confondre contresens (Widersinn), y compris a priori synthetique materiel, et non-sens (Unsinn).

De ce point de vue, la doctrine proposee par Logique formelle et logique transcendantale est bien differente. Elle soutient en effet l'impossibilite d affranchir ainsi la syntaxe de la semantique et met en lumiere la necessite de considerer, pour decider de la question du sens (c'est-a-dire de la possibilite, pour l'enonce, d'avoir un sens et d'etre vraiment un enonce), le << contenu >> meme des significations concernees, contenu qui ne peut se determiner et jouer son role determinant quant a la possibilite de la construction de l'enonce, que tres largement a un niveau extra-linguistique (en reference a ce que nous avons appele << materiaux-noyaux >>).

En realite, pour le Husserl de Logique formelle et logique transcendantale, un enonce tel que (ii) est un non-sens. Un non-sens bien sur pas du meme type que celui des Recherches Logiques, mais pourtant en un sens extremement fort, qui affecte y compris jusqu a la problematique du << remplissement >> (la rend denuee de sens). Husserl semble ici recuperer, au niveau de l'analyse logico-phenomenologique, la categorie ordinaire de << l'absence de sens >>, la Sinnlosigkeit, qu'il avait critiquee a plusieurs reprises dans les Recherches Logiques, notamment dans les Recherches I et IV, en soulignant comment en realite celle-ci (s identifiant en fait generalement a celle de l'impossibilite d'une reference) supposait pour l'enonce le << sens >> qu'elle pretendait lui retirer. Maintenant Husserl, au contraire, reconnait, comme le sens commun, de << vrais >> non-sens (au sens ou c'est bien la le sens qui est affecte, et non la seule possibilite de la reference) qui ne sont pas syntaxiques.

Est-ce a dire que le point de vue de Husserl soit alors plus proche de celui d'un << philosophe du langage ordinaire >> ? Il y a de nombreuses raisons d'en douter. Sa perspective sur le sens demeure extraordinairement idealisante et indexee aux seuls imperatifs qui sont ceux d'une philosophie de la logique. Mais il est au moins certain que le nouveau schema presente une imbrication beaucoup plus forte entre langage (ou tout au moins signification) et ontologie. On ne peut soustraire l'oeuvre du langage (le sens) a certaines contraintes qui relevent de l'organisation de la reference, qui est une organisation typique : le monde nous confronte a une certaine categorisation materielle, ontologique, qui a une importance decisive pour la facon que nous avons d' en faire sens ou non.

Il faut du reste nuancer l'idee selon laquelle cette organisation et cette contrainte serait << purement >> ontologique. Elle releve d'abord essentiellement de notre commerce (d abord perceptif, du point de vue de Husserl : c'est la perception qui nous donne les << materiaux-noyaux >>, qui sont donc des materiaux typifies) avec le monde. C'est dire que la stratification et la physionomie des objets, ici, n'est pas separable du fait que nous ayons a les percevoir et de la facon que notre perception a de s'y orienter. C'est a ce niveau (et non en quelque ontologie << pure >>) que se constitue la << typique >>. D autre part, on ne peut pas interpreter l'effet (de contrainte) que cette organisation a sur les structures du langage (celles du << sens >> linguistique) dans les termes d'une pure << reflexion >>. Les structures du sens, dans ses possibilites et impossibilites, ne sont pas une simple << image >> de cette typique extra-linguistique. Les structures linguistiques ont leur logique propre (pour Husserl, celles de la predication) et c'est suivant leurs modalites de fonctionnement propres qu elles s'adaptent au type de contrainte, de limitation que fait peser sur elles le champ perceptif. Disons juste, et c'est la le point important, que celui-ci ne delivre plus a celles-la un materiau insignifiant.

Il y a la un veritable renversement : celui qui consiste a inverser la priorite, auparavant conductrice pour l'analyse intentionnelle en general, du sens sur la reference, si ce n'est pour instaurer a marche renversee celle de la reference sur le sens, ce qui serait trop simple et ne voudrait rien dire, en tout cas pour mettre en lumiere une solidarite beaucoup plus grande de l'un et de l'autre, dans la constante aimantation, et delimitation en termes de << champs >> possibles, de l'un par l'autre. Un tel phenomene n'est possible qu' en vertu de l'imbrication entre eux de differents rapports a la reference, et de l'empietement d'un registre de donnee sur un autre : celui qui parle ne parle jamais seulement, mais est toujours celui qui percoit aussi (et cela a une importance quant a sa facon de parler et a ce que c'est meme que parler). La phenomenologie husserlienne, dans une approche initiale relativement abstraite de l'intentionalite (sans doute parce que l'intentionalite en elle-meme est un schema abstrait), a mis longtemps a redecouvrir cette verite.

On apercoit bien pourtant ce que peut avoir encore de limite cette percee. En effet, elle se dit inevitablement en priorite en termes de reference. La perception, une fois de plus, est du cote du remplissement -- ou de ce qui rend compte de l'impossibilite de remplir.

Il me semble qu'il y a la quelque chose de tout a fait insuffisant : comme si la perception avait toujours pour vocation de constituer quelque chose comme le << contenu >> (ou en tout cas un contenu premier) du langage, alors que 1) il ne va pas du tout de soi que le contenu du langage (si tant est qu'il soit pertinent de raisonner sur lui en termes de << contenu >>, ce dont il y a des raisons de douter) soit specialement perceptif 2) inversement, envisager ainsi la perception (donc en termes de << contenu >>), n est-ce pas, une fois encore, l'interroger depuis le langage (ou une certaine conception rigidifiee du langage), d'une facon qui ignore sa logique propre et aussi bien ce en quoi celle-ci pourrait reellement constituer un modele pour l'activite linguistique (mais cette fois plus en termes de contenu) ?

Je pense qu'au fond une bonne conception des rapports entre langage et perception ne devient a portee de main qu' a partir du moment ou on ne se laisse plus pieger hypnotiquement dans la question de la reference, a laquelle le dispositif intentionaliste nous reconduit trop automatiquement - qu'est-ce donc en effet que l'intentionalite, si ce n'est une anticipation ou une projection de reference? (11) Les retournements que Husserl fait subir a la question de l'intentionalite sont meritoires, puisqu ils la mettent ultimement sous controle du monde, ou, plus exactement, de l'interaction de notre subjectivite non seulement parlante avec le monde, et de ce point de vue, ils vont certainement vers une forme de verite. Mais cela ne suffit pas, parce que ce genre d'analyse demeure toujours fixee sur l'objet, ce qu'on lui donne et ce qu'il est cense nous donner (la limite qu'il est censee constituer pour nous), alors que ce qu'il faudrait penser primairement, ce sont des formes d'action (percevoir autant que parler) en tant qu'elles tirent parti de formes (de schemas dynamiques) deja presentes dans le monde -- et non des objets : les objets viennent apres, ils sont ce que ces formes permettent eventuellement de thematiser, que ce soit linguistiquement ou perceptuellement.

Ce que je dis la, est-ce un desaveu total de la phenomenologie husserlienne et de ce qui pourrait etre son heritage sur le terrain d'une consideration a la fois philosophique et empirique des rapports entre langage et perception ?

Je ne le crois pas, mais je crois que, de ce point de vue, les vraies ressources ne se trouvent pas necessairement la ou on pourrait croire - la ou Husserl traite explicitement du rapport entre la couche Logos (qui de toute facon n'est pas le langage) et la couche << experience >>. Ou sont-elles ?

D'abord, il faut souligner l'extraordinaire outil, en matiere de thematisation des structures perceptuelles << pures >>, que constitue la mereologie, telle qu'elle est mise en place tres tot par Husserl (IIIe Recherche Logique) sous l'influence de Stumpf. Cette fixation sur la mereologie, meme si celle-ci n'est pas pure horizontalite et n'est pas sans hierarchie (celle des << objets fondes >> empruntes a Meinong), renvoie clairement a la necessite de mettre en lumiere des modes de structuration qui ne sont pas syntaxiques, et qui sont propres a l'univers perceptif. (12) On privilegiera alors des modes de structuration fondes essentiellement sur des relations de type topologique (inclusion / exclusion) et non encore ensemblistes au sens ou il n'y a pas ici de structure categoriale formelle au sens hierarchique qui est celui de la relation d' appartenance. Tout ce genre de structures, essentielles notamment la ou il s'agit de penser les donnees continues que sont par exemple les champs perceptifs, constituent des gains reels de la phenomenologie husserlienne, gains qu'elle sait faire jouer a plein la ou elle se tourne vers l'analyse de la perception, ou la ou elle confronte precisement la structure predicative donc syntaxique du discours et celle, infra-syntaxique, des << situations >> perceptives auxquelles celui-ci renvoie. L erreur serait alors de refermer trop vite l'ecart qu'a creuse Husserl et de vouloir a tout prix retrouver au niveau du discours lui-meme des structures mereologiques, selon le fantasme residuel d'une theorie du langage-image, comme on le voit parfois aujourd'hui. (13) Il faut laisser la perception etre la perception, en deca de tout discours, si on veut cerner la nature de sa veritable affinite avec le langage -- ou plutot de l'affinite que le langage, en tant qu'activite seconde, noue avec elle, inevitablement. Il y a, dans cette exploration des structures perceptives comme structures mereologiques, un champ de recherches empiriques de la plus grande urgence, qui eviterait toutes les retrojections brutales du langage dans la perception, telle qu'une certaine philosophie (et pas la phenomenologie la derniere, comme << apophantique >>) nous y a habitues.

Je pense qu' en revanche, si on veut reconstruire a partir de la phenomenologie husserlienne une theorie de << l'air de famille >> que le langage peut partager avec la perception, il faut s'interesser a un aspect tres particulier de la mereologie : non celui, general, qui consiste a raisonner en termes de touts et de parties (ce qui est probablement le mode de structuration intrinseque de l'objet, ou des << formes >> perceptuels), mais celui particulier, qui consiste a faire ou laisser emerger certaines totalites et a se laisser porter par elles, parce qu'elles ont un role moteur, et parce que, par leur caractere absolument formels (d' etre des matieres faites formes), elles se pretent a tout usage, y compris linguistique : je pense ici aux Gestalten.

Il faut remarquer que, ce faisant, on se trouve reporte vers ce que l'analyse phenomenologique orthodoxe (celle obnubilee par le concept d'intentionalite : << toute conscience est conscience de quelque chose, etc. >>) laisse habituellement de cote chez Husserl, a savoir la part non intentionnelle des phenomenes consideres par sa phenomenologie. Les phenomenes de Gestalt, en effet, comme nous l'avons deja marque, sans etre absolument incompatibles avec celle-ci, relevent clairement, contrairement a ce qu'on peut lire trop souvent, d'une autre logique que celle de l'intentionalite.

L'idee n'est plus alors de mesurer un ecart radical entre les phenomenes d'organisation prelinguistiques (supposes gestaltistes) et les phenomenes d'organisation linguistiques (qui ne le seraient pas), mais bel et bien, au contraire, de reperer, de part et d'autre, un phenomene similaire de vie des formes. Le probleme n'est certainement pas de debusquer, au niveau perceptif, la << bonne >> Gestalt qui se retrouverait, comme par miracle, au niveau linguistique (fut-ce au niveau d'une syntaxe entendue comme Gestalt, autour de formes syntaxiques, comme dans les tentatives les plus audacieuses d'une certaine semantique cognitive), mais plutot de percevoir comment le langage lui-meme -- et non la seule << perception >> -- a un fonctionnement de type gestaltiste. Ce qui passerait alors de l'un a l'autre, ce ne serait pas un << contenu >> a reformater, mais bien plutot la dynamique d'un meme principe de fonctionnement. Les Gestalten linguistiques sont proprement linguistiques, et il n'y a pas pour elles de rapport oblige avec des Gestalten perceptives predonnees dans leur contenu -- il y a une dynamique et une productivite propre du langage que rien ne peut schematiser integralement a priori, pas meme la perception -- mais precisement il y a aussi des Gestalten linguistiques, et le langage, dans son genre, a aussi un fonctionnement gestaltiste, notamment du point de vue de la dynamique de ses formes. De ce point de vue, une semantique authentiquement gestaltiste (en tant que semantique) comme celle pratiquee par Pierre Cadiot et Yves-Marie Visetti me parait infiniment plus prometteuse que toutes les tentatives de recollement, toujours trop rapides, du langage et de la perception dans quelque fond commun de formes schematisantes qui sont en realite des contenus, que l'on place habituellement sous le nom de phenomeno-logie. Parler c'est essentiellement operer avec et sur des formes, exactement comme percevoir c'est operer avec et sur des formes -- mais ce ne sont pas necessairement les memes formes. Tout au plus peut-on envisager, d'un point de vue evolutionniste et d'une psychologie du developpement, l'etayage de certaines formes linguistiques sur des formes perceptives, prelinguistiques -- ceci, compte tenu du developpement et de l'espece et de l'individu, parait eminemment probable. Mais il ne s'agit alors en aucun cas ni du pur et simple heritage d un contenu, ni d'un pur et simple transfert schematisant de forme. Il y a une productivite y compris du passage lui-meme (du non-linguistique au lingistique).

Dans cet ordre d'idees, qui substitue a une theorie fondee sur la mise en regard, l'opposition ou le parallelisme, des supposes contenus linguistique et perceptuel, fussent-ils eux-memes << formels >>, une theorie de l'affinite et de la hierarchie des activites linguistique et perceptuelle en tant qu'elles-memes productrices de formes, je crois que ce qu'il y a de meilleur dans la theorie husserlienne de l'intentionalite, c'est indiscutablement sa dynamique. Tant qu'on la fait statique (ou teleologiquement dynamique, au sens d'une convergence idealement reglee, toujours deja donnee, et qu'au fond il n'y a pas a faire), l'intentionalite est un outil d'un faible secours, que ce soit pour rendre compte des faits de langage ou de perception. En revanche, de ce point de vue, il y a une reelle profondeur de la dynamique de l'intentionalite telle qu'elle est mise en place dans Chose et espace, a savoir en termes kinesthesiques. En effet, cette fois, il s'agit d'un veritable cheminement. Ce n'est pas simplement que l'objet auquel nous confronte la perception est celui qui serait vu de facon concordante sous d' autres faces par une infinites d'autres visees convergentes, c'est que nous avons toujours partiellement a le faire dans le tatonnement constitutif (l'accommodation) qui est celui d'une perception. Percevoir, c'est faire quelque chose, qui met en jeu le corps propre, et le reglage de sa distance a l'objet. Il n'y a pas d experience perceptive qui ne soit, indissolublement, une suite d'actions.

Outre l'incroyable profondeur anticipatrice d'un schema qui va a la rencontre des decouvertes des neurosciences actuelles, pour lesquelles la perception est toujours plus une action (ou tout au moins la frontiere entre action et perception est fragile : c'est bien le sujet agissant que met en jeu la perception, fut-ce dans des schemas d'action esquisses, << emules >>, dont l apparition des << formes perceptives >> dont nous avons parle parait toujours plus indissociable), il me semble qu'il y a la aussi bien une source de reflexion importante pour ce que serait une veritable phenomenologie du langage, en ce sens-la (mais en ce sens-la seulement) bel et bien affine a la phenomenologie de la perception. Car cette notion de kinesthese et ce caractere kinesthesique de la perception sont pertinents pour rendre compte aussi bien de la dimension d'action (d' action s'eprouvant et se reglant dans sa propre epreuve, qui est celle d'une inscription dans le monde, d'une appartenance charnelle au monde) du langage lui-meme et de la production de formes semantiques elle-meme.

Parler, on l'oublie trop souvent, est fondamentalement une activite physique. La prise en compte d'une telle dimension suppose bien sur que, au lieu de commencer, comme l'a fait, de fait, Husserl, par une theorie pure de la signification, on concentre le regard phenomenologique sur la parole, comme acte effectif, avec l'idee que le langage n'a pas d'autre lieu que cette activite meme, et qu'y compris les phenomenes lies a ce qu'on appelle << sens >> ne sont pas separables de la dynamique << figurale >> d'une telle activite. Je crois qu'a ce niveau la problematique de la kinesthese, c'est-adire aussi bien de l'autoperception par le sujet de sa propre activite locutoire et de la reorientation dynamique de cette activite en fonction de cette auto-perception, reprend tous ses droits. Il y a une forme de kinesthese linguistique, et de format << kinesthetique >> de l'activite linguistique elle-meme. De ce point de vue la encore, le langage, en un certain sens, fonctionne comme une perception, parce que l'un comme l autre, avec des differences fortes du reste, relevent d'une seule et meme problematique, qui est celle d'une activite situee et dynamique. Il me semble qu il y a la un programme de recherche empirique interessant tant du point de vue linguistique que neurophysiologique -- comment ma corporeite interfere-t-elle dans mon langage par le biais d'une proprioception linguistique, et en constitue-t-elle un moteur decisif, ce qui va jusqu'a une meilleure apprehension de la figuralite du signifiant, comme ce sur quoi le locuteur travaille (ce sur quoi il s'oriente) exactement comme dans la perception. Parler c'est manipuler des formes, que je me vois/percois manipuler, et le fait que je me percoive les manipuler a une importance dans leur manipulation et dans leur facon de faire sens. De ce point de vue une forme de perception (et d'autoperception) joue un role determinant dans tout langage, si on admet que le langage est toujours ce qui se manifeste et se constitue dans une activite linguistique reelle -- principe d'enaction qui pourrait constituer une clause minimalement phenomenologique en matiere de philosophie du langage et de recherches empiriques sur le langage.

Il y a quelques annees, (14) j'ai ecrit contre la theorie du << noyau intuitif >> qui veut, en dernier ressort, remplir le langage d'un contenu deja fait qui serait << perceptif >>. Je continue plus que jamais a recuser une telle theorie, qui semble opposer le langage comme forme a la perception comme contenu, suppose invariant. Je la recuse parce que le langage et la perception l'un et l'autre sont indissociablement formes et contenus (non lieu de << formes pures >>, pas plus que << contenus purs >>, mais de contenus qui fonctionnent comme des formes, paradigmatiquement, et se font et se defont ainsi), et parce que, de part et d'autre, il ne s'agit nullement des << memes >> formes ni des << memes >> contenus. Il faut rendre au linguistique ce qui est linguistique et au perceptuel ce qui est perceptuel et reconnaitre a chacun sa capacite de productivite propre, meme si sans doute, parfois l'une s'ente sur l'autre.

En revanche, je crois de plus en plus que, en un certain sens, le langage fonctionne comme une perception.

Bibliographie

1. Benoist, Jocelyn (1996), << 'Le monde pour tous': universalite et Lebenswelt chez le dernier Husserl >>, Recherches husserliennes (Bruxelles), vol.5, pp. 27-52.

2. Cadiot, Pierre et Yves-Marie Visetti (2001), Pour une theorie des formes semantiques, Paris : PUF.

3. Follesdal, Dagfinn (1958), Husserl und Frege, Oslo : Aschehong.

4. Gurwitsch, Aron (1957), Theorie du champ de la connaissance, tr. fr. Michel Butor, Bruges and Paris: Desclee de Brouwer.

5. Husserl, Edmund (1989), Chose et espace, tr.fr. Jean-Francois Lavigne, Paris : PUF.

6. Husserl, Edmund (1959, 1961, 1962, 1963), Recherches logiques, tr.fr. Hubert Elie, Lothar Kelkel et Rene Scherer, Paris : PUF.

7. Husserl, Edmund (1950), Idees directrices pour une phenomenologie et une philosophie phenomenologique pures, tr.fr. Paul Ricoeur, Paris : Gallimard.

8. Husserl, Edmund (1995) Sur la theorie de la signification, tr.fr. Jacques English, Paris : Vrin.

9. Husserl, Edmund (1992), Philosophie de l'arithmetique, tr.fr. Jacques English, Paris : PUF.

10. Husserl, Edmund (1970), Experience et jugement, tr. fr. Denise Souche-Dagues, Paris : PUF.

11. Husserl, Edmund (1996), Logique formelle et logique transcendantale, tr.fr. Suzanne Bachelard, Paris : PUF.

(1) Il faut rappeler que la notion de noeme est gagnee une premiere fois dans les Lecons sur la theorie de la signification de 1908, dans une analyse du fonctionnement de la modalite significative de l'intentionalite et du dedoublement (entre l'objet en tant que signifie et l'objet lui-meme) qui lui est intrinseque.

(2) A ne pas confondre avec celui, tendanciellement pragmatique et en tout cas reel (a la mesure d'une experience), que l'on trouverait (notamment applique au cheminement gestaltiste de notre perception) dans les travaux de Victor Rosenthal et Yves-Marie Visetti.

(3) Pour le primat du feature perceptuel sur l'objet (ce serait ma piste), voir les travaux d' Anne Treisman. Pour l'eventualite de la production spontanee de telles formes qui fournissent des cadres de reconnaissance, voir Kenet, T. et al. << Spontaneously emerging cortical representations of visual attributes >>, in Nature, 425, 2003, pp. 954-957. Ce qui m'interesse ici, c'est le caractere figural et dynamique a la fois (des << directions >>) des << representations >> produites - le fait que ce qui se manifeste en dehors meme d'une perception reelle et apparemment comme materiau pour la perception, ce soit une sensibilite a des directions et non a des << objets >>.

(4) Edmund Husserl, Chose et espace, [section] 29, tr. fr. Jean-Francois Lavigne, Paris: PUF, 1989, p. 122.

(5) Ibidem, [section] 18, p. 84.

(6) On pourrait en avoir, avec Jean Petitot, une autre lecture qui privilegierait la dimension de remplissement topologique d'un espace. Mais une telle lecture, qui traite l'ante-predicatif pour lui-meme (ce qui represente en soi un terrain d'analyse phenomenologique et morphologique d'un interet inepuisable) laisse de cote la stratification fondamentale, teleologiquement ordonnee, dans laquelle sont prises les analyses d'Experience et jugement, ou l'ante-predicatif est bien essentiellement ce que dit son nom : pre-predicatif.

(7) Edmund Husserl, Experience et jugement, [section] 59, tr. fr. Denise Souche-Dagues, Paris: PUF, 1970, p. 289.

(8) Selon un emploi terminologique qui etait deja celui de Meinong.

(9) Edmund Husserl, Experience et jugement, p. 289.

(10) Ibidem, pp. 289-290.

(11) La resideraient sans doute les autres possibles, a exploiter, de la notion d'<< anticipation >> : degager un sens pour elle qui ne soit pas celui d'une anticipation de reference.

(12) Dans ce sens irait la problematique du << remplissage d'espace >>, bien mise en avant par Jean Petitot.

(13) Je pense a certaines tentatives d' ontologies analytiques (Kevin Mulligan, Barry Smith) qui ne temoignent guere de sens linguistique - c'est-a-dire d' attention a la specificite des modes d organisation qui sont ceux de l'activite parlante.

(14) Cf. Jocelyn Benoist, << 'Le monde pour tous': universalite et Lebenswelt chez le dernier Husserl >>, Recherches husserliennes (Bruxelles), vol. 5, octobre 1996, pp. 27-52.

Jocelyn Benoist *

* Jocelyn Benoist est professeur a l'Universite Paris1 Pantheon-Sorbonne, membre de l'Institut universitaire de France et Directeur des Archives Husserl de Paris. E-mail: Jocelyn.Benoist@univ-paris1.fr

Conference d'ouverture du Workshop Doctoral International << Acte,

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10-12 juin 2010

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