Le Rara de Leogane: Entre fete traditionnelle liee au vodou et patrimoine ouvert au tourisme.
Dautruche, Joseph Ronald
The Rara of Leogane, a ritual practice in Haitian communities, has
been the subject of several reworkings in the course of social
evolution. The events made up of music, dance and ritual procedures are
organized as a group and orchestrated by leaders. It is they who first
changed the image of this unique cultural practice at the first Rara
Festival in 1992. The study of their communications with the media at
the time of this first consolidating event, shows a cultural mediation in connection with the public, which found support on the part of all
the players in social governance, the mayor's office, members of
parliament and the Ministry of Culture. In his article, the author muses
about the processes which have conveyed on Rara a territorial heritage
of identity, and he brings to light the importance of the tourist
potential latent in this event as a developmental resource in an area
torn apart by repeated human confrontations and natural disasters.
Le Rara de Leogane, une pratique rituelle des collectivites
haitiennes, a fait l'objet de plusieurs reamenagements au fil des
evolutions societales. Les evenements composes de musiques, de danses et
de processus ritualises sont organises en bande et diriges par des
chefs. Ce sont eux qui, les premiers, ont change l'image de cette
pratique hautement culturelle a l'occasion du premier festival de
Rara, qui a eu lieu en 1992. L'etude de leurs communications avec
les medias lors de ce premier evenement centralisateur demontre une
mediation culturelle aupres du public qui a ete appuyee par
l'ensemble des acteurs de la gouvernance sociale, la mairie, la
deputation et le ministere de la Culture. L'auteur, dans cet
article, se questionne sur les processus qui ont fait du Rara un
patrimoine identitaire territorial et met en lumiere l'importance
de la potentialite touristique de l'evenement, qui s'impose en
tant que ressource de developpement dans une zone ravagee par des
confrontations humaines et des catastrophes naturelles repetees.
**********
Les nombreuses confrontations entre les anciennes puissances
colonisatrices, la guerre menee par les anciens esclaves contre le
systeme colonial esclavagiste, pour l'independance d'Haiti et
les catastrophes naturelles ont laisse peu de traces du passe materiel (le bati en particulier) de Leogane. Cette ville, qui a ete detruite a
plus de 90% lors du puissant seisme du 12 janvier 2010, est devenue
tristement celebre, mais il est important que cet evenement ne finisse
pas par emporter tout ce qui reste vivant et anime encore cette region
d'Haiti, voire ce qui fait son identite. Un mois environ apres
cette tragedie, les sites cles differentes bancles de Rara (1)
commencaient a etre reanimes au rythme du tambour annoncant la saison de
cette fete traditionnelle.
<<Le Rara est l'une des ressources culturelles majeures de cette
ville. Depuis les annees 1990, les acteurs locaux de Leogane
organisent un festival mettant en valeur les differentes bandes de
Rara, l'histoire et quelques particularites culturelles de la
region. Cette expression culturelle sort de plus en plus d'un
statut de fete traditionnelle locale liee au vodou pour devenir une
attraction touristique de cette zone, qui attire de nombreux
Haitiens vivant a l'etranger (originaires de Leogane en
particulier), des cooperants travaillant dans le pays et des
visiteurs locaux.>>
Il ne s'agit pas clans cet article de presenter une friche de
la culture haitienne qui tendrait a renvoyer une image specifique
d'Haiti ou a confiner la culture haitienne dans une essence ou dans
une tradition. Le Rara n'est pas pris ici comme une survivance
d'un temps revolu ou un dernier element d'un
<<primitivisme>> haitien conserve de maniere authentique par
des gens coupes du reste du monde ou, du moins, comme un
<<paysage>> qui merite d'etre protege pour le plaisir
des regards exterieurs (2). A l'heure des debats epistemologiques
et methodologiques qui agitent aujourd'hui la discipline
anthropologique, il est temps que les ethnologues ou anthropologues se
remettent du <<peche originel>> (3) qui a marque la
discipline depuis sa fondation et s'interessent moins a
l'exotisme pour se tourner progressivement vers les foyers
contemporains d'interet collectif (Bromberger 1997 : 308). Autant
dire que ce ne sont pas les formes traditionnelles du Rara ou ses
manifestations au cours de la periode coloniale qui m'interessent
ici, mais son inscription contemporaine dans la vie locale.
En s'appuyant sur des entrevues menees avec des dirigeants de
bandes de Rara, des acteurs impliques dans l'organisation du
festival et des donnees tirees d'observation directe sur le
terrain, l'objectif de cet article est de montrer les usages
actueis du Rara et les mecanismes d'esthetisation dont il fait
l'objet lors de la mise en patrimoine et en tourisme. Ces processus
s'inscrivent dans une demarche des acteurs locaux qui tend a faire
de cette tradition vivante non seulement une ressource culturelle
d'importance sur le plan national et international, mais aussi, un
capital a faire fructifier dans l'interet economique d'une
zone ravagee par des confrontations humaines et des catastrophes
naturelles repetees.
Nous presentons, dans un premier temps, quelques elements
d'ordre theorique susceptibles de structurer le texte. Nous
enchainons en traitant des relations du Rara avec le vodou. Nous tachons
de retracer, dans un second temps, le processus de transformation du
Rara de Leogane avec pour ambition de faire ressortir les enjeux qui le
sous-tendent. En conclusion, nous essayons de montrer l'importance
du Rara pour les Leoganaises et les Leoganais disperses a travers le
monde en faisant le lien a ce qu'on appelle de nos jours <<le
tourisme de retour>>.
Festivites rara et toudsme : une question de construction et de
recherche d'ancrage patdmonial
Depuis la chute du regime des Duvalier en fevrier 1986, des
migrants haitiens de premiere generation et leurs descendants commencent
a choisir Haiti comme destination de vacances et effectuent leurs
voyages surtout au moment des festivites : vodou, carnaval, Rara, etc.
Cette dynamique ne s'apparente pas a un tourisme centre sur la
quete de l'Autre ou de l'ailleurs, mais plutot a un tourisme
anime par la recherche d'ancrage patrimonial, de referents
identitaires ou de retour chez soi. Ceci nous invite a la considerer a
la lumiere des etudes mettant l'accent davantage sur les liens
personnels pouvant rapprocher les touristes du patrimoine.
Les personnes migrantes et celles issues de la migration sont
toujours traversees par le desir d'entretenir des liens avec les
territoires d'origine. Ces formes de retour en tant que pratique et
experience touristique ont deja attire l'attention de certains
chercheurs. On parle de tourisme de memoire (Urbain 2003), de tourisme
diasporique (Coles et Timothy 2004, Wagner 2008), de tourisme de retour
ou <<re-tourisme>> (Saidi 2006) et de tourisme des racines
(Legrand 2006). L'emigration plus ou moins forte qu'a connue
et que connait encore Haiti favorise le developpement de ces types de
tourisme.
Le tourisme diasporique est lie a un desir de retour sur leur terre
natale qui habite nombre de personnes migrantes et cette nostalgie se
vit a travers des sejours de courte duree (Wagner 2008). Definie comine
un tourisme des racines par Caroline Legrand (2006 : 165), cette
<<forme singuliere de circulation>> permet a ces personnes
de se rapprocher physiquement et provisoirement de leur lieu
d'origine. Timothy (1997), lui, parle de tourisme de patrimoine
personnel (personal heritage tourism) lorsque ces touristes
entretiennent des liens emotionnels avec les sites visites.
Dans cette veine, Poria, Reichel et Biran (2006) soutiennent que
c'est l'individu qui considere le patrimoine personnel comme
tel en se basant sur son identite, son experience, sa tradition ou
d'autres dimensions sociales ou emotionnelles. Legrand renforce
cette idee, en soulignant que les gens n'ont de cesse de vouloir
fouler la contree de leurs ancetres pour mieux conforter leur sentiment
d'appartenance et enrichir, sous le coup de cette experimentation,
leur propre memoire (2006 : 163). Le tourisme de memoire tel qu'il
est vu par Urbain (2003) participe, dans une certaine mesure, de cette
meme dynamique. Il le regarde comme un rite collectif de connaissance du
passe, une pedagogie par le voyage, un vecteur de conscientisation
historique du touriste. Le chercheur considere meme que, sur un
territoire donne, c'est un outil de consolidation de la culture,
une contribution a la construction identitaire, pouvant meme influencer
la formation d'un peuple.
Ces formes de nostalgie se vivent dans nombre de communautes
diasporiques. Dans certains pays, on met en place des projets pour aider
les gens a recreer certains liens avec leur communaute d'origine.
On construit des circuits touristiques en lien avec les trajectoires
familiales propres a chaque migrant ; on favorise la creation de musees
de l'emigration devenus, ici ou la, de veritables lieux de memoire
pour des populations dispersees en quete de sens, de referents
historiques et autres ancrages patrimoniaux. Le Liban, par exemple,
conscient de la manne financiere que represente la population
diasporique, developpe ainsi des circuits d'une semaine pour les
jeunes descendants de migrants libanais qui souhaitent garder le contact
avec leur pays d'origine (Legrand 2006).
Dans un autre ordre d'idees, le patrimoine est vu chez
certains auteurs comme une ressource visant a doter le present et
l'avenir d'un systeme de valeurs specifiques renforcant la
solidarite au sein d'un groupe et le separant des autres
(Bandyopadhyay 2008). Et dans le livre recemment publie sous la
direction d'Emma Waterton et Steve Watson (2010), les auteurs
apprehendent le tourisme comme une arme puissante dans la strategie
visant a creer une conscience collective, une difference par rapport aux
autres, et a mettre l'accent sur ce qui est singulier ou unique,
lis soulignent que l'intention d'une telle strategie est de
creer une prise de conscience particuliere, une identite regionale ou
locale, soutenue par les valeurs et les representations. Saidi, lui, en
paraphrasant Hollinshead (1998), voit le tourisme comme un domaine de
marchandisation de la difference et d'interpretation de
l'alterite. Il croit que :
<<L'une et l'autre sont consubstantielles de ce
qu'on peut appeler une <<touristicite>> du monde.
Celle-ci met en lumiere non seulement les traits et les elements qui
soulignent clairement le caractere touristique d'un objet ou
d'une destination, mais aussi les pratiques, les politiques et les
strategies de se promouvoir, de se presenter et de se representer qui
plus subtilement structurent et conditionnent une destination au fur et
a mesure qu'elle se laisse volontairement envahir par les flux
touristiques. Ce faisant, celle-ci acquiert une culture
d'auto-esthetisation, a la lumiere de laquelle elle se magnifie, se
maquille, dit sa beaute, affiche ses specificites et fait profiter le
monde de son hospitalite.>> (Saidi 2010 : 6)
Nous analyserons nos donnees a la lumiere d'idees, de notions
et de concepts avances par des auteurs choisis pour leurs convergences
dans ce qui se passe et se fait a Leogane depuis les annees 1990.
Notamment, le tourisme diasporique tel qu'il est mis de
l'avant par Coles et Timothy (Ibid.) et par Wagner (2008), le
concept de tourisme de racines utilise par Legrand (2006) et celui de
tourisme de patrimoine personnel avance par Timothy (Ibid.), Poria,
Reichel et Biran (2006), ainsi que l'idee de tourisme de retour et
surtout celui de culture d'auto-esthetisation emballant un objet
qui s'ouvre au tourisme, soulignee par Saidi (2006-2010).
Le Rara : entre metissage historique et croyances religieuses
Le Rara est l'une des grandes fetes culturelles du peuple
haitien qui se transmet depuis plusieurs generations et qui attire
chaque annee des milliers de participants, tant d'Haiti que de la
diaspora. Il a lieu dans plusieurs endroits du pays et Leogane est la
zone la plus renommee. Dans la plaine de Leogane seulement, les
autorites municipales comptent 32 bandes de Rara qui drainent au moins
2000 personnes chacune au moment des festivites des trois derniers jours
de la Semaine sainte.
Utilise a la fois comme nom et comme adjectif, le terme
<<rara>> designe plusieurs elements. Il signifie
<<vacarme>> dans l'expression pa vin fe rara la a
(eviter de faire du vacarme dans cet espace), sens proche de son origine
africaine. Il indique un type de son ou un rythme musical particulier.
Dans son acception la plus populaire, le terme <<rara>> fait
reference a des fetes traditionnelles hMtiennes commencant le lendemain
du mercredi des Cendres et finissant le lundi de Paques, soit durant la
periode du careme chretien. Les manifestations sont animees par les
bandes de Rara, generalement dans la rue, et rassemblent une immense
foule dansant et chantant au rythme du tambour, l'instrument
central de la musique rara. De son site ou lakou (4), une bande se
deplace avec quelques dizaines de personnes et augmente en cours de
route pour atteindre jusqu'a 2000 personnes. Elle est menee par un
chef nomme <<colonel>>.
L'origine du Rara est plurielle et semble porter les traces de
tous les groupes humains qui se sont rencontres en Haiti depuis le XVe
siecle : Amerindiens, Europeens et Africains. Plusieurs hypotheses ont
ete proposees. Pour certains, le Rara est associe a l'equinoxe du
printemps celebre par les Amerindiens. Jean Coulanges (5) a remarque que
la pratique des jongleurs haitiens est similaire a celle des descendants
actueis des Mayas du Guatemala et de l'Equateur qui honorent la
nature de cette facon.
Selon la tradition orale, le Rara s'est developpe
principalement a Leogane et dans l'Artibonite, car la reine
Anacaona (6) residait dans cette region et se deplacait souvent avec sa
garde d'honneur vers l'Artibonite pour visiter son epoux,
Caonabo, cacique du royaume du Maguana (actuellement Departement de
l'Artibonite), et ses deplacements se faisaient au son de la
musique. Aujourd'hui encore, cette tradition est particulierement
forte dans ces deux regions du pays.
Le Rara puise aussi ses racines dans la culture europeenne,
notamment dans la fete espagnole La Cruz ou fete de <<la
croix>> qui dure toute la Semaine sainte jusqu'au matin du
dimanche de Paques (Alexis 1961). En France, le Rara serait associe au
symbole du printemps a l'epoque de la feodalite (Paul 1962). Pour
d'autres chercheurs, le Rara serait issu des tribus africaines
Congo et Yoruba (actuei Nigeria) (7). Dans l'une de leurs langues,
le mot <<rara>> signifie <<bruyamment,
hautement>>.
Le debat relatif a l'origine du Rara reste encore ouvert (ce
sujet n'est pas ici notre principale preoccupation), il semble que
cette coutume d'origine plurielle ait subi bien des transformations
dans le contexte de l'histoire bouleversante d'Haiti, ce qui
en fait, au til du temps, une expression culturelle propre a ce pays. Sa
base se construit avec des elements culturels provenant des Tainos, des
Espagnols, des Francais et de differents groupes humains venus
d'Afrique (Dautruche 2008). Ce qui invite a apprehender cette
expression culturelle comme un <<patrimoine metisse>> (8).
Le Rara porte encore aujourd'hui la memoire de son parcours
historique et nombre de ces elements tirent leurs racines dans des
traditions anterieures. (Voir Figure 1)
Rara et vodou" une question de croyances des heritiers
Dans le temps, l'activite d'une bande de Rara etait
comparable a celle d'une petite armee appelee a defendre un
territoire donne. Ce qui implique aussi la demonstration de la force
mystique (9) de son proprietaire qui est generalement un ougan (pretre
du vodou). Cette preoccupation se traduit dans la denomination de
plusieurs bandes a Leogane : <<Chien Mechant>>,
<<Renommee>>, <<Taureau lakou>>,
<<Tirailleurs (10)>. Frequentees essentiellement par des gens
vivant dans les peripheries de leur site d'origine, les bandes se
deplacaient surtout la nuit en marge des villes. L'effectif
d'une bande de Rara ne depassait pas a ce moment-la une
cinquantaine de personnes. L'orchestre entonnait des chansons au
rythme des rituels vodou et etait accompagne de petits instruments
traditionnels : coquille du lambi, vaksin (11), rape en fer-blanc, tige
de fer et tambour.
Depuis la periode coloniale, a l'instar de plusieurs
traditions culturelles du pays, le Rara et le vodou ont tisse des liens
serres. D'apres les temoignages de nombreux dirigeants de bandes,
celles-ci se forment a la demande d'un lwa (divinite du vodou) et
la personne qui a recu le message (en songe ou par l'intermediaire
d'une tierce personne chevauchee par un lwa) a pour responsabilite
d'organiser les festivites chaque annee. Cet engagement se transmet
a travers les generations, et le cas de la bande denommee
<<Tirailleurs>> nous permet de comprendre ce rapport.
La fondation de la bande Tirailleurs remonterait aux annees 1830
sur le site dit Ka Tony, situe sur l'habitation Bineau
l'Estere, a Dessources, lre section communale de Leogane. Le
premier dirigeant des Tirailleurs, Tony Charlessaint, selon nos
informateurs, aurait eu acces a un pwen (12) pour l'aider a se
defendre dans un conflit terrien l'opposant a l'Etat haitien,
au sujet du site de la fondation de la bande. Cette force surnaturelle
aurait eu pour vertu de proteger ce dernier dans le dit conflit. En
echange, il devait fonder une bande de Rara sur le site avec pour
obligation d'y organiser des festivites chaque annee.
Il est important de souligner qu'une ceremonie vodou
represente assez souvent une forme de tribut envers les lwa, dont les
principaux roles consisteraient a veiller aux affaires temporelles des
croyants. La ceremonie prend dans cette veine l'allure d'une
transaction dans laquelle sont evalues et reglementes dons, promesses et
dettes. Et, comme l'a ecrit Claude Dauphin, <<le pratiquant
du vodou compte sur le succes de ces negociations pour mener une vie
bien accordee avec son entourage social, economique, politique et
culturel>> (1986 : 17). De nos jours, les dirigeants des bandes
organisent une grande ceremonie vodou au debut de chaque cycle rara.
Celle-ci a pour but d'obtenir la protection des lwa tout au long de
la saison en vue des grands parcours qui se font surtout la nuit, car
selon la croyance populaire, durant ces heures nocturnes, les personnes
sans protection mystiques peuvent faire des rencontres avec des forces
malefiques capables de les perturber. Il importe aussi de proteger la
bande contre les mauvais sorts que peuvent envoyer les rivales voulant
diminuer ses performances. Les responsables de bandes implorent ainsi la
bienveillance de Met kafou, ce lwa qui aurait la faculte de proteger la
bande a chaque traversee des carrefours consideres comme dangereux (Voir
Figure 2).
Du site vodou cu centre-ville : le Rara devient la fete culturelle
de reference de la region
Le Rara a ete considere comme quelque chose qui faisait la mauvaise
renommee de Leogane. Animees du desir d'ecraser les concurrents,
les bandes rivales s'adonnaient couramment a des rixes, avec pour
corollaire empoignades et <<coups de poudre>> (13).
S'ajoutent a tout cela les prejuges rattaches au vodou et a la
culture populaire dans la societe haitienne d'avant 1986 (14). En
temoigne, dans le debat autour de l'Exposition internationale de
Port-au-Prince en 1949, cerre intervention d'Ern Smith :
<<Durant tout le cours de l'Exposition [que soient
tenus] eloignes de ce centre de civilisation [...] les adeptes et les
amoureux du culte vodou [...] : les raras et les bandes grotesques de
mardi-gras consideres comme des pestiferes. [...] Il est grand temps que
nos intellectuels et nos folkloristes jettent un pleur sur ces cadavres
et prononcent definitivement leurs oraisons funebres (Smith, 1948 : 1).
Les nombreux cas de blessures graves enregistres apres chaque
affrontement des bandes rivales--suivis de deces certaines fois--ainsi
que l'incidence de ces rivalites sur l'image de Leogane,
ajoutes aux nombreuses critiques adressees principalement aux
responsables de bandes, ont provoque une prise de conscience chez tous
les acteurs concernes. Dans cette veine, le responsable de bande Bonheur
Calixte est souvent intervenu aupres des medias de la capitale (la
Television nationale en particulier) pour expliquer la nature du Rara.
Il n'en demeure pas moins que son travail au niveau local, pour que
tout se passe bien, etait colossal (motiver les dirigeants pour eviter
les rixes entre les bandes, les inciter a sortir un peu plus tot dans
l'apresmidi, former des comites pour assurer la securite des
participants et l'encadrement des visiteurs, etc.). Mais,
c'est surtout l'organisation d'un festival impliquant le
defile des bandes dans l'espace urbain qui va changer en profondeur
les anciennes pratiques. Se deroulant sur fond de concours de musique
entre les differentes bandes, ce festival va donner lieu a de nouvelles
formes de competitions. Il ne s'agit plus de mettre a point les
forces physiques et mystiques, mais de bien accorder les notes de
musique et preparer banderoles, drapeaux et autres accessoires afin de
faire bonne figure aux grands defiles du centre-ville. Ainsi, le
Festival Rara est organise au cours des trois derniers jours de la
Semaine sainte dans le centre-ville de Leogane depuis 1992.
Il importe de preciser que l'organisation du premier Festival
Rara n'est pas uniquement le fruit du travail des acteurs locaux ;
celle-ci resulte aussi du climat politique de l'epoque. En effet,
le coup d'Etat militaire de 1991 et l'embargo economique de la
communaute internationale ont provoque une vague de desespoirs au sein
de la population haitienne. Les traditions festives du pays etaient
alors mobilisees sur un mode performatif pour galvaniser la population.
Des organismes publics et des mecenes ont commence des lors a apporter
leur soutien a ces festivites.
L'arrivee de nouveaux dirigeants scolarises et/ou issus de la
diaspora a aussi largement contribue a la transformation du Rara. Si,
dans le temps, une bande de Rara etait dirigee par une seule personne
--le <<proprietaire>> de cette bande, generalement un
ougan--de nos jours, elle est administree par un comite executif. Les
membres du comite sont nommes en fonction de leurs aptitudes, a
l'exception du president qui, lui, est choisi en fonction de sa
position privilegiee dans la localite. Ce dernier est transforme en
distributeur de biens et assume seul certaines depenses de la bande.
Les rivalites entre les bandes de Rara se deroulent aussi de nos
jours sur fond de concours de musique improvise dans les rues. De fait,
pour etre competitive, une bande doit necessairement renforcer son
orchestre en instruments et en musiciens. L'apport materiel et
financier des Leoganaises et des Leoganais vivant a l'etranger est
sur ce plan remarquable. Les instruments de musique (trompettes,
trombones, helicon et contrebasse) utilises dans les bandes de Rara sont
generalement des dons de ces derniers.
Dans la diaspora haitienne, des comites se mettent en place dans
plusieurs Etats des Etats-Unis d'Amerique et dans plusieurs autres
pays, notamment en France et dans les Antilles, pour financer les bandes
et faire leur promotion. En effet, avec la musique rara s'est
ouvert au sein des communautes haitiennes de ces pays un marche de
disques compacts attirant des Haitiens, quelques musicologues et/ou
ethnomusicologues et d'autres etrangers. L'interet ainsi
suscite, motive nombre d'entre eux a venir participer aux
festivites rara.
Un maestro nous a souligne que c'est la production de disques
compacts et la qualite de la musique qui font aujourd'hui
l'honneur d'une bande. Il affirme, avec une pointe de fierte,
que cette annee sa bande a produit un cederom comportant cinq chansons.
En effet, la production d'un CD est de nos jours un gage de la
qualite de la musique d'une bande ainsi que des exploits de ses
musiciens. Ce systeme de valeurs culturel est conforte par les medias
locaux. Dans un spot publicitaire, par exemple, sur une station de radio
a Leogane, nous entendons dire qu' <<on reconnait une grande
bande de Rara a partir de la qualite et de la quantite de disques
compacts qu'elle produit>>. Ainsi, toute l'energie des
responsables des bandes de Rara se concentre desormais sur leurs
performances et leurs productions musicales.
Ainsi, les retombees economiques d'une saison rara, sont assez
importantes et elles le sont encore plus pour le Festival. Les
mototaxis, les hotels, les chambres d'hote, les restaurants, les
marchands de fritures, de pistaches grillees, d'ecorce trempee ou
clairin tranpe (15), les charpentes, les proprietaires de depots de
boissons gazeuses, les artistes, les choregraphes, les ingenieurs du
son, les musiciens, etc. font generalement de bonnes affaires. Les gains
nets des bandes rejaillissent sur le bien-etre commun. Malgre leur
budget de depenses relativement lourd, certaines bandes arrivent a
investir dans des activites communautaires, comme en temoigne l'un
des dirigeants de la bande de Rara denommee <<Tirailleurs>>.
Le comite organisateur de son groupe a jete un pont sur la route reliant
leur site au centre-ville de Leogane apres les festivites de 2007.
Le Rara devient un espace privilegie pour les acteurs qui cherchent
a se positionner sur la scene publique. Les candidats aux collectivites
territoriales, a la mairie et a la deputation cherchent toujours a
attirer la sympathie des bandes. Aux elections de 2006, deux des trois
conseillers municipaux elus etaient d'anciens presidents de bande
et dirigeants de I'URAL (Union des Rara de Leogane). Le depute elu
lors de cette meme election avait l'habitude de jouer le role de
colonel (meneur de bande). Le Rara sert ainsi de support aux pouvoirs
politiques locaux. De belles festivites rara realisees pour une saison
tres proche des elections peuvent garantir la reelection des dirigeants
en place.
Le Rara joue aussi le role de catalyseur de projets
d'infrastructure. A la veille des festivites, les dirigeants locaux
sont plus enclins a voir les problemes d'infrastructure de la ville
: vetuste des rues, electricite, telecommunications, hotels, etc. Comme
il est ecrit dans le document de projet prepare par la Mairie de Leogane
et I'URAL pour relancer le festival en 2011 apres une annee
d'interruption a la suite du seisme de janvier 2010 : <<Il y
a la necessite d'utiliser ces activites populaires pour
sensibiliser la population a la prise de conscience collective pour
relever les grands defis de cette reconstruction>>. lis croient
ainsi en la force mobilisatrice du Rara et mesurent son poids electoral.
Cette note d'un document de projet elabore par le comite
d'organisation du Festival Rara de 2011 traduit bien l'espoir
des Leoganaises et Leoganais dans cette expression culturelle :
<<Le Rara peut constituer un vecteur de la reconstruction du
pays et de Leogane en particulier. Reparer les routes, financer
l'organisation du Grand Defile du dimanche de Paques, restaurer
le circuit electrique du centre-ville de Leogane [...]. Ces actions
auront egalement un effet pour ameliorer la qualite de la vie des
Leoganaises et Leoganais. En outre, en mobilisant une foule
depassant un demi-million de personnes le dimanche de Paques,
les festivites Rara occasionnent des retombees economiques non
negligeables pour la commune de Leogane en termes de revenus
de vente pour les distributeurs de boissons, de nourriture, les
transporteurs, les artisans, les hotelleries, etc.>>
Le Rara : un patrimoine en cours d'esthetisation
De nos jours, le Festival Rara de Leogane attire des milliers de
visiteurs. En 2011, les organisateurs l'ont estime a 300,000
personnes. Les habitants des autres regions du pays constituent la
grande majorite de ces visiteurs et, dans une moindre mesure, on
retrouve des Haitiens vivant a l'etranger et des membres des
missions etrangeres installees dans le pays. A cette liste
s'ajoutent des touristes etrangers (qui accompagnent ou non les
Haitiens de la diaspora), quelques chercheurs et des journalistes. Le
president de I'URAL souligne par exemple qu'il a remarque la
participation des journalistes de la chaine americaine de television CNN au Festival Rara de 2009.
Fondee en 2004, I'URAL, une association regroupant les
representants de toutes les bandes de Rara de Leogane, se donne pour
mission de sauvegarder et de valoriser cette expression culturelle dans
le pays. Beneficiant du soutien financier du ministere de la Culture et
de la Communication, ce groupement, de concert avec la Mairie de
Leogane, constitue le principal organisateur du Festival Rara depuis
cette meme annee. Pour la saison de 2011, a cote de I'URAL, un
nouveau comite incluant des representants de plusieurs secteurs de la
commune a ete cree pour gerer le festival.
En mars 2011, un protocole d'accord a ete signe entre la
Mairie de Leogane, I'URAL et les representants des bandes de Rara
dans l'objectif <<de creer les conditions permettant de
proteger cet element cle de l'identite culturelle de la commune de
Leogane et d'offrir un encadrement social, financier et technique
aux groupes et associations evoluant dans ce domaine>> (16). Ce
protocole donne aux responsables un pouvoir de controle sur tout ce qui
se passe dans les bandes de Rara, allant de leur budget a la limitation
du nombre des cuivres dans les orchestres, pour conserver certains
aspects traditionnels, selon ce qui est ecrit.
Le Festival Rara joue un formidable role d'integration. Il met
en scene des porteurs de traditions, comme les colonels, les joueurs de
tambour, les Majors-jonc, et nombre de ressources culturelles
immaterielles du pays qui etaient victimes de prejuges et qui restaient
inconnues. Loin de se limiter aux seuls aspects traditionnels du Rara,
les organisateurs profitent de la scene du Festival pour exposer des
oeuvres artisanales et picturales, presenter des spectacles de danse et
d'autres elements historiques et culturels de Leogane. Ils
envisagent d'amener les visiteurs a prendre conscience des autres
aspects culturels de la region. Le Rara de Leogane s'inscrit, ence
sens, dans un processus d'esthetisation qui consiste a faconner
cette expression cutturelle, dans l'objectif principal de capter
l'attention des visiteurs par des manieres attrayantes, seduisantes
et de creer par cette strategie un capital de sympathie. A cet effet,
les Leoganaises et Leoganais, heritiers de cette tradition culturelle se
font de plus en plus les promoteurs de cette fete culturelle
identitaire. Ils ne cessent de clamer partout ou ils pa ssent que
<<le bon Rara se danse a Leogane>>. En fin de compte, les
pratiques et les espaces culturels jadis consideres comine ordinaires a
Leogane sont de plus en plus vus a travers le prisme de leurs
potentialites touristiques. C'est le cas, par exemple, des rituels
de salutations annuelles, des agapes et des sites rara.
Agapes et billet aller-retour: des activites cu potentiel
touristique
Au cours des 40 jours que dure le cycle des activites rara, soit du
premier jeudi apres le mercredi des Cendres jusqu'au premier lundi
suivant le dimanche de Paques, les 32 de Rara de Leogane organisent tour
a tour des agapes a l'occasion de leur anniversaire de fondation.
Il s'agit de fetes fastueuses accompagnees de repas bien garnis de
viande. Dans une soiree, une bande peut recevoir la visite de 20 autres
bandes au moins, entrainant chacune quelque 2000 personnes. Le plus
impressionnant dans tout cela, c'est que les dirigeants de la bande
hote tiennent a donner a manger et a boire a tous les musiciens et
dirigeants de bandes visiteuses et parfois meme a ceux qui les suivent.
Les dirigeants de bandes ne lesinent pas sur l'organisation de ces
galas, lis sont prets a tout sacrifier pour que tout le monde soit
satisfait. C'est l'occasion pour ces derniers et pour certains
partisans de faire la demonstration de leur richesse. Chaque bande a
ainsi pour obligation de rendre l'hospitalite recue.
Les deplacements reguliers des bandes pour aller vers les lieux des
agapes creent beaucoup d'ambiance et sont tres prises par les
visiteurs. Une bande peut parcourir jusqu'a 16 km aller-retour et
en visiter plusieurs autres dans une seule soiree ; se deplacant vers 18
heures, une bande peut ne regagner son site qu'a 10 heures le
lendemain. Pour les <<poursuivants>>, a cote d'une
simple <<prise>> (faire seulement quelques dizaines de
metres avec une bande), il y a lieu de prendre ce que les fans du Rara
appellent un <<billet allerretour>>. Il s'agit de
sortir du site d'une bande, de l'accompagner jusqu'a sa
destination (chez une autre bande) et de retourner sur le lieu de depart
au cours de la nuit ou le lendemain. La question de prendre un billet
aller-retour au milieu de la nuit exige un engagement physique tres
important et ceci <<se prete a toute une sollicitation sensuelle
et emotionnelle>> (Groshens 2004 : 157). C'est
l'occasion pour ces recordmans de prouver leurs capacites
physiques, de liberer certaines pulsions ou de se depasser.
Cette longue marche extenuante au milieu de la nuit necessite des
pauses ou des periodes de ressourcement. Evidemment, elle est
entrecoupee de haltes durant lesquelles la bande danse, chante, mange et
boit avec les partisans <<retraites>>, les notables et les
commanditaires, mais l'endroit de la pause est selectionne en
fonction des relations des dirigeants de la bande avec les commercants
de la place. Il y a lieu de passer par des chemins vicinaux conduisant
les gens a des endroits specifiques choisis a l'avance suivant des
ententes bien etablies. Aussi, les sites des differentes bandes visitees
sont-ils bondes de petits restaurants, de kiosques de boissons gazeuses,
de marchands de fritures et d'aliments de toutes sortes. Le passage
d'une bande constitue une bonne affaire pour les proprietaires de
ces commerces, caril entraine des retombees economiques relativement
importantes pour les gens vivant sur les sites des bandes et les
localites avoisinantes.
Au sens de Russo et Romagosa, nous pouvons parler ici
d'<<itineraire touristique>> ou de <<moyen de
diversification de l'offre touristique>>. Selon Russo et
Romagosa (2010), un itineraire est le moyen par lequel les ressources
touristiques sont commercialisees (l'attraction, l'accueil, le
mouvement, l'espace, le repos, le temps). Les itineraires, selon
ces auteurs, contribuent au developpement du tourisme dans les regions
en etablissant un pont entre les centres et les peripheries au sein des
systemes touristiques, lis permettent, ainsi, de reduire les
externalites negatives qui sont generalement associees a cette
polarisation. Dans ce sens, poursuivent-ils, les responsables du
tourisme peuvent etablir des routes thematiques portant les touristes a
visiter egalement l'arriere-pays ou encore entreprendre un voyage
complet dans un territoire potentiellement important et developper des
reseaux mettant l'accent sur des produits complementaires situes
dans les peripheries ; voir aussi Murray et Graham (1997). Dans ce
sillon, les bandes transportent les participants visiteurs dans
differents coins de Leogane, leur font vivre toutes sortes
d'emotions et leur font decouvrir differentes attractions dans un
contexte ou l'accueil, le dep|acement, le temps de rafraichissement
sont tous prepares et bien arranges a l'avance. Sans que la notion
d'itineraire touristique ait clairement ete definie chez les
dirigeants des bandes de Leogane, ces parcours permettent de mettre en
valeur les ressources culturelles de la zone et de va|oriser differents
aspects de cette expression culturelle.
Les festivitos rara : un espace privilogio pour los migrants
leoganais
Leogane est reputee en Haiti pour la fabrication des canaux
quilles, utilises dans un premier temps pour la pratique de la peche et
du cabotage. C'est une pratique traditionnelle qui remonte a
l'epoque amerindienne. La maitrise de cette technique a permis aux
artisans de Leogane de construire de plus grands voiliers pouvant
entreprendre de longs voyages dans les mers. Dans les annees 1970, ils
commencent a effectuer des voyages vers les autres iles des Caraibes, se
rendant ainsi jusqu'aux cotes de la Floride. Entre les annees 1970
et 1980, de nombreux habitants de Leogane ont profite ainsi de ces
voyages peu couteux financierement pour immigrer dans certains pays
baignant dans le bassin des Caraibes, notamment les Etats-Unis du cote
de la Floride. Cette activite a toujours ete interdite par l'Etat
haitien et mal vue par une bonne partie de la population. Etre boat
people constitue en ce sens un deshonneur. Ces migrants ont ainsi un
desir brulant de laver ce <<deshonneur>>. Tout passage au
pays constitue pour eux une occasion d'afficher leur reussite en
vue de retrouver une certaine fierte au sein de la communaute. Location
de voiture, service de chauffeur prive, organisation de soirees bien
arrosees, grandes depenses pour les membres de leur famille elargie et
des amis sont entre autres supports du message de la reussite et ceci se
cristallise davantage au moment des festivites rara. D'ailleurs,
ils soutiennent financierement leur bande preferee et en retour leurs
noms sont cites au moment des galas annuels ou affiches sur des
bannieres en guise de remerciements. Faire du tourisme dans la region
d'origine permet a ces migrants d'origine leoganaise
d'augmenter leur prestige social. Le tourisme devient dans ce sens
un facteur d'epanouissement personnel.
Le fait de circuler a travers la ville et ses peripheries avec une
bande de Rara leur permet de se faire voir ou de montrer a un plus large
public qu'ils sont de retour (17). Cette balade contribue du meme
coup a faire propager le message de la reussite. Tout ceci est exploite
de nos jours par les organisateurs du Festival Rara comme une forme de
marketing touristique. En effet, en l'annee 2008 on a initie ce
qu'on appelle un <<defile de diasporas (18)>> au cours
duquel chaque bande accompagne respectivement ses fans venus de
l'etranger dans un grand defile partant de la localite denommee
<<Brache>> sur la route nationale numero deux, traversant le
centre-ville de Leogane pour arriver sur le site des bandes.
Il est important de preciser, toutefois, que d'autres
<<diasporas>>, qui ne sont pas forcement des anciens boat
people reviennent a Leogane au temps des festivites rara et la question
d'investir dans les bandes ne releve pas dans tous les cas
d'une demonstration de reussite. Nombres de ces gens sont des
heritiers et/ou d'anciens dirigeants de bandes. Contrairement au
premier groupe, ce retour est pour eux une occasion de maintenir contact
avec leur bande, voire de repondre pour certains--a des obligations
religieuses.
Conclusion
Les anciennes formes de competition entre les bandes de Rara ont
donne lieu a des affrontements violents. Ces rivalites ont projete une
image negative de cette fete traditionnelle et celle-ci s'est
repercutee sur toute la region de Leogane. Les dirigeants de bandes ont
voulu renverser cette situation. Cet objectif s'est manifeste, dans
un premier temps, a travers leurs interventions dans les medias, et dans
un second temps, par l'organisation d'un Festival Rara.
D'autres acteurs comme la Mairie, la Deputation, la diaspora
leoganaise, le ministere de la Culture et des mecenes de la zone se sont
tour a tour impliques dans la dynamique. Le Rara a ainsi fait
l'objet d'une certaine esthetisation et se profile depuis une
decennie environ comme le patrimoine identitaire de la region.
La question des festivites rara se discute au plus haut point des
instances etatiques du pays depuis 2004. Le Rara de Leogane fait
l'objet de debat a I'UNESCO depuis 2010, s'inscrivant au
premier plan du projet pilote pour la sauvegarde du patrimoine culturel
immateriel haitien. Il devient une source de fierte pour les Leoganaises
et les Leoganais, qui ne cessent de faire sa promotion a
l'interieur comme a l'exterieur du pays. Subsequemment, le
Festival Rara rassemble chaque annee des milliers de personnes voulant
beneficier de la therapie que cette forme de communion collective
procure.
Tout bien considere, dans un monde ou les points d'ancrage
familial et identitaire deviennent moins solides face aux choix de vie
cruciaux qu'operent nombre de gens, les festivites rara offrent aux
Leoganaises et Leoganais disperses d'un bout a l'autre du pays
et de la planete une occasion annuelle de retourner chez eux et de
renouer contact avec les membres de leur famille elargie et leurs amis
aussi bien qu'avec les bruits, les musiques, les saveurs, les
emanations des moulins de cannes et des guildiveries, les odeurs de feu de bois, de fritures et des marches aux puces propres a leur localite
d'origine.
[FIGURE 1 OMITTED]
[FIGURE 2 OMITTED]
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(1.) Le Rara fait reference a des fetes traditionneUes haitiennes
commencant le lendemain du mercredi des Cendres et finissant le lundi de
Paques, soit durant la periode du careme chretien. Les manifestations
sont animees par les bandes de Rara, generalement dans la rue, et
rassemblent une immense foule dansant et chantant au rythme du tambour,
l'instrument central de la musique rara.
(2.) Certains auteurs ont critique cette tradition academique en
ethnologie et en anthropologie : Said (1980); Todorov (1982); Fabian
(2006); MacCannell (1986; 2011); Clifford (1996); Amselle (1990);
Jewsiewicki (1991); Bensa (1996); Appadurai (2001); Thomas (1998);
Kilani (2000); Hurbon (2005); Michel (2006); Korstanje (2012).
(3.) Pour plus d'explications sur cette question, voir Copans
(1996 : 96), qui considere l'objet premier de l'ethnologie, la
societe primitive, comme un peche originel.
(4.) Espace comprenant plusieurs logements, souvent un lieu de
culte vodou.
(5.) Dans une entrevue qu'il nous a accordee en 2008 dans le
cadre de la preparation de notre memoire de maitrise. Jean Coulanges est
anthropologue et professeur a l'Universite d'Etat
d'Haiti.
(6.) A l'epoque des Tainos (periode precolombienne),
l'ile d'Haiti etait divisee en cinq caciquats ou royaumes.
Leogane portait le nom de <<Yaguana>> et etait la capitale
du caciquat Xaragua ou ont regne Bohechio et plus tard la reine
Anacaona.
(7.) Voir Moreau de Saint-Mery, De la Danse (1801); Harold
Coulander, The Drum and the Hoe, Life and Lore of Haitian People (1960);
Jean Baptiste Romain, L'africanisme haitien, compilation et notes
(1978); Elizabeth McAlister, Rara ! Vodou, Power and Performance in
Haiti and its Diaspora (2002).
(8.) Suivant le concept utilise dans le titre du livre de Laurier
Turgeon (2003) relatif aux metissages culturels dans les contextes
coloniaux et postcoloniaux.
(9.) Les proprietaires de bandes alimentent et laissent raconter
toutes sortes de legendes autour d'eux a cette epoque. Pour la
bande Tirailleurs, par exemple, a cote du fondateur qui aurait ete
detenteur d'une force surnaturelle, Elver, un de ses anciens
colonels aurait pris un pwen qui lui aurait donne des qualites
exceptionnelles de musicien. On rapporte que le Vendredi saint, il
aurait eu l'habitude de faire jouer son vaksin, sans souffler dans
cet instrument a vent. Colas Perpilus, lui, un dirigeant de la bande,
rapporte-t-on, aurait detenu un secret lui permettant de renforcer la
performance musicale de la bande a l'aide de sa pipe.
(10.) Tirailleurs etant le nom donne a une ancienne unite
d'elite de l'armee d'Haiti.
(11.) Instrument de musique tres long, en tige de bambou ou en PVC,
de taille variable, il est a la fois souffle et frappe et le son se
repercute en echo.
(12.) Puissance ou esprit sumaturel qui execute la volonte de
quelqu'un qui a envers lui des obligations.
(13.) La poudre ici fait reference a des substances preparees a
base de plantes pouvant provoquer des malaises de toutes sortes chez
l'individu touche, voire meme causer son deces.
(14.) Le vodou etait vu comme une superstition barbare par nombre
d'ecrivins etrangers et a fait l'objet de plusieurs campagnes
d'eradication menees par l'Eglise catholique avec l'appui
de l'Etat haitien. En 1987, le pays s'est dote d'une
nouvelle constitution plus democratique qui reconnait le droit d'exercer au vu et au su de tout le monde les pratiques vodou.
(15.) Clairin melange avec des herbes tropicales et des ecorces de
certains arbres reconnues pour leurs effets aphrodisiaques.
(16.) Protocole d' accord pour la perennisation de la culture
du Rara a Leogane, Mairie de Leogane, Union des Rara de Leogane (URAL),
les dirigeants des bandes de Rara de Leogane, mars 2011.
(17.) Ce retour est aussi la preuve qu'ils ont un statut legal
dans le pays d'adoption. lis peuvent aller la-bas et venir ici
comine bon leur semble.
(18.) Le terme <<diaspora>> refere dans le langage
populaire en Ha'iti a tout Ha'itien vivant a l'etranger.
Il arrive que meme apres un court sejour a l'etranger, on puisse
dire de quelqu'un qu'il est une diaspora ou un diaspora.
Joseph Ronald Dautruche
Universite Laval