Christopher A. Scales. Recording Culture. Powwow Music and the Aboriginal Recording Industry on the Northern Plains.
Barnat, Ons
Christopher A. Scales. Recording Culture. Powwow Music and the
Aboriginal Recording Industry on the Northern Plains. (Durham et
Londres: 2012, Duke University Press. Pp.368. ISBN : 978-0-8223-5338-6)
Recording Culture. Powwow Music and the Aboriginal Recording
Industry on the Northern Plains (1) s'inscrit dans la lignee de
recentes contributions d'ethnomusicologues a l'etude du
phenomene de l'enregistrement en studio, a des fins commerciales,
de genres musicaux << traditionnels >> par des acteurs
locaux. Depuis les recherches pionnieres de Jocelyne Guilbault sur le
zouk dans les annees 1990, et les travaux de Paul Theberge sur les
rapports entre musique et technologie (1997, 2004), plusieurs auteurs
ont fait du studio d'enregistrement leur principal terrain de
recherche : Louise Meintjes dans des studios de Johannesburg, Beverly
Diamond au Canada, Karl Neuenfeldt en Australie, Thomas Porcello aux
Etats-Unis, Frederick Moehn au Bresil, Eliot Bates en Turquie, mais
aussi Peter Greene au Nepal, et moi-meme en Amerique centrale. Les
enjeux methodologiques et epistemologiques lies a l'analyse de
cette << boite noire >> de l'ethnomusicologie
n'ont certainement pas fini de grossir cette liste--non
exhaustive--de recherches ayant pris pour terrain cet espace dynamique
de creation, investi par des acteurs divers reunis dans le but precis
d'y enregistrer de la musique ...
Ce premier ouvrage de l'ethnomusicologue etats-unien
Christopher A. Scales, aujourd'hui professeur associe a la Michigan
State University, trouve son origine dans la these qu'il a soutenue
en 2004 sous la direction de Bruno Nettl. A la fois musicien, chercheur,
ingenieur du son et realisateur (il compte a son actif plusieurs
disques, parus chez Arbor Records et War Pony Records), Scales livre ici
brillamment les fruits de ses recherches sur la musique powwow
nord-americaine, amorcees il y a pres de vingt ans. En se basant sur des
donnees extraites aussi bien au cLur du studio d'enregistrement
qu'a l'occasion de rassemblements powwows, l'auteur nous
plonge dans l'univers meconnu des musiciens autochtones des
Prairies, les suivants pas a pas des powwow grounds aux sessions
d'enregistrement en studio.
Avec un tel terrain double (a l'interieur et a
l'exterieur du studio), ce livre fascinera aussi bien les amateurs
de musiques autochtones nord-americaines que les chercheurs
s'interessant au role de la technologie dans la creation et la
preservation de musiques dites << traditionnelles >>. A
partir du cas de l'enregistrement de la musique powwow, Scales
decrypte avec lucidite une serie de dynamiques sociales animant
l'ensemble du << monde powwow >> (aux niveaux macro et
micro), tout en mettant le doigt sur un point cle de la recherche
ethnomusicologique depuis les debuts de cette discipline : la rencontre
motivee entre des << autochtones musiciens et des enregistreurs
non autochtones >> (2). Definissant son livre comme << une
etude ethnographique de la culture powwow contemporaine >>,
l'ethnomusicologue se lance pour defi d'analyser le lien
dynamique entre la pratique de la musique powwow en contexte ceremoniel
et son enregistrement en studio. Pour ce faire, il choisit de structurer
son ouvrage en deux grandes sections, qui peinent a s'harmoniser.
En effet, si la premiere partie (composee de trois chapitres) se
consacre surtout a la description minutieuse de la musique et de la
culture pow-wow en contexte << traditionnel >>, la deuxieme
partie nous fait progressivement penetrer dans le monde du studio
d'enregistrement, apres avoir ete familiarise aux rouages de
l'industrie discographique autochtone nord-americaine.
Passer ainsi d'une lourde monographie (somme toute tres
classique depuis les debuts de l'ethnomusicologie) a une
ethnographie pointue du studio (qui inclut des considerations portant
sur des parametres technologiques complexes) ne semble pas trop deranger
Scales, qui se justifie en avancant qu'il a cherche << a
analyser la production et la consommation des enregistrements de musique
powwow comme une sorte de boucle fermee, ou chaque contexte influence
l'autre et devient de plus en plus interdependant >> (243).
Cependant, force est de constater que cette division structurelle ne
fait que reproduire une dichotomisation entre << tradition
>> et << modernite >>, termes que l'auteur ne
manque pourtant pas de critiquer longuement dans son dernier chapitre.
Pour lui, la relation entre les enregistrements powwows en studio et la
pratique << traditionnelle >> de cette musique serait bien
plus complexe : << la force culturellement significative de la
tradition est creee au sein, et est d'ailleurs entierement
dependante, des conditions structurelles de la modernite >> (261).
Cet ouvrage--qui se veut une premiere recherche sur la musique
powwow en studio, faisant suite a de nombreuses etudes portant sur le
powwow en tant qu'acte performantiel en contexte <<
traditionnel >> prend pour point de depart un questionnement
concernant les raisons qui motiveraient les acteurs des powwows a
vouloir enregistrer leur musique. En analysant les differences entre des
pieces jouees lors de ceremonies et d'autres enregistrees en
studio, l'auteur va chercher a comprendre quels seraient les
principes esthetiques qui gouvernent la musique powwow nord-americaine.
Au niveau social, ce sont plutot les liens entre competitions de powwow
(qui pullulent en ete sur les Prairies) et les enregistrements
discographiques de musique powwow (qui se vendent et se trouvent surtout
dans ces memes competitions) qui serviront de fil conducteur a
l'ensemble du livre. Tout cela dans le but de decrypter le <<
reseau complexe d'interactions sociales et d'allegeances
esthetiques generees par la participation autochtone dans le circuit
powwow des Prairies >> (4).
La premiere partie, intitulee << La culture powwow des
Plaines du nord >>, comporte trois chapitres, abordant tour a tour
des considerations sur la pratique de la musique powwow, sur
l'esthetique de cette musique, et enfin sur les acteurs qui la font
vivre. Malgre quelques longueurs (dues a la densite des informations
fournies), ces trois premiers chapitres offrent une claire definition de
la ceremonie powwow et de la musique qui l'accompagne. On rentre
ainsi progressivement dans le monde peu mediatise des musiciens
autochtones nord-americains, avec tout d'abord une description
ethnographique precise d'un powwow de competition, ou differents
groupes de tambours (drum groups) s'affrontent pour gagner des prix
pouvant aller jusqu'a 20 000 $. Apres la << grande entree
>>, sorte de parade ou tous les acteurs impliques (musiciens,
chanteurs, danseurs ...) defilent selon des normes preetablies, des
juges s'affairent durant trois jours (generalement en fin de
semaine) autour des groupes de tambours afin de designer les laureats de
differentes categories (regroupees par tranches d'age). Ce systeme
de recompenses pecuniaires est au contraire absent des powwows <<
traditionnels >>, detailles dans la deuxieme partie de ce premier
chapitre. Presentes comme d'importance moindre (en terme
d'achalandage et de retombees financieres), les powwows <<
traditionnels >> demeurent prises par l'ensemble des groupes
de tambours pour qui la participation benevole a ces ceremonies
represente une facon de << rester modeste >>, de se <<
sentir bien autour du tambour >>, de << rendre les gens
heureux >>... sans entrer dans une logique capitaliste de
competition : << Dans les powwows "traditionnels" on
chante pour le "plaisir" et non pas pour l'argent qui
peut etre gagne a travers la competition >> (59).
Apres ce premier chapitre de contextualisation, Scales nous propose
de rentrer plus en details dans les << chansons powwows >>
que l'on entend dans les powwows de competition. Se placant du cote
des juges charges d'evaluer les performances des groupes de
tambours inscrits aux competitions, on decouvre une serie de criteres
esthetiques definissant ce qui constituerait une << bonne >>
performance. Un premier tableau, page 86, nous renseigne sur les six
differentes categories de danses structurant le deroulement d'un
powwow de competition, categories elles-memes regroupees en quatre
classes d'age. D'autres criteres esthetiques sont ensuite mis
en evidence--cette fois-ci a partir du point de vue des musiciens--apres
l'analyse d'extraits d'entretiens extremement vivants,
qui temoignent de la dynamique des echanges entre le chercheur et les
musiciens interviewes.
Le troisieme chapitre, << Groupes de tambour et chanteurs
>>, se consacre a << detailler les arrangements sociaux qui
se forgent pendant un powwow >> (113), a partir des cas de deux
groupes de tambour que l'auteur a cotoye pendant les etes 1999 et
2000 : les Spirit Sand Singers et les Northern Wind Singers. En suivant
leurs pas sur le << sentier du powwow >>, on comprend
l'importance de la << culture du voyage >> pour ces
musiciens, pris dans une logique financiere dans laquelle l'acces a
des prix lors de competitions conditionne le remboursement de leurs
frais de voyages. Ce chapitre s'acheve sur des precisions sur
l'organisation sociale d'un groupe de tambour, avant de faire
un bref lien entre la participation a des competitions et
l'apparition de labels et de studios dedies a l'enregistrement
de musique powwow.
La deuxieme partie du livre s'ouvre sur un historique de
l'industrie de l'enregistrement discographique de la musique
powwow dans l'Ouest canadien. Scales pose ensuite deux objectifs :
d'une part, << decrire et caracteriser la structure
institutionnelle et economique des labels de musique powwow >>
(145), et de l'autre, de comprendre les mecanismes des interactions
au sein d'Arbor Records, un label independant manitobain specialise
dans les musiques autochtones.
Pour l'auteur, la naissance de ces labels coincide avec
l'apparition des grands powwows de competition, subventionnes par
des casinos implantes dans des reserves amerindiennes. En effet,
l'entree d'argent generee par ces institutions se trouve
repercutee sur toute l'economie de la communaute powwow, les
groupes de tambours desireux de remporter des prix etant tenus
d'avoir realise des enregistrements discographiques commercialises,
garants pour leur public de leur << professionnalisme >> et
de leur << reputation >>. Empruntant un marche tres
restreint, la commercialisation de musique powwow passe par un circuit
de distribution specialise et en marge des musiques mainstream
nord-americaines, notamment a travers le reseau des vendeurs ambulants
qui se deplacent de powwow en powwow, ainsi que dans les petits magasins
independants (appeles one-stops ou mom-and-pop stores) qui jonchent les
Prairies canadiennes.
C'est finalement dans le cinquieme chapitre de ce livre que
sont abordees de front les problematiques liees a l'enregistrement
en studio de la musique powwow << traditionnelle >>.
L'accent y est mis sur le processus creatif en studio, lieu de
<< mediation >> et de negociation entre des personnes aux
interets esthetiques et commerciaux differents. Scales base tout son
argumentaire sur l'observation ethnographique de deux
enregistrements de musique autochtone, realises par Arbor Records et
auxquels l'auteur a largement participe en tant qu'ingenieur
du son. Cette proximite du chercheur avec son objet d'etude donne
ici lieu a une description precise et vivante du processus de creation
discographique en studio, avec une serie d'anecdotes croustillantes
sur des sessions d'enregistrements, definies comme <<
hautement interactives >> (202) entre les musiciens, ingenieurs du
son et realisateurs impliques.
Dans le chapitre suivant, egalement centre sur ce qui se passe en
studio, on rentre encore plus en details dans l'univers de
l'enregistrement discographique de la musique powwow. A partir de
ses observations in situ, Christopher Scales fait ressortir
l'importance du concept de liveness aussi bien pour les musiciens
autochtones que pour les employes non autochtones d'Arbor Records.
En effet, une des caracteristiques fondamentales du << son
>> d'un enregistrement powwow residerait dans sa capacite a
faire entendre et ressentir les aspects propres aux performances en
direct et en contexte ceremoniel. Cela va sans dire que la
transplantation de la musique powwow de la reserve au studio ne se
realise pas sans difficultes, les sollicitations esthetiques des
musiciens ne coincidant pas forcement avec les imperatifs techniques qui
conditionnent le travail des ingenieurs du son et du realisateur.
Le septieme et dernier chapitre avant la << Coda >>
reprend la question qui avait intrigue Scales au debut de sa recherche :
pourquoi les musiciens powwow veulent-ils s'enregistrer? Operant un
retour sur l'ensemble de son livre, l'ethnomusicologue degage
ainsi trois moteurs de cette dynamique : l'argent (meme si les
gains occasionnes par la vente de disques servent surtout a couvrir les
frais de subsistance des groupes de tambour), la reputation et le
prestige (le fait d'avoir sur le marche plusieurs disques
represente pour la communaute powwow un gage de qualite et de
professionnalisme) et la preservation de la culture et de
l'histoire (une chanson enregistree devenant une partie integrante
du patrimoine culturel powwow).
Avant de conclure son livre, Christopher Scales se lance dans un
vibrant plaidoyer (262-267) pour une ethnomusicologie de
l'enregistrement en studio, qui viserait a balayer les velleites
ethnocentristes des << enregistrements ethniques academiques
>> (d'apres les termes de Kay Shelemay). Suite a son
experience double en tant qu'ethnomusicologue et ingenieur du son
engage par une maison de disques independante, Scales soutient en effet
que l'exercice actuel de l'ethnomusicologie peut (et devrait)
se faire a travers la realisation d'enregistrements commerciaux qui
<< challengent le discours du realisme documentaire
caracteristique [des disques ethnico-academiques] : un discours qui
relie la performance en direct a l'authenticite >> (266).
Pour lui, il est important de depasser ce paradigme epistemologique
severement ancre dans la discipline, en reconnaissant que la pratique du
<< realisme documentaire [...] n'est qu'un choix parmi
d'autres, choix qui est historiquement et culturellement determine
>> (267).
Au final, l'ouvrage Recording Culture. Powwow Music and the
Aboriginal Recording Industry on the Northern Plains pointe du doigt une
serie de propositions epistemologiques a meme d'operer un
changement de paradigme pour l'ensemble de la discipline
ethnomusicologique. Tout d'abord, en passant de l'analyse du
materiau musical (l'oeuvre, le disque, le concert ...) a celle du
processus
createur en studio, on arriverait a mettre en evidence les
dynamiques sociales a l'origine de tout acte createur : <<
comprendre le processus de l'enregistrement en studio en termes
musicologiques permet de cerner la specificite des relations sociales au
sein d'un contexte plus large >> (203). En ce qui concerne le
role et la place du studio d'enregistrement dans la recherche
ethnomusicologique, Scales affirme que le studio << existe a
l'intersection de la creation musicale et de la commercialisation
>>, etant << une institution commerciale visant a creer des
produits esthetiques >>. De plus, l'auteur soutient que la
fabrication de l'esthetique des enregistrements de musique powwow,
basee sur la notion de liveness, << se trouve a
l'intersection entre la technologie et la "tradition", un
"entre-deux" [...] entre les terres du powwow et le studio
d'enregistrement >> (255). L'importance centrale des
enregistrements residerait donc dans leurs facultes de <<
synthetiser une serie de valeurs esthetiques et de positions sociales
>> (256).
Malgre une premiere partie assez lourde (offrant tout de meme un
panorama detaille de la musique powwow avant son entree en studio),
l'emploi de donnees un peu depassees (datant de dix a quinze ans)
et le manque notoire de liens vers des pages internet (et surtout vers
des videos, absentes du disque compact), ce premier livre de Christopher
A. Scales represente une excellente contribution aux etudes
ethnomusicologiques focalisees sur l'analyse du role de la
technologie du studio d'enregistrement dans la creation, la
transformation, la preservation et la diffusion de genres musicaux
<< traditionnels >>. Clairement passionne par sa recherche,
l'ethnomusicologue-ingenieur du son-realisateur expose avec grand
discernement les defis qui lui ont ete poses durant la tenue de sa
recherche doctorale, defis qu'il a su surmonter avec brio. Plus
encore, les questionnements epistemologiques auxquels il a ete confronte
sauront trouver echo aupres des nouvelles generations de chercheurs qui
experimentent sur leurs terrains des situations identiques, n'etant
desormais plus les seuls maitres a bord de la technologie--comme cela a
toujours ete le cas jusqu'a tres recemment.
La miniaturisation et la diffusion mondiale des appareils
technologiques (aussi bien dans l'enregistrement sonore
qu'audiovisuel ou photographique), couplees a une augmentation
frenetique des echanges et des communications (via l'omnipotent
internet), ont aujourd'hui pour effet de decupler les possibilites
creatrices de
l'homme contemporain. Dans un monde ou la technologie semble
ainsi changer les vies de plus en plus d'humains, il y a de quoi
penser que l'ethnomusicologie--bien que nee en revolte a la
suprematie ethnocentrique de la musicologie historique
europeenne--n'a pas fini de se developper, pour tenter de repondre
aux questions que nous pose la musique, ce << supreme mystere des
sciences de l'homme, celui contre lequel elles butent et qui garde
la cle de leur progres >> comme le devisait si savamment Claude
Levi-Strauss (1964 : 26), il y a pres de cinquante ans dans Le cru et le
cuit.
References
Levi-Strauss, Claude, 1964, Le cru et le cuit, Paris, Plon.
Ons Barnat
Universite de Montreal
(1.) A ne pas confondre avec l'ouvrage Recording Culture.
Audio Documentary and the Ethnographie Experience, paru en 2009 chez
Sage.