Le cinema de Sembene Ousmane, une (double) contre-ethnographie (Notes pour une recherche).
Jonassaint, Jean
* Dans un premier temps, cet article brosse brievement une
biographie intellectuelle de Sembene Ousmane pour faire ressortir les
rapports entre sa production et sa trajectoire de sujet senegalais,
Ousmane Sembene de son vrai nom, devenu le romancier et cineaste Sembene
Ousmane. Du meme coup, a partir d'une lecture de l'evolution
des titres de ses romans du francais au wolof, du Docker noir (1956) a
Xala (1973), il tente d'expliquer son passage de l'ecrit a
l'ecran. Dans un deuxieme temps, ce texte montre la coherence
interne de l'oeuvre cinematographique de La Noire de ... (1966) a
Moolaade (2004), en passant par Mandabi (1968), Ceddo (1976) ou Camp de
Thiaroye (1988). Ces films qui, tous, mettent en scene une crise suite a
une rencontre avec l'Autre (ou d'autres), plus specifiquement
l'irruption d'un ou des elements etrangers dans un corps
social jamais un mais multiple, divers dans un proces de
confrontation/transformation. Cette double contre-ethnographie, portrait
de Soi et portrait de l'Autre, ni Soi ni l'Autre n'etant
un, mais multiple, divers/divise est une poethique (poetique et ethique)
liee a un engagement personnel de l'ecrivaincineaste pour une
redefinition de l'image de l'Afrique sur les ecrans. En ce
sens, son travail se fait notamment, du moins implicitement, contre un
certain cinema ethnographique dont Jean Rouch a ete la figure de proue
avec des documentaires comme Les Maitres fous (1954) ou Mammy Water
(1966).
* This article begins with a brief sketch of the intellectual
biography of Sembene Ousmane (his real name, Ousmane Sembene being his
pen name) in order to highlight the connections between his productions
and his life as a Senegalese. At the same time, looking at the
progression of the titles of his novels from French to Wolof, from
Docker noir (1956) to Xala (1973), it attemps to explain his passage
from novel writing to filmmaking. Secondly, we look at the internal
consistency of his films from La Noire de ... (1966) to Moolaade (2004),
with Mandabi (1968), Ceddo (1976) or Camp de Thiaroye (1988) in between.
These films all centre around a crisis caused by an encounter with an
Other (or Others), more specifically the sudden introduction of multiple
foreign elements into a social setting, thereby provoking
confrontation/transformation. This double counter-ethnography, portrayal
of the Self, portrayal of the Other, neither being One but Many,
multiplied/divided is poethics (poetics and ethics) linked to a personal
commitment of the writer-filmmaker to redefine the image of Africa on
the screen. In this sense, his work runs counter, notably if implicitly,
to a certain type of ethnographic film of which Jean Rouch was the
figurehead with his documentaries Les Maitres fous (1954) or Mammy Water
(1966).
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La plupart des cineastes africains abordent le cinema en termes
d'education et de formation. Nous ne pouvons pas nous permettre de
faire du cinema comme en Occident. Ayant beaucoup d'annees de
retard, nous avons non seulement a former des hommes mais a faire
fusionner des ethnies qui, durant des annees, ont coexiste sans se
connaitre. Ce qui rend notre responsabilite tres lourde. Moi-meme, je
l'avoue,j'ai une tres grande peur de la puissance de
l'image que j'utilise. Avant d'utiliser chaque image, je
suis oblige de calculer, d'imaginer l'impact et la force de
cette image sur les spectateurs. Je m'interdis de montrer des
travers qui pourraient, le cas echeant, etre interpretes autrement.
Si tous les cineastes raisonnaient de la sorte, nous pourrions
avoir un cinema valable. En tout cas, notre responsabilite est tres
grande vis-a-vis du public. D'autant plus que l'Afrique a ete
longtemps victime des sociologues et des ethnologues.
Sans connaitre la culture africaine, ils ont montre des images
reelles mais accompagnees de commentaires faux. Ils ne connaissaient ni
le sens de la danse ni de la musique. Ils ont colle tout ce qu'ils
voulaient la-dessus. L'Europeen qui recoit ca, qui voit
l'image et entend le commentaire, se fait necessairement, une
fausse idee de l'Afrique et des Africains.
Ce n'est qu'en prenant conscience de ces problemes, en
mesurant la dualite entre l'image et la parole, que les cineastes
africains feront du bon cinema. Cependant, il faut dire que le cinema
africain ne sera pas authentiquement africain tant qu'il n'y
aura pas de politique culturelle bien definie (Sembene Ousmane, propos
recueillis par Siradiou Diallo 1973 : 46) (1).
Pour eviter quelques malentendus (2), d'entree de jeu, je
voudrais signaler que je ne suis ni ethnographe ni anthropologue et
encore moins specialiste du cinema de Sembene Ousmane, ne connaissant ni
le wolof ni le diola ou toute autre langue africaine de ses films, me
fiant aux traductions souvent incompletes : les sous-titres ne
s'etendant jamais aux chants qui forment une part significative
dans ses longs metrages. Par exemple, dans Moolaade (2004), meme si
grace au rythme, aux mimiques, au contexte, nous nous doutons du contenu
du chant de Salba pleurant sa fille, Diatou, morte a la <<
purification >>, ignorant la langue de cette complainte africaine,
nous ne saurons comprendre pleinement son propos (chapitres 17-18) (3).
Il en est de meme des chants des femmes, prisonnieres en plein soleil,
en reponse a un tirailleur qui vient d'arracher un parasol a deux
meres et leurs enfants dans Emitai (1971). Si un spectateur (ou une
spectatrice) ignorant la langue diola peut saisir qu'il s'agit
d'une forme de protestation ou de contestation, il ou elle ne peut
pour autant comprendre le contenu du texte (voir chapitre 3). Par
ailleurs, au passage, il convient de rappeler entre autres les propos de
Sembene Ousmane lui-meme sur les limites des traductions. En effet,
invoquant la fin de Xala (1974), il dit a Jean et Ginette Delmas :
Pour nous, [Xala,] c'est un mythe sur la lutte des classes, et
la lutte que la masse doit faire pour renverser la classe bourgeoise. La
masse doit aller jusqu'au bout, ce que symbolisent les crachats.En
fait, la vraie traduction n'est pas cracher, c'est plutot
vomir, sortir sa bile le mot exact, c'est la bile : il faut
<< de-biler >> sur la bourgeoisie. C'est une image, un
mot populaire et par lemythe, a travers le film, nous faisons un travail
que l'ecriture journalistique ne pourrait faire parce qu'il
est difficile d'ecrire les choses d'une maniere aussi directe
(Sembene Ousmane 1976 : 15).
Les memes remarques s'appliquent au mot senegalais, <<
ceddo >> qu'il reprend pour titrer un long metrage de 1976.
En effet, aucune traduction ou expression francaise ou autre ne saurait
rendre toute la charge semantique ou la polysemie du << ceddo
>> africain dont il retracait l'origine historique et la
signification en ces termes :
A l'origine, il s'agissait d'un groupe
d'individus qui se sont opposes a la penetration de l'islam
pour ne pas perdre leur identite culturelle. Ces premiers hommes
quirefuserent de se convertir etaient appelesceddo, << gens du
dehors >>. Il s'agit vraisemblablement d'un mot pular.
Le ceddo est un homme de refus. C'est ce refus qui est demeure
a travers les siecles, etqui a donne au mot sa signification. Chez les
Ouolofs, les Sereres, les Pulars etre ceddo, c'est avoir
l'esprit caustique, etrejaloux de sa liberte absolue. Etre ceddo,
c'est aussi etre guerrier : parfois combattantpour des causes
justes, parfois mercenaire.Le ceddo n'est ni une ethnie, ni une
religion, c'est une maniere d'etre, avec des regles
(Hennebelle 1985 : 29).
Malgre ces difficultes evidentes qu'on ne saurait gommer,
depuis une vingtaine d'annees, je contribue a faire connaitre ce
cinema en Amerique du Nord par mes cours ou d'autres interventions
extra academiques. Ce travail de diffusion pedagogique m'a permis
ou force a donner sens a la poethique singuliere (donc une poetique et
ethique) qui sous-tend cette Luvre, et expliquer sa difference radicale
avec un cinema hollywoodien omnipresent. Par ailleurs, prenant comme
point de reference des films documentaires comme Les Maitres fous (1954/
1957) ou Mammy Water (1966) de Jean Rouch (4)--produits d'une
vision plutot classique de l'ethnologie et du cinema ethnographique
qui se veut un regard (exogene) pour les siens sur un Autre plutot
<< statique >> et << different >>, du moins
percu comme tel (dont Rouch se reclamait encore du moins jusqu'en
1985 (5)) --, je compte montrer comment le cinema de Sembene Ousmane qui
est regard sur Soi pour Soi dans un proces de
confrontation/transformation suite a une rencontre avec l'Autre (ou
d'autres) est doublement contre-ethnographique, d'autant plus
quand cette plongee dans des memoires africaines se fait en langues
indigenes. C'est d'abord cette lecture plutot personnelle,
notes pour une recherche, que je souhaiterais communiquer a un public
plus large que mes salles de classe ou de projection, et ainsi rendre
hommage a un geant des temps modernes le tres regrette << aine des
anciens >> qui insiste dans l'un de ses derniers textes
publies sur l'importance des rencontres avec l'Autre, les
autres pour se (trans)former (6).
Qui est Sembene Ousmane ou Ousmane Sembene ?
<< Ousmane Sembene (January l, 1923-June 9, 2007), often
credited in the French style as Sembene Ousmane in articles and
reference works, was a Senegalese film director, producer and writer
>> (Wikipedia, the free encyclopedia, <http
://en.wikipedia.org/wiki/Ousmane_Sembene>, consulte le 16 aout 2009).
Sans repeter des informations (elementaires) qu'on trouve un
peu partout sur Sembene Ousmane, pour l'economie de ce texte, je
voudrais rappeler tres brievement quelques aspects de sa vie et de son
oeuvre afin de faire ressortir les rapports entre cette production
capitale et la trajectoire du sujet senegalais Ousmane Sembene, devenu
le romancier et cineaste Sembene Ousmane, et du coup montrer la
coherence interne de son Luvre de La Noire de ... (1966) a Moolaade
(2004) qui met en scene une crise suite a une rencontre avec
l'Autre (ou d'autres), plus specifiquement l'irruption
d'un ou des elements etrangers dans un corps social jamais un mais
multiple, divers dans un proces de transformation vers un nouvel
equilibre. Cette double contre-ethnographie, portrait de Soi et portrait
de l'Autre, ni Soi ni l'Autre n'etant un, mais multiple,
divers/divise est une poethique liee a un engagement personnel que ce
regard (panoramique) donnera l'occasion de mettre en lumiere.
Sembene Ousmane, comme l'ecrivain algerien Kateb Yacine, a
pris un nom d'auteur qui est un maquillage de son nom de
l'etat civil. Autrement dit, cet autodidacte qui n'a frequente
l'ecole qu'environ six ans, au lieu d'ecrire son nom
d'auteur suivant la syntaxe de la page couverture, prenom + nom de
famille (de l'etat civil), a prefere celle des listes
d'ecoliers ou apparaissent d'abord le nom de famille, puis le
ou les prenom(s). C'est a la fois une facon de signaler une
<< depossession >>, cette nomination etant une imposition
coloniale, notamment de l'ecole et de l'armee coloniale
francaise dont Sembene Ousmane a ete un soldat, puisqu'il a ete
tirailleur senegalais comme on disait a l'epoque. Mais cette
(de)nomination, Sembene Ousmane, est aussi une facon de la contester, en
la detournant, subvertissant du meme coup l'usage ou le rituel
litteraire. Car nous voila pris avec un nom d'auteur qui n'est
ni tout a fait un pseudo ni vraiment un nom d'etat civil, qui pose
probleme aux bibliographes et critiques--qui doivent se demander ou
l'entrer, a S ou a O ? De fait, ils le rentrent parfois a S,
parfois a O, d'autres fois a S et a O.
Par exemple, dans le Dictionnaire des oeuvres du XXe siecle, a
l'entree sur la revue << Presence africaine >>, nous
lisons simplement << Sembene Ousmame >>, mais a l'index
on a << SEMBENE Ousmane >> --noter les capitales a Sembene,
sans accent sur le << e >> de << be >>,
l'absence de virgule entre les deux parties du nom (Mitterand 1995
: 396, 591). Par contre, dans le Dictionnaire historique, thematique et
technique des litteratures, l'entree est a << OUSMANE
>> (Demougin 1986 : 1183), alors qu'a l'index du
Dictionnaire des oeuvres litteraires negro-africaines de langue
francaise, il y a une entree a << Ousmane, Sembene >> qui
renvoie a << Sembene, Ousmane >>, ou se trouvent les donnees
(Kom 1983 : 637, 658). Dans les deux ouvrages, il importe de noter les
virgules qui font de << Sembene >> et << Ousmane
>> des noms de famille. Quant au tout recent Dictionnaire des
cineastes africains de long metrage de Roy Armes (2008 : 115, 255-256),
comme sa version originale anglaise, Dictionary of African Filmmakers
(2008 : 118-119, 229-230), il opte pour << Sembene >> comme
nom de famille et Ousmane comme prenom d'auteur, suivant ainsi la
tradition critique anglo-americaine de refuser, jusqu'a un certain
point, a l'ecrivain et cineaste senegalais le droit de choisir son
nom d'artiste comme nous le rappelle implicitement l'entree de
Wikipedia citee plus haut.
La question du nom d'artiste du Senegalais Ousmane Sembene
n'est pas des plus simples, lui-meme ayant sans doute laisse faire,
du moins pour la diffusion des DVDs de ses films aux Etats-Unis sous le
nom de << Ousmane Sembene >>. Par ailleurs, force est de
reconnaitre que la Bibliotheque Nationale de France donne comme <<
forme internationale >> : << Sembene, Ousmane >>,
rejetant la forme << Ousmane, Sembene >> qu'on retrouve
a son catalogue general 1960-1969 (7). C'est egalement la position
du critique Samba Gadjigo (de tous les commentateurs et proches de
Sembene Ousmane, sans doute celui qui a le plus contribue a la diffusion
de son Luvre aux USA) dans sa biographie Ousmane Sembene une conscience
africaine : genese d'un destin hors du commun (2007) qui semble
choisir de ne pas questionner la prise d'un nom d'artiste si
ambigu par le Senegalais. Est-ce l'influence anglo-americaine qui a
porte Gadjigo (qui a etudie aux USA et y enseigne) a s'aligner sur
une certaine tradition anglophone de ramener le nom d'artiste au
nom de l'etat civil << Ousmane Sembene >> (comme il
l'a fait dans un precedent ouvrage collectif en anglais--voir
Gadjigo et al. 1993), ou tout simplement, il renvoie a l'homme et
son << destin >> ? Pour ma part, je pense qu'il faut
accepter le choix systematique de l'artiste de se presenter sous le
(faux)pseudo << Sembene Ousmane >> qu'on retrouve aux
generiques et affiches originales de ses films, sur les premieres de
couverture et pages titres de ses livres en francais et generalement en
anglais, donc de le traiter bibliographiquement comme un pseudo.
Ce debat sur le nom d'auteur peut paraitre sibyllin. Mais
l'inconsistance du catalogue en ligne de la British Library
(consulte le 31 aout 2009) (8), ou plutot son souci de refleter
l'inconsistance des editeurs anglophones de Sembene Ousmane,
notamment Heinemann qui le publie parfois sous le nom d'auteur,
Sembene Ousmane, d'autres fois sous son nom de naissance, Ousmane
Sembene, porte du moins a reflechir. Par ailleurs, quand on constate que
son editeur francais, Presence africaine, publie en 1972 un ouvrage de
Paulin Soumanou Vieyra (qui fut le directeur de production du cineaste),
titre en premiere de couverture, Sembene Ousmane cineaste et sur la
tranche Sembene Ousmane, mais devient en page de faux-titre, Ousmane
Sembene cineaste, et en page de titre, Ousmane Sembene cineaste Premiere
periode 1962-1971 (9), on comprend mieux le flou autour de ce nom
d'auteur, et l'importance de cet essai de clarification. En
effet, ce seul ouvrage est parfois cite << Sembene Ousmane
cineaste >> et d'autres fois comme << Ousmane Sembene
cineaste >> (10). Comment se retrouver dans cette valse de
variations sur un nom d'auteur ?
Un deuxieme element biographique a retenir sur cet ecrivain et
cineaste senegalais, c'est un autodidacte : tour a tour pecheur,
soldat, docker, militant syndical, romancier, cineaste. Il a ete a
l'ecole de la vie, et son oeuvre en porte l'empreinte,
notamment son premier roman, Le Docker noir (1956), qui est sous
certains aspects autobiographiques, mais surtout son approche
pragmatique de la litterature et de l'art en general comme il
l'exprime si bien dans ses entretiens de 1968 avec Guy Hennebelle :
Ce qui m'interesse, c'est d'exposer les problemes du
peuple auquel j'appartiens. Je ne cherche pas a faire du cinema
pour mes petits copains, pour un cercle restreint d'inities....
Pour moi, le cinema est un moyen d'action politique. Sur le plan
ideologique, je me reclame du marxisme-leninisme. Mais a ce sujet, je
tiens a ajouter deux choses : d'une part, je ne veux pas faire un
cinema de pancartes ; d'autre part, je ne pense pas qu'il soit
possible de changer une situation donnee avec un seul film. Simplement,
je crois que si nous, cineastes africains, tournons une serie de films
orientes dans le meme sens, nous parviendrons a modifier un tout petit
peu les forces en presence, en developpant la prise de conscience du
peuple. J'aime Brecht et j'essaie de m'inspirer de son
exemple (Hennebelle 1968 : 5-6).
En fait, ce que Sembene Ousmane rappelle ici avec beaucoup de
force, de courage et de conviction, c'est son refus de
l'artpour l'art , autrement dit son engagement sans pour
autant renier la dimension esthetique, sans tomber dans l'art de
propagande. Il pense que le cineaste, comme l'ecrivain, doit
<< participer a la liberation des peuples >> avec tous les
outils a sa disposition, sans exclusive. Aussi, il ne partage pas le
point de vue de ceux qui refusent la camera comme invention des blancs
ou toute alliance avec les ex-colonisateurs. Sur ce point, repondant a
une question de Hennebelle sur les avances sur recettes qu'il avait
recues du gouvernement francais pour Le Mandat, il va jusqu'a
declarer : << dans l'etat actuel des choses, je suis pret a
m'allier au diable, tout en etant decide a ne renier aucune de mes
convictions politiques >>. De plus, cet engagement culturel est
important pour l'Afrique en lutte, et doit se situer au-dela de
tout parti pris racial ou ethnique, en ce sens, il se distingue
nettement du courant de la negritude. Il ne cherche pas a celebrer une
Afrique ancestrale ou mythique, et encore moins une africanite de facade
(11). Il est un ecrivain et un cineaste pragmatique qui cherche a
communiquer avec son peuple pour donner a lire ou a voir la ou le bat
blesse qu'importe l'origine, qu'importe les responsables,
en quete de comprehension et de solution. Aussi, pour lui, << un
film, c'est un debat, ce n'est pas seulement un film >>.
Il ajoute :
Il faut que le cinema soit une ecole du soir pour ceux qui veulent
reflechir doivent y trouver des elements de reflexion pour pouvoir aller
de l'avant....
On discute tous les jours du film.... Nous allons dans les ecoles,
chaque lycee a une salle, vous appelez ca cine-club, nous appelons ca
salle de reflexion. On vient, on presente un film et on discute du film
.... Mais nous sortons du film, nous ne discutons pas seulement du fihn.
Le film conduit a la discussion. Nous discutons de la bourgeoisie et
comment on devient mendiant dans un pays, voila. Nous parlons des
paysans et ainsi de suite. Ca deborde le cadre du film. Et ca donne a la
discussion un caractere concret. Meme la critique au realisateur. Moi je
suis oblige tous les mois, deux fois par mois, de passer sous la douche
devant le public (Sembene Ousmane 1976 : 15-16).
Cette volonte de debattre, d'echanger sur le film ou meme de
defier le realisateur, pour une transformation ne se manifeste pas
seulement hors scene (apres la projection), elle est egalement sur
scene, partie integrante du cinema de Sembene Ousmane. En fait,
l'un des traits recurrents de ses films, notamment depuis Emitai
(1971)--qui raconte l'affrontement d'un village, plus
particulierement de ses femmes avec l'armee coloniale francaise sur
un mode quasi silencieux, ne s'exprimant que par gestes ou des
chants--est la mise en scene d'une confrontation ou d'une
suite de confrontations verbales ou debats. Cette poethique de la
confrontation ou du debat, de la joute oratoire qui n'est pas sans
rappeler des << palabres >> dont la premiere manifestation
evidente est dans la fin de Xala (1974) avec les proces de El Hadj
Abdoukader Beye par les hommes d'affaire a la chambre de commerce
et les mendiants chez lui, atteint un apogee avec Ceddo (1976) qui est
structure comme un long proces de l'islam dogmatique sur la place
d'un village africain au 18e siecle (12). Elle sera reprise avec
des variantes dans les films subsequents, notamment Camp de Thiarove
(1988), Guelwaar (1992) et Moolaade (2004)--voir photogrammes A1-A4.
[ILLUSTRATION OMITTED]
[ILLUSTRATION OMITTED]
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Le dernier element sur lequel il convient d'insister, sans
doute le plus important, c'est le rapport etroit entre
l'evolution de son Luvre, et le contexte historique et social dans
lequel elle s'inscrit. Plus particulierement, il importe de
souligner comment cette evolution se fait en fonction de ce pragmatisme
militant qui est central dans sa conception du travail artistique ou
litteraire, et se traduit dans le choix de ses titres, du moins leur
langue, les thematiques et formes ou genres de ses oeuvres.
Au premier coup d'oeil, on constate que Sembene Ousmane a
publie son premier roman, Le Docker noir (1956), avant les Independances
africaines, et son dernier titre, Guelwaar, date de 1996 (13). De fait,
il est avec le Camerounais Mongo Beti, auteur entre autres du fameux
pamphlet contre les nouveaux dirigeants africains, Main basse sur le
Cameroun (1972), l'un des rares romanciers francophones africains
(au sud du Sahara) a avoir publie plusieurs titres avant et apres les
Independances.
Entre 1956 et 1960, l'annee des Independances africaines,
Sembene Ousmane qui vit en France publie trois romans qui sont
relativement longs, plus de 200 pages pour les deux premiers, et pres de
400 pour le dernier. Ces trois romans portent principalement sur le
colonialisme, bien que le premier, Le Docker noir, soit aussi un texte
sur l'immigration et l'appropriation tant de la force de
travail du migrant (colonise) que ses expressions esthetiques, plus
particulierement ici son ecriture (vol d'un manuscrit d'un
docker noir par une eminente romanciere francaise qui est tuee par ce
dernier pour ce mefait) (14). Les titres de ces romans sont tout a fait
francais, sauf le dernier, Les Bouts de bois de Dieu, qui est une
traduction litterale de son sous-titre wolof : << Banty Mam Yall
>>, les hommes. Par ce recours manifeste a une autre langue
d'une autre culture, et a cette traduction qui n'en est pas
une, s'introduit un ecart significatif. L'expression <<
les bouts de bois de Dieu >> ne fait pas sens en francais. Du
moins, elle ne dit pas ce que l'ecrivain exprime dans sa langue,
les hommes (Banty Mam Yall). Il me semble qu'ici il veut attirer
l'attention du lecteur occidental sur le fait qu'il a un
langage propre, avec ses propres formes ou expressions qui ne sont pas
reductibles.
Vers le cinema, pour une contre-ethnographie
L'affirmation d'une preeminence subjective du wolof sur
le francais, pour reprendre une formule d'Alioune Tine (15), ou
plus specifiquement d'une certaine titrologie africaine sur une
francaise, pas seulement sur le plan linguistique, mais plus largement
langagier, est des plus evidentes dans les titres des annees 1962-1965
qui sont un syntagme africain, Vehi Ciosane, ou un terme africain
francise, l'Harmattan, ou un mot francais africanise, Voltaique.
Mais ce qui est fondamental ici, c'est qu'apres son retour en
Afrique en 1961, c'est le changement de forme et de problematique.
Delaissant le conflit colonial (sans oublier le choc des cultures
qu'il a engendre) pour interroger d'abord les nouveaux
dirigeants africains et certaines traditions africaines (changement
thematique), Sembene Ousmane passe d'une part a la nouvelle
(Voltaique) ou au court recit (Le Mandat et Vehi Ciosane) ; d'autre
part au cinema qui deviendra apres le succes du film La Noire de ...
(1966) sa forme d'expression privilegiee, conscient que le cinema
lui permet de mieux communiquer les preoccupations de son peuple, et
aussi de mieux communiquer avec son peuple qui est analphabete (double
changement sur le plan formel).
En effet, de retour au Senegal, il decouvre un fait troublant, il
n'existe pas comme ecrivain en Afrique, il n'est pas lu, il
n'est pas connu, et pour cause, l'Afrique connait a
l'epoque des taux d'analphabetisme pouvant atteindre 99%.
D'ou son questionnement : comme ecrivain engage, comment atteindre
ce public (qui est le sien) qui n'a pas acces au livre ? Et pour
lui, la meilleure facon de le faire, c'est avec le film, le cinema.
Et tres vite, il comprendra qu'il faut le faire en langue
africaine, d'ou son choix en 1968 du wolof pour son premier vrai
long metrage (16), Mandabi.
Cette volonte de mieux communiquer les preoccupations du continent
africain, et aussi de mieux communiquer avec ses habitants qui est
centrale dans sa demarche est fort bien illustree par l'adaptation
cinematographique de La Noire de ... Si dans la nouvelle,
l'histoire de Diouana s'inscrit entierement dans
l'Afrique coloniale en lutte, le texte s'ouvrant sur sa mort
le << 23 juin de l'an de grace 1958 >> (17), Le film
quant a lui place l'histoire dans le contexte postcolonial, celui
de l'assistance technique, de la neo-colonisation comme le rappelle
si bien la scene du repas ou M. explique a un jeune couple les avantages
extraordinaires, garantis par des solides accords de cooperation, pour
un Europeen travaillant en Afiique, notamment au Senegal (chapitre 3).
De plus, contrairement au texte qui, d'entree de jeu, met en
place les deux mondes qui s'affrontent, celui des baigneurs
insouciants de la plage d'Antibes, et celui des peuples en lutte
contre le colonialisme, le film s'ouvre sur une sorte d'image
d'Epinal d'un paquebot arrivant en rade (en France) (18). Mais
cette image est signe tant de la neo-colonisation que de la migration
notamment Sud/Nord. En effet, le tourisme, particulierement la croisiere
etant l'une des formes les plus generalisees de l'entreprise
neocoloniale, et l'immigration, un symptome assez manifeste de
l'echec des Independances et de la desillusion postcoloniale
qu'il mettra encore mieux en evidence avec le roman Le Mandat
(1965) et son adaptation cinematographique Mandabi (1968) (19) qui
raconte les deboires d'un chomeur illettre, Ibrahima Dieng, dans
les dedales bureaucratiques de Dakar pour encaisser un mandat recu
d'un neveu de Paris.
D'autre part, si le recit laisse entendre la voix d'un
narrateur impersonnel qu'un lecteur tend a identifier avec un
auteur (romancier ou ethnographe), dans le film, c'est plutot celle
de Diouana (voix de la dominee, de l'observee qui se fait
observatrice par la force des choses), bien que off, qui domine.
C'est a travers sa conscience, sa memoire, non a partir de celle de
Mme (l'etrangere lettree, celle qui traditionnellement observe,
commente) comme dans la nouvelle, que nous reconstituons les faits.
Aussi, le fihn part de son arrivee en France en bateau a sa mort, plutot
que du constat de sa mort comme dans le recit. Ce changement de
perspective permet de mettre en valeur la femme noire, et de faire de
Diouana une vraie heroine, tragique certes, mais heroine tout de meme au
sens le plus classique du cinema. Car comme l'a rappele Sheila
Petty : << [Diouana] ecrase par sa seule presence les autres
personnages du film. Elle est presente dans toute l'action du film,
donnant une unite au recit >> (Petty 1991 : 127).
Par ailleurs, ce passage du il (d'un narrateur omniscient) au
je (d'une narratrice personnage principal), donc d'une
certaine ou pretendue objectivite a une certaine ou pretendue
subjectivite n'est pas sans consequence. Elle implique un regard de
Soi sur Soi, un regard sur l'Autre pour Soi qui donne a voir et
entendre un processus de prise de conscience : la transformation de
Diouna se rappropriant et transcendant ses manieres de faire et
d'etre, donc s'exprimant pleinement. Elle se fait meme juge de
ses juges, ici ses patrons francais denommes anonymement M. et Mme (20).
C'est un moment fort d'une contre-ethnographie, ou le discours
de l'observe/domine sur l'observateur/dominant normalement tu,
sinon ignore (21), s'exprime avec force : << Madame m'a
menti. Elle m'a toujours menti.... Jamais plus elle me mentira.
Elle voulait me garder ici comme une esclave >>, dit-elle dans son
dernier monologue (chapitre 16). Faisant suite a son <<
Qu'est-ce qu'ils mangent et radotent ces gens ! Ils ne font
que boire >> lors du diner (chapitre 3), la reprise de son don a
madame en scandant << Ce masque est a moi ! >> (chapitre
12), et sa confrontation musclee avec sa patronne qui tente de se
rapproprier le masque (chapitre 15), ce cri est sans equivoque. Elle
refuse d'etre << la noire de >>. Elle range ses habits
dans sa valise, se defait de la perruque qu'elle prisait tant
avant, se coiffe de tresses africaines, se prepare pour son suicide se
disant a elle-meme : << Jamais plus Mme ne me verra !... Jamais
plus de Diouna ! Jamais plus je ne les verrai moi aussi >>
(chapitre 16). Elle sort definitivement de 1'<< esclavage
domestique >> ou elle etait acculee en France pour renouer,
au-dela des siecles et de l'espace, avec la geste legendaire des
esclaves noirs d'Amerique, car ce n'est sans doute pas par
hasard, malgre les contradictions et questions que ce choix peut
soulever ou souleve, que la voix de Diouna soit celle d'une
comedienne haitienne, Toto Bissainthe. Et notre cineaste africain, a son
tour de s'approprier d'une image emblematique des plus connues
de l'histoire et de l'art francais, le Marat assassine de
J.-L. David (1793) pour immortaliser le geste de Diouna la gorge
tranchee dans sa baignoire le rasoir tombant de sa main, mais ce
n'est qu'une premiere image du drame, celle qui suit rappelant
plutot des corps d'esclaves dans la cale d'un navire negrier
(voir photogrammes B1-B4). Une telle composition de l'image comme
une toile d'un grand maitre de la Revolution francaise ou d'un
symbole des luttes anti-esclavagistes des 18e-19e siecles, est fort
significative : le suicide se lit comme un assassinat (ou un genocide)
et s'inscrit au-dela de l'histoire d'une bonne (ou du
fait divers qui l'a inspire) dans la grande histoire des luttes
humaines contre l'oppression. D'autre part, il s'agit
d'un renversement radical, ce n'est pas le dominant qui
s'approprie des outils ou savoirs du domine, mais le domine,
l'Africain, qui fait sien les outils et savoirs des colonisateurs
francais pour parler de lui, de sa rencontre avec cette France qui
devient objet d'investigation. Ce sont la deux fondements de la
contre-ethnographie que Sembene Ousmane elabore pour les siens
d'abord, mais aussi implicitement, sinon consciemment, contre Jean
Rouch (22) qu'il avait accuse de les presenter << comme des
insectes >> dans une << confrontation >> de 1965 entre
les deux cineastes, ou un certain cinema qui faisait des Africains des
curiosites, au mieux des figurants.
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Dans cet echange, Rouch soutient explicitement la demarche
classique de l'ethnologie, affirmant : << je dispose
d'un avantage et d'un inconvenient a la fois, j'apporte
l'oeil de l'etranger. La notion meme d'ethnologie est
basee sur l'idee suivante : quelqu'un mis devant une culture
qui lui est etrangere voit certaines choses que les gens qui sont a
l'interieur de cette meme culture ne voient pas. >> A cela,
Sembene Ousmane replique : << Tu dis voir. Mais dans le domaine du
cinema, il ne suffit pas de voir, il faut analyser. Ce qui
m'interesse c'est ce qui est avant et apres ce que l'on
voit. Ce qui me deplait dans l'ethnographie, excuse-moi, c'est
qu'il ne suffit pas de dire qu'un homme que l'on voit
marche, il faut savoir d'ou il vient, ou il va.... >>
(Cervoni 1982 : 77). Il est donc evident que ce qui gene le cineaste
africain--qui demandait juste avant a Rouch s'il comptait <<
continuer a faire des films sur l'Afrique >> quand il
<< y aura beaucoup de cineastes africains >> (Cervoni 1982 :
77) --, c'est aussi, sinon plus, ce regard exterieur qui se veut
neutre, du moins non partie prenante d'une demarche explicative et
transformatrice. Il donne en exemple, Les Fils de l'eau (1952) dont
<< beaucoup de spectateurs europeens n'y ont rien compris
parce que ces rites d'initiation, pour eux, n'avaient aucun
sens. Ils trouvaient le film beau, mais ils n'y apprenaient rien.
>> Rouch implicitement acquiesce a cette remarque, et donne en
exemple, Les Maitre fous (1954) dont << la diffusion.., a ete
reservee a des cinemas d'art et d'essai, et a des cine-clubs
>>, car il croit << qu'il ne faut pas apporter de tels
films a un public trop large, non informe, et sans presentation, sans
explication >> (Cervoni 1982 : 78). On pourrait egalement citer
l'absence complete d'explication (ou meme de mise en contexte)
de la croix gammee inversee sur une voile d'un bateau de pecheurs
dans une sequence vers la fin de Mammy Water (1966) de Rouch qui
contraste avec les longues explications et contextualisations de
l'attachement obsessionnel de Pays au casque nazi dans Camp de
Thiaroye. D'un cote, il y a une appropriation, si appropriation il
y a, qui semble statique, << alienante >>, d'un signe
de l'autre, il y a un usage dynamique, dialectique d'un
symbole nazi pour montrer, entre autres, le parcours douloureux
d'un personnage, et du coup signifier l'horreur du fascisme.
C'est la un aspect fondamental de la contre-ethnographie sur lequel
il convient d'insister, car justement, selon le cineaste
senegalais, ce qui lui deplait dans l'ethnographie, c'est le
manque de perspective historique : son refus de voir l'avant et de
projeter l'apres.
Bien que depuis la << confrontation >> de 1965, selon
la presentation des extraits republies par Cinem Action, Sembene Ousmane
<< s'est refuse a toute declaration sur le cinema de Rouch
>>, comme en 1973 dans sa longue entrevue avec Siradiou Diallo
pour Jeune Afrique, dans un entretien avec Guy Hennebelle des annees
plus tard, parlant de son court metrage, "faw, il reaffirme
implicitement son refus du cinema ethnographique, plus particulierement
du << cinema-verite >>. En effet, dit-il : << ... Taw,
un court metrage, [qui] m'a ete commande par le Conseil Lcumenique
des Eglises (U,S.A.). Il s'agissait d'evoquer le probleme des
jeunes a Dakar et de dresser en somme un bilan de dix ans
d'independance de leur point de vue. J'etais mal a l'aise
au depart car je ne suis pas documentariste et je ne crois pas beaucoup
au << cinemaverite >> (Hennebelle 1985 : 26) (23). Par
ailleurs, Rouch egalement des dizaines d'annees plus tard ne
digerait pas plus le cinema militant ou d'intervention auquel
Sembene Ousmane s'identifie. Il le considere comme n 'etantpas
du cinema, ne connaissant pas << d'exemple reussi de cinema
militant ... sur le plan cinematographique >>. Et plus loin,
repondant a cette question de Guy Hennebelle (<< Je crois que ce
qui te deplait dans un certain cinema militant, c'est la presence
d'une conception globale ... >>), il ajoute : << Non,
qu'il y ait des reponses ! Je n'aime pas qu'on pretende
detenir la verite ! >> (Martineau et al. 1982 : 172-173, 175).
Mais pour les deux cineastes, il importe de donner voix aux Africains,
comme le montrent bien certains films de Jean Rouch comme Moi un Noir
(1959) dont Sembene Ousmane affirme qu'un << Africain aurait
pu le faire >> (Cervoni 1982 : 77) ; La Pyramide humaine (1961),
regards croises sur des Europeens et Africains en Afrique ; La Chasse au
lion a l'arc (1965) qui donne a voir la complexite de tout un
savoir-faire africain (de la maitrise du fer a celle des vegetaux en
passant par une connaissance exemplaire de la faune) ; Petit a Petit
(1970) qui est tout a la fois une amusante ethnographie de la France par
des Africains et un regard critique sur les voies de developpement en
Afrique. En ce sens, le cinema ethnographique de Rouch qui se veut des
<< objets inquietants >> pouvant agir sur << la
conscience du spectateur europeen >> (Martineau et al. 1982 : 166)
est fort different d'un certain cinema colonial des annees
1950-1960. Pourtant, il y a tout de meme des divergences profondes entre
les projets cinematographiques du Francais et du Senegalais.
Jusqu'a un certain point, nous faisons face a deux positions
irreductibles aux finalites entierement divergentes : un cinema
documentaire (ethnographique) fait par un universitaire etranger
(europeen) qui veut archiver le monde (africain) pour un public europeen
; et un autre militant (de fiction) fait par un autodidacte (africain)
qui veut transformer le monde (africain) pour un public africain. Aussi,
ce n'est pas par hasard que le rapport entre filmants et filmes
soit radicalement different d'un cinema a l'autre : Rouch
l'universitaire europeen filmant des Africains impose dans sa
langue francaise sa voix off pour donner sens aux images, Sembene
Ousmane l'autodidacte africain filmant des Africains dans leurs
langues diverses fait corps avec les siens pour transformer son monde au
contact des Autres. Ainsi, il est acteur parmi les acteurs, fondu dans
la masse des personnages : ceddo parmi les ceddos dans le film du meme
nom ou ecrivain public dans Le Mandat, par exemple (voir photogrammes
C1-2).
Ce regard sur Soi dans sa rencontre avec l'Autre (dominant)
implique un renversement et un detournement qu'illustre bien Camp
de Thiaroye. Plus que dans La Noire de... ou Emitai, dans ce film
corealise avec Thierno Faty Sow, Sembene Ousmane fait des observateurs
autorises d'antan des objets d'investigation
d'aujourd'hui, et s'approprie d'objets emblematiques
de l'histoire europeenne pour decrire les siens. D'une part,
d'un film, qui au prime abord raconte le retour de la deuxieme
guerre mondiale de tirailleurs senegalais, il en fait une critique et
une ethnographie fort complexes de l'Armee coloniale francaise,
presentant ce corps militaire de la France libre en Afrique dans toutes
ses contradictions (24). D'autre part, il s'approprie
d'un des symboles les plus populaires du nazisme, le casque SS, le
transforme en objet fetiche d'un tirailleur, ex-prisonnier de
guerre de Buchenwald, denomme Pays, qui << n'a plus toute sa
raison >>, pour reprendre l'expression du sergentchef Diatta,
rappelant aux officiels militaires francais qui questionnaient
l'origine des sommes d'argent trouvees dans les baraques des
tirailleurs, les exploits et souffrances de ces derniers dans la
deuxieme grande guerre a laquelle, eux officiers francais de
l'Armee coloniale n'ont pas participe (chapitre 5). Par ce
detournement d'un symbole honni, il pointe certes l'horreur
nazie qui a detraque bien des cerveaux, mais aussi plus largement la
folie europeenne (25) En effet, comme en doutait le capitaine Raymond,
le seul officier francais a comprendre et soutenir la cause des
tirailleurs, le film (comme le contentieux qui l'a inspire)
debouchant sur un massacre par l'Armee coloniale francaise
d'anciens combattants franco-africains a qui la hierarchie
militaire nie le droit a l'egalite -leur refusant leurs <<
arrieres de solde >>, leur << solde de captivite >>,
et << les indemnites >> qui leur sont dus, en plus de leur
propre argent de poche confisque--fait basculer la France libre du
general de Gaulle dans le camp de la barbarie, rejoignant
l'Allemagne nazie qu'elle a combattue au nom de la liberte.
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Bien que le film soit base sur des evenements historiques,
reprenant presque, par endroits, le mot a mot des revendications des
tirailleurs rapportees en 1983 par un survivant, M. Doudou Diallo,
president de la Federation des Anciens Combattants et Prisonniers de
Guerre du Senegal >> (26), il n'est pas pour autant toujours
fidele aux faits. Il y a une part de transformation ou de distorsion de
la memoire historique, en un mot fictionalisation. Sur ce point, Bernard
Moitt ecrit justement que le film << brosse un tableau de ce que
doit avoir ete la situation dans un camp bouillonnant de tensions,
quelques heures seulement avant l'eclatement de la tragedie....
Sembene le cineaste [pouvant] se permettre des libertes et atteindre ce
que les historiens ne peuvent pas, dans la mesure ou il peut rendre
l'histoire vivante sur l'ecran. >> Et il ajoute entre
autres : son << regard perspicace de cineaste >> fait du
<< symbolisme du camp entoure de fil barbele >> << un
moteur dramatique >> (Moitt 1997 : 137).
C'est justement la dramatisation sous forme d'un long
proces, qui est confrontation/transformation a la maniere de Ceddo ou
d'Emitai, qu'impose le medium filmique qui commande une
certaine distorsion, du moins une re-creation des faits. Par exemple :
contrairement au temoignage de Doudou Diallo qui affirme <<
[qu']apres trois sommations, ils [les militaires francais] ont
ouvert le feu. D'abord les hommes ont cru qu'ils
s'agissaient de cartouches a blanc; mais quand ils ont vu leurs
camarades tomber, ils ont compris qu'on leur tirait dessus pour de
bon >> (27), dans le film, il n'y a pas de sommation,
l'attaque du camp a eu lieu en pleine nuit, par surprise (voir
photogrammes D1-2). L'effet sur les spectateurs est immediat et
beaucoup plus fort. De voir avancer ces chars d'assaut francais
dans la nuit, se doutant qu'un drame est imminent, le bombardement
qui suit d'anciens combattants francais desarmes dans leurs lits ne
peut que nous bouleverser profondement (chapitre 6). Par ailleurs, dans
le film, le general est pris en otage par les tirailleurs. Il est
enferme dans une baraque sous la surveillance de Pays qui l'humilie
: lui prenant son kepi pour lui tendre une chechia de tirailleur
(chapitre 5). C'est la un moment particulierement fort qui se lit
comme une replique cinglante a l'insulte faite aux tirailleurs
rapatries de leur reprendre uniformes et bottes donnes par l'Armee
americaine pour leur imposer des sandales et uniformes de tirailleurs
(chapitre 3). Mais selon Diallo, le general a ete seulement <<
entoure >> par les tirailleurs qui << ne [voulaient] pas le
laisser partir tant qu'il ne [leur] aurait pas donne
l'assurance que tout serait regle avant [leur] depart. Ce
qu'il fit >> (Diallo 1983 : 51). Dans une lettre au president
de la Republique francaise en faveur des << prisonniers senegalais
condamnes apres les incidents de decembre 1944, au camp de Thiaroye
>> datee du 16 mai 1947, le depute du Senegal, L. S. Senghor,
donne une version plus ambigue. Il ecrit:<< Sans doute sont-ils
[ces tirailleurs] coupables d'acte d'indiscipline en avant
retenu prisonnier un general [je souligne] pour appuyer leurs
revendications >> (28). Mais cette formule hautement rhetorique
dans une demande officielle et publique de pardon laisse place a une
grande marge d'interpretation qui fait penser que la version de
Diallo est plus proche des faits. Senghor, le poete, qui deja en 1944
faisait l'eloge des tirailleurs assassines dans << Tyaroye
>> (Hosties noires) reclamant justice, ne tenait-il pas ici, par
une concession strategique a l'histoire officielle, d'amadouer
l'autorite francaise pour obtenir l'essentiel, la liberation
de ses compatriotes tirailleurs, anciens prisonniers de guerre comme lui
(29) ? En fait, peu importe, ce geste decisif et irreverencieux de Pays
qui semble avoir ebranle le general, et le pousser, juste apres un
plaidoyer d'un tirailleur sur leurs droits (30), a proposer
malicieusement (ce qui n'echappe pas a la perspicacite de son
<< gardien >>) aux tirailleurs de tenir la promesse de les
dedommager equitablement comme tout ancien combattant francais est une
fiction. Il permet de construire un momentum dramatique, pour bien
marquer une transformation radicale des tirailleurs, et un tournant
decisif dans l'histoire africaine. Comme le rappelle, juste avant
cette sequence, le capitaine Raymond a ces collegues officiers qui
sous-estiment la determination des tirailleurs : << les petits
noirs de type y'a bon banania, messieurs, c'est termine !
>> (chapitre 5).
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Cette re-creation des faits est partie integrante de la poethique
de Sembene Ousmane qui implique un passage dialectique oblige de
l'historique au fictif (Emitai, Ceddo), du fait divers a
l'historique (La Noire de ...), de l'individuel au collectif
(Mandabi, Guelwaar, Moolaade), du prive au politique (Xala), de Soi a
l'Autre et vice versa. Comme il l'a explique, entre autres, a
propos d'Emitai et de Ceddo, s'il tient a etre authentique et
a partir du reel (quotidien ou historique), contrairement au Rouch
premiere maniere, avant les ethnofictions, il veut pas dupliquer la
realite et encore moins l'archiver. En fait, il l'utilise
comme un materiau primaire pour montrer un proces de transformation, et
provoquer une discussion qui dans un second temps peut contribuer a
engendrer un eveil des consciences et une vraie transformation sociale.
Emitai offre un bel exemple de sa maniere de (re)travailler la memoire
historique ou l'actualite pour les filmer. D'un geste percu
dans la legende comme individuelle, mystique (l'histoire d'An
Sitoe), on passe au recit filmique d'un geste collectif (celui des
femmes d'un village) (31) lie aux traditions ou a l'histoire
certes, mais aussi en rupture avec la doxa. La determination des femmes
du village s'inscrit dans une logique de respect et de detournement
de deux traditions : celle du role central du riz dont elles ont la
charge pour leur monde ; celle de leur (apparent ou pretendu) mutisme
traditionnel dans les affaires de la Cite qu'elles utilisent comme
une arme contre l'Armee coloniale qui n'arrive pas a les faire
flechir meme en les gardant prisonnieres en plein soleil. Elles font
corps comme une seule et meme personne dans un geste historique comme le
groupe de femmes qui rejoint et soutient Colle Ardo dans son opposition
a l'excision dans Moolaade permet le passage d'un acte
individuel (prive) a une action collective publique (politique). Il en
est de meme dans Xala ou le probleme individuel, sinon intime de
l'impuissance sexuelle de El Hadj devient une affaire publique.
Tout Dakar parle de sa ruine jusqu'a son expulsion du groupe des
hommes d'affaires qui debouche sur sa harangue contre le
neo-colonialisme et la corruption des elites a laquelle fera echo a la
fin du film le groupe des paysans qui assaille sa villa pour lui
signifier l'origine de son xala et lui rappeler comment il avait
spolie des terres familiales pour s'enrichir (32).
Dans un renversement dialectique qui lui est propre, Sembene
Ousmane fait de cette reunion/confrontation privee, sinon familiale, a
la fois une parodie de la mythique crucifixion chretienne, et une
replique (sinistre) du cercle de palabre africain. En effet, il place El
Hadj, a moitie nu, la couronne blanche de la robe de mariee de sa
troisieme epouse, qui venait de lui signifier le divorce pour
impuissance, sur le front, perche sur un tabouret au centre de
l'assemblee formee d'un cote de sa famille, de l'autre
des desherites qui ont envahi sa demeure sous la conduite de
l'aveugle, majestueusement debout avec son long baton a la main,
commandant de de-biler sur le condamne. Cette scene, par moment
insoutenable, n'est pas sans rappeler la ceremonie du chien des
Maitres fous de Rouch. Par contre, plutot qu'une catharsis pour les
seuls personnages d'un film (comme dans le film de Rouch), elle
devient a la maniere des grandes tragedies grecques, resolution, et de
celle du cineaste africain, un appel a l'action. Encore une fois,
l'appropriation des symboles de l'Autre et des rituels des
Siens est dynamique, elle tend a engager au-dela des personnages sur
l'ecran une communaute qui s'identifie ou peut
s'identifier a eux pour une transformation de leur rapport au
Monde.
Une contre-ethnographie, qu'est-ce a dire ?
Le regard sur l'Autre comme le detournement de ses symboles
est toujours dialectique, dialogique pour mieux comprendre Soi dans un
proces de transformation suite a une crise, qui est prise de conscience
de ses rapports aux Mondes, au contact des Autres (d'ici ou
d'ailleurs). En effet, contrairement a l'anthropologie
classique qui percoit l'Autre (l'observe) comme coupe de Soi
(l'observateur), tout a fait etranger et different, sinon inegal
dans sa purete de << bon sauvage >> ou d'ethnie
originelle pour reprendre une expression de Rouch (33), dans la demarche
de Sembene Ousmane, l'Autre ne peut etre percu (observe) qu'en
rapport a Soi, et vice versa. C'est un des premiers fondements de
la contre-ethnographie que donnent a lire ses films.
L'histoire de Diouna dans La Noire de ... nous est contee
parce qu'elle est devenue bonne a tout faire en France, comme les
mesaventures d'Ibrahima Dieng dans Mandabi sont avant tout
rapportees pour decrire l'absurde d'une administration
senegalaise calquee sur la francaise, qui ne tient aucunement compte du
pays reel, que Dieng doit affronter pour encaisser un mandat recu
d'un neveu de Paris. El Hadj dans Xala represente
l'impuissance et la corruption d'une classe politique et
economique coupee des realites nationales, a la solde des interets
etrangers, mais utilisant les traditions nationales a des fins
demagogiques. Par contre, Pierre Henri Thioune dans Guelwaar est le
symbole d'une dignite et d'une combativite senegalaises. Il
refuse l'aide alimentaire etrangere en denoncant publiquement et
vivement les pieges qu'elle recele pour le pays, mais sa mort,
plutot son assassinat par les autorites, provoque un autre affrontement
entre catholiques et musulmans, deux religions etrangeres en Afrique.
Dans Ceddo, l'opposition a la penetration de l'Islam provoque
un bouleversement de l'ordre social qui debouche sur
l'execution de l'Iman imposteur par la princesse heritiere
Dior Yacine qu'il voulait epouser de force. Emitai et Camp de
Thiaroye relatent des confrontations historiques entre l'armee
coloniale francaise et un village senegalais d'une part, et des
tirailleurs revenant de la deuxieme guerre mondiale d'autre part.
Le retour des tirailleurs a Thiaroye, comme le village diola
d'Emitai, est filme parce qu'il offre un moment de
confrontation-transformation dans l'histoire de la colonisation
francaise en Afrique. Il ne s'agit pas d'imponderabilia,
autrement dit pour paraphraser Malinowski, ces << habitus
quotidiens ordinaires >> que les indigenes eux-memes expliquent
difficilement (Malinowski 1922 : 25), mais d'evenements
historiques, donc fort singuliers, recrees, transformes, pour agir sur
le present, pour indiquer ou rappeler des voies d'action, de
transformation. C'est une position marxiste, du moins militante,
qui est tout le contraire d'une demarche ethnographique classique.
Autrement dit, bien qu'il parte toujours du reel ou de faits
historiques, le cinema de Sembene Ousmane, qui ne cesse d'insister
sur ce point, comme contre-ethnographie, ne tente jamais de reproduire
une realite brute a archiver comme dans des documentaires
ethnographiques de Rouch (34). C'est une fiction (fondee certes sur
des faits authentiques) d'un moment unique de confrontation avec
l'Autre qui engendre une transformation pour l'action, le
changement. Sur ce point, Eloise Briere a raison de relier l'oeuvre
de Sembene Ousmane a la notion de << lieu de memoire >> et
d'affirmer, a propos du roman Les Bouts de bois de Dieu, que ce
dernier cherche moins a << creer un document historique exact
[qu'a offrir] une image d'Africains oeuvrant consciemment pour
leur propre liberation >> (Briere 2007 : 141). Une telle assertion
peut s'appliquer a tous ses films, notamment ceux inspires de faits
historiques, qui sont des appels aux Siens dans leurs langues pour
l'action, comme le disent bien les dernieres repliques du facteur
(en voix off) a Dieng entoure de ses deux femmes (comme dans un cercle
de palabre) dans Mandabi : << Nous changerons le pays.... Toi, les
femmes, tes enfants. Nous tous >> (fin du chapitre 5).
C'est la un second fondement de cette contre-ethnographie,
mais etroitement, sinon dialectiquement, lie a un troisieme (35) : la
necessite de l'action collective. En effet, meme quand au depart le
geste est individuel, il se transforme en mouvement social, et
n'aboutit que dans l'action collective. L'individu se
definissant toujours en rapport a un groupe qui prend sens (notamment
pour les spectateurs) a travers des individualites representatives
(porte-parole ou non). Pour reussir, sinon survivre, l'individu
doit rejoindre un groupe ou etre rejoint par un groupe, non le groupe
--l'ensemble social etant toujours fragmente, fissure dans les
films qui donnent a voir des strategies d'appartenance ou
d'identification, des deplacements d'un groupe a l'autre
: Dior Yacine de retour de captivite qui rejoint le camp des ceddos (et
est rejointe par eux) dans un renversement narratif qui aboutit a un
climax, l'execution de l'Iman. Ce sont ces perturbations ou
renversements qui font du recit filmique un objet (esthetique)
captivant. Sembene Ousmane les utilise a dessein. Par exemple, Diouana
se rappropriant du masque qu'elle avait offert a sa patronne, par
ce geste inattendu rejoint son groupe qui, a son tour, se solidarise
autour de sa mort pour signifier a Monsieur leur refus de vendre leur
ame. En effet, sa mere a Dakar, comme elle avant de se suicider a
Antibes, refuse l'argent de Monsieur, et son petit frere ramasse le
masque pour poursuivre Monsieur, comme une reappropriation symbolique de
l'ethnographie africaine.
Mon hypothese de presenter le cinema de Sembene Ousmane comme ayant
partie liee a ethnographie : (double) contre-ethnographie, comme on
parle de contre-discours-- ou plus precisement, ce qui n'est
qu'une definition minimale : une ethnographie de Soi pour Soi dans
ses divers rapports au Monde, sinon ses confrontations avec
d'autres (d'ici ou d'ailleurs), dans sa ou ses langue(s)
indigene(s) selon ses propres formes d'expression --va a
l'encontre de toute une tradition critique du cinema africain. En
effet, generalement ses films sont qualifies de realistes, historiques,
politiques, militants, loin du cinema ethnographique d'avant les
Independances percu comme exotique, colonialiste. Certes, comme je viens
de le montrer egalement plus haut, son cinema s'inscrit dans ces
divers courants, mais il n'est pas que cela. Il est aussi autre
autrement.
En fait, se placant dans une perspective de redefinition de
l'image filmique africaine, Sembene Ousmane ne pouvait eviter de
revisiter (revoir et reevaluer) ces stereotypes et mythes coloniaux,
sinon colonialistes d'une certaine ethnographie, et de son cinema
en particulier, pour creer de nouvelles images d'un continent en
mouvement. C'est le sens meme de sa question a Rouch en 1965
qu'il convient de rappeler encore une fois : << Est-ce que,
lorsqu'il y aura beaucoup de cineastes africains, les cineastes
europeens, toi par exemple, comptent continuer a faire des films sur
l'Afrique ? >> (Cervoni 1982 : 77), et jusqu'a un
certain point, le moteur conscient ou non de sa demarche
cinematographique qui fait parfois subtilement echo a Rouch comme dans
Camp de Thiaroye qui reprend et le symbole nazi (le casque de Pays) et
le coq gaulois (la pancarte du << Coq hardi >>, le bordel ou
le sergent-chef Diatta se fait virer parce que Africain) qui se
retrouvent dans Mammy Water sur des voiles de pecheurs. On peut aussi
voir l'insistance sur le rituel des repas dans Mandabi, ou meme
l'egorgement par le marabout du mouton dans Camp de Thiaroye, comme
reponse a la ceremonie des chiens dans Les Maitres fous (1954/ 1957). A
un autre niveau, soulignons que des remarques de Rouch sur Emitai,
reprochant a Sembene Ousmane de n'avoir pas rappele que <<
[ces] gens [les tirailleurs] ont libere la France malgre les Francais ;
il y avait tres peu de Francais, tous les types venaient d'Afrique.
Ca pouvait etre dit ! >> (Haffner 1985 : 93), semblent trouver
echo dans Camp de Thiaroye quand Diatta rappelle aux officiers francais
les prouesses des tirailleurs dans la derniere grande guerre a leur
place (chapitre 5). Par contre, il y a un tout autre aspect de ce
dialogue cinematographique franco-africain qui semble moins evident,
mais tout aussi important : celui d'une certaine influence de
Sembene Ousmane sur le cinema de Rouch. En d'autres termes,
jusqu'a quel point les films de Rouch apres la <<
confrontation >> de 1965 font-ils echo aux propos, sinon aux films
de Sembene Ousmane ? Par exemple, le Paris de Petit a Petit (1970) ne
serait-il pas une contre-replique de celui des Africains de Mandabi
(1968)? ou encore Petit a Petit une reponse a La Noire de ... ?
Qu'importe les reponses, il reste que Rouch a ete porte du moins
une fois a comparer publiquement et candidement sa demarche
cinematographique avec celle du Senegalais. A propos de Mandabi, il dit
en 1985 : << J'avais dit a Sembene : j'aurais montre
dans un de mes films ton gars en train de manger et de roter comme ca,
on m'aurait traite de salopard ! Qui regarde l'Africain comme
un insecte ! Toi, tu peux le faire, merci ! >> (Haffner 1985 :
91). Il semble donc evident pour lui que du point de vue de la reception
du moins, Sembene Ousmane, etant africain, jouit d'un avantage,
celui de pouvoir parler des siens sans se faire accuser de tous les
noms, et bien sur de faire le tour de son jardin (ethnologique) sans
retenu ou presque. Avec un enthousiasme admirateur, il souligne :
<< Traiter du probleme de l'impuissance sexuelle en Afrique,
il faut etre gonfle comme Sembene pour le faire ! C'est pourquoi un
iconoclaste comme lui (et dans Ceddo n'en parlons pas) aurait du
faire quelque chose dans Emitai sur les heros ! Xala c'est drole,
on retrouve le Mandat, et il denonce tout, avec un courage sans home !
Plus que la bureaucratie, la bourgeoisie profiteuse, et il le fait avec
un erotisme extraordinaire ! >> (Haffner 1985 : 93).
Aussi, force est de reconnaitre que Sembene Ousmane reprend
systematiquement de nombreux objets ou pratiques hautement canoniques ou
symboliques des descriptions ou discours ethnographiques sur
l'Afrique : de la palabre, confrontation ou confortation, qui se
retrouve, sous une forme ou une autre, dans tous les films au griot,
chanteur ou conteur, dont la voix hante toutes les bandes sonores. Sur
ce point, en conclusion de son memoire sur les cinemas de Rouch et
Sembene Ousmane, Charlotte Meyer ecrit : << Les resultats de
l'analyse des films Borom sarret et La Noire de ... temoignent bien
de la volonte de Sembene d'<< africaniser >> son oeuvre
cinematographique. L'esthetique de ces films se manifeste par
l'insertion de plusieurs elements de la tradition orale
africaine.... On constate en surplus l'importance des objets
traditionnels africains significatifs, sinon symboliques >> (Meyer
2005 : 120-121) (36). Cette reappropriation esthetique manifeste de
formes d'expression percues comme typiquement africaines est des
plus achevees et les plus fortes dans Ceddo et Moolaade par l'usage
systemique des griots qui doublent et encadrent en meme temps par leur
narration le recit ou le dialogue filmiques. Elle se manifeste egalement
par les danses rituelles ou non qui expriment les joies ou les peines
d'un individu (Diouana dans La Noire de ... sur les monuments aux
morts apres qu'elle ait ete rassuree d'aller en France avec
ses patrons) ou d'un groupe (la danse des villageois enterrant leur
chef dans Emitai; celle des tirailleurs apres les fausses promesses du
general francais a la fin de Camp de Thiaroye).
En effet, d'un film a l'autre, de la place capitale du
masque dans La Noire de.... en passant par le ceremonial des repas dans
Mandabi, jusqu'aux tambours parlants de Moolaade qui, au debut du
film, par personnage-interprete interpose (37) font pour
l'auditoire (non initie au langage des tam-tams) le recit de la
crise qui frappe la societe --une rupture dans l'equilibre social
qui menera a une transformation (profonde) : six filles qui refusent
l'excision sont en fuite--, Sembene Ousmane construit une poethique
qui recrit le discours ethnographique.
Les exemples sont multiples de ce detournement/recentrement pour
Soi et sur Soi qui n'est plus objet fige d'un discours
exogene, mais sujet d'un proces de mises en scene de rapports au
monde divers, complexes avec des individualites marquees et des groupes
non homogenes. Qu'il s'agisse des couteaux des exciseuses
jetes au feu ou brulent les radios portatifs devant la mosquee dans
Moolaade ou de la longue suite de visites infructueuses de El Hadj aux
marabouts et feticheurs a travers le pays dans Xala --dont le titre
meme, impuissance temporaire causee par un sort, releve des croyances
populaires (38) est tout un programme ethnographique--, Sembene Ousmane
fait toujours un usage dynamique, dialogique, dialectique des traditions
(quatrieme fondement d'une contre-ethnographie) : rejetant celles
jugees desuetes, pronant celles jugees dynamiques, progressives. Un bel
exemple de cette dialectique est le combat de Colle contre excision au
nom du droit d'asile (le moolaade) qu'elle ne saurait refuser
aux jeunes filles qui lui demandent protection dans Moolaade. Toujours
dans cette logique de remise en question de traditions percues comme
inacceptables ou degradantes, se referant a sa propre experience, Colle
Ardo, face a l'assemblee des hommes, rappelle la difference
fondamentale entre le couteau qui donne espoir et vie (le bistouri de sa
cesarienne) et le couteau qui seme angoisse et mort (celui des
exciseuses) au nom d'une tradition qui n'est pas inscrite dans
la loi islamique comme l'a annonce le grand Iman a la radio (cette
voix qui informe et ouvre sur le monde exterieur). Il appert donc que
tout apport etranger n'est pas a rejeter, comme toute tradition
ancestrale peut etre reevaluee ou evoluee. C'est le constat que
faisait deja des 1977, a partir d'une lecture d'Emitai,
Bernard Nave qui ecrivait
Ainsi, si a premiere vue, il s'agit d'un film a la gloire
de la femme dans sa determination sans faille, Emitai developpe un
propos plus divers et plus complet a la fois. Ce sont les femmes qui
tout au long de la lutte ont l'attitude la plus resolue et unanime
face a l'armee venue chercher le riz. Elles montrent aux hommes et
particulierement aux chefs absorbes dans leurs palabres la voie de la
resistance. Mais le film ne saurait se resoudre a cette opposition dans
la mesure ou le sens de cette lutte est de montrer comment certaines
contradictions sont amenees a se resoudre dans la lutte. Ainsi le theme
religieux prend ici une place plus importante que dans les autres films
de Sembene Ousmane, dans la mesure ou il ne se contente pas de presenter
la religion seulement comme alienantc, mais d'en analyser le role
de facon dialectique, a la lumiere de la place qu'elle occupe et du
role qu'elle est amenee a jouer face a une realite historique. Avec
Emitai', on peut dire qu'il y a une remise en cause de dieux,
une interrogation sur leur existence meme, face a leur mutisme dans une
situation qui remet en question les structures du groupe social. Sembene
Ousmane nous fait sortir d'une vision figee de la religion
africaine ou les croyances et les rites seraient des choses immuables et
independantes du contexte dans lequel elles existent. 11 nous les
presente comme un donne de la tradition populaire, susceptibles
d'evoluer et d'etre remises en cause par la vie (Nave 1977 :
35-36).
L'evocation des traditions (rituel, coutume, savoir-faire)
n'est jamais gratuite, elle s'inscrit dans une trame
narrative, elle concourt a un denouement : une transformation d'une
situation initiale vers une finale suite a une perturbation dans
l'ordre social ou les rapports entre differents acteurs sociaux.
Elle repond a un besoin poethique, donc esthetique et ethique. Plus
globalement, on peut dire que Sembene Ousmane ne recourt aux formes
dites traditionnelles (patures de l'ethnographie ou de
l'anthropologie coloniale ou postcoloniale) que comme maniere non
figee en proces de confrontation/transformation (qui fait suite a une
crise) dont il reconnait etre partie prenante par sa presence meme
discrete comme acteur dans ses films. Pour memoire, rappelons quelques
personnages qu'il interprete qui sont loin, par exemple, de
l'omnipresence d'un Jean Rouch comme narrateurcommentateur de
ses films : maitre d'ecole populaire dans La Noire de ... (chapitre
18), ecrivain public dans Mandabi (chapitre 2), ceddo rebaptise parmi
les ceddos lors de la grande conversion forcee sur la place du village
dans Ceddo (chapitre 4), le tirailleur dans Emitai qui questionne son
sergent sur l'etrangete du remplacement du marechal Petain par le
general de Gaulle a la tete de l'Armee francaise (chapitre 3).
De meme, il ne reprend des stereotypes sur la France et les
Francais, ou plus largement des icones ou symboles europeens ou
occidentaux --tours d'habitation en France dans La Noire de ..., le
poster de De Gaulle et la discussion qu'elle entraine dans
Emita't, la radio et la tele dans Moolaade, la Tour Eiffel et les
balayeurs noirs a Paris dans Mandabi, la chanson << Que reste-t-il
de nos amours >> de Charles Trenet dans la scene du bordel de Camp
de Thiaroye, faisant du coup un clin d'oeil aux Baisers voles de
Truffaut (39), la riviera francaise et le paquebot de croisiere dans La
Noire de...., la grande messe catholique de Ceddo-- que pour les
deconstruire par un regard africain, irreverencieusement indigene, porte
sur eux. Aussi, le traditionnel sujet/observateur jamais observe
--dumoins se croyant jamais observe, ou ne relatant que tres rarement,
sinon jamais dans son discours (recit ou description ethnographique qui
tente de rapporter le particulierement typique d'une societe percue
comme homogene et figee dans ses traditions), les questions de
l'autre/ indigene sur lui/etranger et encore moins la rencontre de
ces deux mondes et les consequences (voir Laplantine et Saillant 2005 :
21-22)-- se retrouve dans ses films objet observe. Pire ou mieux encore,
il est juge non dans une langue dominante du Nord mais celle des domines
du Sud, Sembene Ousmane a partir de Mandabi, filmant prioritairement en
langues africaines. Sur ce point, la belle harangue de Pierre Henri
Thioune dit Guelwaar, dans le film homonyme, contre l'aide
etrangere qui pietine la dignite des Africains, a laquelle fait echo les
propos de sa veuve appuyant des jeunes gens qui, refusant de vivre et de
grandir en mendiant, versent sur la route les sacs de nourriture
etats-unienne recue des autorites soupconnees d'avoir assassine son
mari qu'elle allait inhumer, est exemplaire. On n'est loin de
la neutralite et de l'ex-centricite de l'ethnologie ou de
l'anthropologie (40) classique qui, dans un rapport inegal, postule
une enquete qualitative sur un autre different, du moins percu comme
tel, non pour le groupe investigue, mais celui de l'investigateur
dans sa langue ou celle de ses commanditaires. Malgre l'integration
de bribes de langues indigenes, l'anthropologie partagee de Rouch
est presentee en francais comme la << reverse anthropology
>> de Manthia Diawara est en anglais (41). En ce seul sens, la
contre-anthropologie de Sembene Ousmane est deja radicalement
differente. A l'encontre de ces tentatives importantes anterieures
ou posterieures d'une ethnographie autre, elle se fait d'abord
en langues non europeennes (notamment celles reputees sans savoir), meme
quand les dialogues, comme dans Camp de Thiaroye, sont massivement en
<< francais-tirailleur >>. Ce cinema fictionnel, aucunement
documentaire, touchant a la fois divers acteurs de la rencontre
(dominants et domines, investigateurs et investigues), se fait avec et
pour les domines dans leur langue (generalement des acteurs non
professionnels), selon leur mode d'expression, leur sensibilite et
leur capacite de comprehension. Aussi, compte tenu des defis
linguistiques propres au sous-continent africain avec ses 2000 langues
indigenes, et de la volonte du cineaste senegalais de tourner pour toute
l'Afrique, cette oeuvre est plutot differente des experiences
cinematographiques militantes latino-americaines des annees 1960-1970
comme celles de Jorge Sanjines ou Fernando Solanas, par exemple, bien
qu'elles se recoupent par endroits (42).
[ILLUSTRATION OMITTED]
[ILLUSTRATION OMITTED]
Intentions poietiques et realites esthesiques : des limites de la
voie filmique
Le lecteur attentif l'a surement percu, l'analyse qui
precede se construit principalement sur deux ordres de discours,
l'un poietique, l'autre esthesique (au sens que donnent a ces
termes Jean Molino 1988) : des propos des cineastes sur leurs oeuvres ;
des analyses de leurs productions. Dans le cas des films de Sembene
Ousmane qui nous interessent au premier chef, cette critique est
generalement exogene, du moins se fait hors du continent africain (meme
quand elle est d'Africains de naissance ou d'adoption), comme
les premieres des films qui ont lieu generalement a l'etranger dans
le cadre de festivals internationaux. Un film comme Ceddo a meme ete
interdit au Senegal pendant des annees (43), L'Empire Songhai (son
premier et seul film entierement produit par un etat africain, le Mali)
n'a jamais ete diffuse, des doutes memes subsistent sur son
existence (44). Par ailleurs, les sous-titrages des films sont en
langues europeennes : francais et anglais principalement, donc nullement
disponible pour l'Africain qui ne maitrise ni l'une des trois
ou quatre langues indigenes de ses films, ni le francais ou
l'anglais. D'autre part, les droits de diffusion sont detenus
par des firmes etrangeres (anglo-americaine et francaise) soit,
jusqu'a sa faillite recente, New Yorker Films pour les USA, la
Mediatheque des Trois Mondes pour la France, ses deux plus gros marches
institutionnels du moins. Pourtant le cineaste senegalais pretend
vouloir parler a son peuple qui, pour lui, deborde les frontieres de son
pays pour englober au moins toute l'Afrique au sud du Sahara.
Comment y parvient-il ? That is the question t. Selon Charlotte Meyer,
par exemple, reprenant des donnees qui remontent aux annees 1960, la
reponse est plutot negative. Elle conclut son memoire, affirmant
... Il veut faire un cinema pour les Africains hors de toute
influence europeenne --qui montre une image reelle de l'Afrique,
qui evoque des sujets africains contemporains et qui reflete, par son
esthetique cinematographique africaine inspiree de la narration
traditionnelle, les specificites culturelles de l'Afrique....
Neanmoins, il importe de noter que la realite du cinema d'Afrique
noire est tout autre : il n'a pas d'audience hors d'une
certaine clientele (qui est souvent europeenne), il n'est pas
finance par l'Afrique(comme l'aurait voulu Sembene) et, a
cause des problemes de distribution, les films ne sont montres que
rarement en Afrique meme. Notons aussi la rarete des salles (en 1963,
une demie-place pour 100 habitants) et leur faible frequentation par la
population. En bref, malgre les efforts de Sembene, la plupart des films
projetes sur les ecrans africains restent des films etrangers (Meyer
2005 : 120).
De prime abord, ma propre experience nord-americaine avec des
etudiants africains (de familles riches ou non) me pousse a pencher dans
la meme direction. En effet, sauf rares exceptions, ces jeunes africains
ignorent meme le nom Sembene Ousmane ou Ousmane Sembene qui, lui-meme,
rappelait a Cannes en 2005 que le << cinema en Afrique connait de
graves problemes. De production : il y a peu de films, mais surtout de
diffusion : personne n'y voit nos propres films. Le manque de
distribution des films africains sur notre propre continent est un grave
handicap >> (Sembene Ousmane 2007 : 198). Il n'est donc pas
etonnant que les etudiants africains (ou d'origine africaine) a
l'etranger soient tres peu interesses a leur cinema en general,
qu'on les voit rarement, sinon jamais de leur propre chef, dans les
rencontres sur cette production. Toujours sur un autre plan proprement
africain, la comedienne Therese M'bissine Diop (aussi connue sous
le nom de M'bissine Therese Diop qui apparait au generique de La
Noire de..), rappelant avec une certaine amertume, quarante ans plus
tard, l'ostracisme qu'elle a subi tant de sa famille
immediate, notamment sa mere, que de parents et voisins d'avoir
joue dans ce film, donne a penser qu'une bonne part de la
population senegalaise, du moins dans un premier temps, n'a pas vu
d'un bon oeil l'emergence d'un cinema senegalais fait par
des Senegalais (voir Coulpier et Senthiles 2008) (45).
Jean-Pierre Bekolo dans son film Le Complot d'Aristote/
Aristotle's Plot (1996) semble donner une reponse plus ou moins
similaire dans sa fable d'un cineaste africain en Afrique, Essemba
Tourneur, dont le prenom est l'anagramme de Sembene, et un nom de
famille, Tourneur, rappelle le retournement opere par Ousmane Sembene
pour se donner un nom d'auteur. D'autre part, le synopsis du
film diffuse sur le site de << France Diplomatie >>, qui est
fort probablement de Bekolo, condense une histoire qui pourrait etre
celle du regrette aine des anciens. En effet, cette fable --un <<
cineaste maudit chasse d'Europe [qui] rentre au pays [pour
decouvrir] avec stupeur que la vieille salle de cinema est litteralement
occupee par une bande de jeunes malfrats dirigee par un africain
surnomme "Cinema" qui consomme a longueur de vie des films
americains >>-- n'est pas sans rappeler le retour de
l'ecrivain Sembene Ousmane au Senegal pour constater qu'il
etait inconnu chez lui. Par ailleurs, n'est-ce pas aussi son combat
que celui d'Essemba Tourneur qui << decide de recuperer les
lieux pour y projeter des films africains >> ? Et l'ultime
victoire (a la Pyrrhus sans doute) de ce dernier dont les <<
villageois ... adorent >> les films africains que leur projette la
gang de << Cinema >>, << la mort dans l'ame
>> (46), renvoie jusqu'a un certain point aux tournees de
Sembene Ousmane avec ses films a travers le Senegal. Par ailleurs, sans
le dire explicitement, dans un entretien avec Olivier Barlet, Bekolo
laisse entendre que son film se fait bien en reference au Senegalais,
sinon contre lui. En effet, a la question, << Pourquoi avoir
choisi Aristote ? >>, il repond longuement :
Quand on m'a demande de faire un film sur le cinema africain pour
le centenaire du cinema, c'etait deja contradictoire. De plus, les
autres realisateurs etaient des grands, comme Scorcese, Bertolucci,
Godard, Frears ... et moi, je n'etais personne.... Je me suis donc
demande ce qu'etait le cinema moderne : raconter des histoires !
Dans les stages de scenario, la premiere personne citee est
Aristote : << une bonne histoire doit susciter la crainte et la
pitie >>. J'ai donc relu La Poetique, base de tous les recits
occidentaux. C'est la que se fait la difference avec l'Afrique.
L'humour et la derision s'averent une force culturelle interessante
pour le cinema. La comedie affirme Dieu en soi-meme, une capacite
de resolution interne des problemes, alors que la tragedie, comme
la religion chretienne, place Dieu a l'exterieur de l'individu. En
Afrique, les gens ont Dieu en eux-memes. Mais lorsque Sembene
Ousmane filme l'Afrique, il la situe dans la tragedie ! Cette
generation a voulu faire ce qu'on lui avait appris. Bien sur, on
utilise un langage mais l'outil cinema permet d'autres
possibilites. C'est le sujet du film ; il ne donne pas de recettes,
il ne dit pas comment il faut faire " il ne fait qu'en parler.
Puis en reponse a une seconde question, il ajoute :
... je m'identifie a tres peu de films africains ! Ce qui
m'interesserait, ce serait une certaine attitude face au monde. Je
trouve grave de voir a Cannes des films africains qui fuient la
realite africaine actuelle ; ce sont des films aseptises. On ne
peut pretendre exprimer quoi que ce soit si l'on a pas pense notre
relation au monde moderne [je souligne] (47).
Les commentaires de Bekolo nous ramenent a une question
fondamentale qui se pose peu ouvertement : << Qu'est ce
qu'un filin africain ? >> Je l'ai abordee a l'hiver
2009 dans un seminaire avec trois etudiants nord-americains, deux
Europeennes (dont une Francaise) et une Africaine (Senegambienne),
malgre les limites de l'echantillon, les resultats sont assez
evidents et significatifs. L'Afrique urbaine ou urbanisee des films
comme Madame Brouette de Moussa Sene Absa (2004) ou Quartier Mozart de
Bekolo (1992) est percue moins africaine, sinon non africaine, comme
celle coloniale et militarisee de Camp de Thiaroye, par exemple. Par
ailleurs, pour les etudiants de tous les films du questionnaire,
Moolaade est le plus africain (abordant, selon eux, 5 sur 6 des
problemes distinctement africains) ; puis viennent dans l'ordre
decroissant Mandabi (dont les principaux personnages sont
authentiquement africains) et Madame Brouette. Quant a Quartier Mozart,
ils l'ont percu a la limite peu africain, comme le sergent-chef
Diatta de Camp de Thiaroye (qui ecoute la musique classique, le jazz,
lit des auteurs francais), pour quatre d'entre eux, n'est
presque plus africain. De la discussion, il semblait se degager une
vision plutot stereotypee de l'Afrique --rurale ou illetree, sinon
sauvage, aucunement urbanisee ou modernisee. Est-ce la ce que Bekolo
tend a denoncer ou ne fait-il qu'exprimer un conflit generationnel,
sinon national ou de classe ? La petite bourgeoisie africaine --du moins
un segment de cette classe urbanisee, ceux d'apres les
Independances, contrairement aux ruraux et a la generation des
Independances-- ne se retrouve pas, a tort ou a raison, dans ces images
du pays profond ou d'antan, plutot << folkloriques >>
ou << non modernes >> pour eux. Au-dela de l'interet de
villageois africains ou d'etudiants etrangers pour le cinema du
regrette aines des anciens, il faut reconnaitre les reussites de son
entreprise artistique. De mobiliser tout un village senegalais pour le
tournage d'Emitai, ou burkinabe pour celui de Moolaade, de reunir
des comediens de toute l'Afrique de l'Ouest pour Camp de
Thiaroye, ce sont des succes incontestables pour l'emergence
d'une cinematographie africaine populaire (au-dela des frontieres
nationales, ethniques ou linguistiques). S'il y a des ratages sur
le plan de la reception nationale ou pari-africaine, malgre la Fespaco
et Carthage, il reste que sur le plan regional et international, son
oeuvre a trouve une audience exceptionnelle. En effet, qu'un film
d'un jeune cineaste africain (commandite par le British Film
Institute pour le centenaire du cinema) prenne pour reference cette
production pour parler de cinema est bien signe de la fortune
extraordinaire de Sembene Ousmane qui a su aussi trouver une place, a
cote des plus grands cineastes encore vivants, dans Les Lecons de cinema
du Festival de Cannes (48).
S'il ne parle pas directement a tous les Africains --il est
evidemment qu'un cineaste n'arrive jamais a parler a tout un
continent--, il parle fortement aux artisans du cinema africain. Il est
la voix incontournable, le passage oblige a contester ou a suivre, comme
en fait foi leurs temoignages dans Reference Sembene (2002), un
documentaire de Yacouba Traore sur le tournage de Moolaade, ou encore
les films d'un Bekolo ou Moussa Sene Absa qui, a divers niveaux,
notamment par le questionnement de leur rapport aux cinemas occidentaux
et africains (probleme plus que cher a Sembene Ousmane tant dans sa vie
que dans ses films) font manifestement echo a sa poethique.
N'est-ce pas le comble du succes d'etre a la fois cineaste de
cineastes (africains), et cineaste des habitants d'un village des
plus recules du pays profond africain ?
Bio-biliographie & Filmographie annotees de Sembene Ousmane
(1923-2007)
[Notez les changements de frequences et de formes de production
avant et apres les independances africaines (1960); avant et apres les
premiers longs metrages (1966)]
1956, Le Docker noir [roman]. Paris, Debresse.
1957, O Pays, mon beau peuple! [roman]. Paris, Le Livre
contemporain/ Amiot Dumont.
1960, Les Bouts de bois de Dieu : BanG Mam Yall [roman]. Paris, Le
Livre contemporain/ Amiot Dumont.
1960. Independances africaines.
1961. Sembene Ousmane quitte la France ou il vivait depuis la fin
de la Deuxieme Guerre mondiale, et retourne en Afrique.
1962. Etudes cinematographiques au Studio Gorki a Moscou.
Pour rejoindre son peuple ; passage de l'ecrit a l
'ecran, du roman a la nouvelle, recours au wolof ou au francais
africain comme langue des titres.
1962, Voltaique [nouvelles]. Paris, Presence africaine (dernieres
editions, apres le film, La Noire de ... : Voltaique/ La Noire de ..).
1963. Sembene Ousmane realise ses premiers films, deux courts
metrages: L 'Empire Songhai et Borom Sarret (premier film africain
presente a un festival international, Prix de la premiere oeuvre au
Festival de Tours).
1964. Il sort son premier moyen metrage : Niaye.
1964, L'Harmattan. Livre I ." Referendum [roman]. Paris,
Presence africaine, 299 p. (Partie d'un plus large projet jamais
termine, un seul volume publie)
1965, Vehi-Ciosane ou Blanche Genese suivi du Mandat [nouvelles].
Paris, Presence africaine. (dernieres editions, apres le film, Mandabi:
Le Mandat, precede de Vehi-Ciosane).
1966. Premier long metrage realise par Sembene Ousmane, mais
diffuse comme moyen metrage, La Noire de ... [Prix Jean-Vigo, Tamit
d'or, Carthage], et son premier grand succes cinematographique. Le
film a ete presente dans divers festivals de films dont le prestigieux
Festival de Cannes. Depuis, il est de plus en plus implique dans la
production cinematographique: Mandabi (1968) [Prix special du jury
Venise] ; Taaw (1970) ; Emitai (1971) ; Xala (1974) ; Ceddo (1976); Camp
de Thiaroye (1988 --co-realisateur Thierno Faty Sow) ; Guelwaar (1992) ;
Faat-Kine (2000) ; Moolaade (2004).
1968. Mandabi, un premier film en wolof (qui existe aussi en
version originale titree, Le Mandat).
Pour mieux rejoindre son peuple: passage du francais au wolof ou
d'autres langues africaines, dans les titres notamment des films,
mais aussi des livres avec deux exceptions notoires Le Mandat (terme
inexistant en woloj), et Le Dernier de l'Empire (fort probablement
un vieux projet). Par ailleurs, en mettant entre parentheses Niaye
(1964), version filmique de Vehi-Ciosane (1965), il faut souligner un
certain renversement dans le rapport Ecrit/ Ecran ; desormais des films
sont produits avant la publication de leurs livres eponymes Taaw (1970)
; Guelwaar (1993).
1973. Xala [roman]. Paris, Presence africaine.
1981. Le Dernier de l'Empire (roman senegalais). Paris,
L'Harmattan, 2 vol.
1987. Niiwam, suivi de Taaw [nouvelles]. Paris, L'Harmattan.
1996. Guelwaar [roman]. Paris, Presence africaine.
Plusieurs livres et films tant en anglais qu 'en francais sont
entierement consacres a l 'oeuvre de Sembene Ousmane. Parmi eux on
peut souligner :
a) Livres
Vieyra, Paulin Soumanou, 1972, Ousmane Sembene cineaste : premiere
periode, 1962-1971, Paris, Presence africaine [autre titre : Sembene
Ousmane cineaste].
Pfaff, Francoise, 1984, The Cinema of Ousmane Sembene. Wesport,
Greewood Press.
Gadjigo, Samba et al., 1993, Ousmane Sembene. Dialogues with
Critics and Writers. Amherst, University of Massachusetts Press.
Nzabatsinda, Anthere, 1996, Normes linguistiques et ecriture
africaine chez Ousmane Sembene. Toronto, editions du Gref.
Diagne, Ismaila, 2004, Les Societes africaines au miroir de Sembene
Ousmane. Paris, L'Harmattan.
Gadjigo, Samba, 2007, Ousmane Sembene, une conscience africaine.
Genese d'un destin hors du commun. Paris, Homnispheres.
Bush, Annett et Max Annas (dir.), 2008, Ousmane Sembene Interviews.
Jackson, University Press of Mississipi.
b) Films
Reference Sembene de Yacouba Traore (2002)
The Making of Moolaade de Samba Gadjigo (2004)
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Jackson, University Press of Mississipi.
Cervoni, Albert, 1982 [1965], << Une confrontation historique
en 1965 entre Jean Rouch et Sembene Ousmane : Tu nous regardes comme des
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Coulpier, Guillaume et Victorine Senthiles, 2008 [2005], Bribes
d'une conversation avec Therese M'bissine Diop . Dans
Cineastes africains vol. 1, DVD 1. Paris. Arte Video.
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Ousmane Sembene et Assia Djebar. Paris, L'Harmattan : 15-34.
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periode 1962-1971. Paris, Presence africaine. [Autre titre : Sembene
Ousmane cineaste.]
Jean Jonassaint
Syracuse University
(1.) Ce n'est qu'apres la redaction de la version
definitive de cet article que j'ai eu connaissance de ces propos du
cineaste qui semblent bien valider l'analyse de son Luvre comme
contre-ethnographie. Pour memoire, il m'a semble opportun de les
citer integralement.
(2.) Je tiens grandement a remercier Catherine Benoit qui m'a
permis, entre autres, de mieux cerner les enjeux de l'anthropologie
d'hier et d'aujourd'hui. Sans nos discussions parfois
vives sur ces questions, cet article serait fort different. Je voudrais
egalement remercier Francine Saillant qui m'a invite et incite a
relever ce premier defi de publier un article sur l'ethnographie et
le cinema de Sembene Ousmane. Je dois aussi remercier les divers
etudiants qui, au cours des annees, ont assiste a mes seminaires sur le
cinema africain a Duke University et a Syracuse University : leurs
questions, leurs reflexions, leurs travaux m'ont si souvent eclaire
sur les enjeux d'une cinematographie africaine. Je dois un
remerciement tout special a Isabella Arezzo de la Bird Libray de
Syracuse University pour l'aide genereuse qu'elle m'a
apportee au cours de la redaction de cet article, mettant sans reserve a
ma disposition les DVDs des films qu'il me fallait. Au-dela de
cette derniere, ma gratitude va a tout un personnel de cette
institution, plus specifiquement celui du pret inter-bibliotheque qui
sans relache m'aide a trouver les titres les plus rares. Un grand
merci au professeur Joseph Miller et a mes collegues du NEH Summer
Seminar de 2009 de la Virginia Foundation for the Humanities, <<
Roots : African Dimensions of the History and Cultures of the Americas
>>, plus particulierement C.R.D. Halisi et Shannon Rose Riley qui
m'ont chaleureusement accueilli ; et au National Endowment for the
Humanities pour le support financier qu'il m'a donne pour la
recherche et la redaction de cet article. Enfin, Je suis infiniment
reconnaissant a M. Alain Sembene pour m'avoir autorise a publier
des photogrammes de films de son pere, a mon collegue et ami Samba
Gadjigo pour son aide inestimable.
(3.) Pour faciliter le reperage des scenes, plutot qu'un
minutage precis qui me semble trop technique, je donne simplement le
chapitre ou elles se trouvent sur les DVDs visionnes. Tous les films de
Sembene Ousmane sont analyses a partir de DVDs edites par la Mediatheque
des 3 Mondes (Paris, 2002), sauf les analyses de La Noire de... et de
Moolaade qui se font respectivement a partir de l'edition de New
Yorker Films (New York, 2005) diffuse sous le titre de Black Girl ; et
Les Films Seville (Montreal, 2005). Quant aux films de Rouch, ils sont
tous du coffret Jean Rouch, Le Geste cinematographique des Editions
Montparnasse (Paris, 2005).
(4.) Comme le rappelle, entre autres, Faye Ginsburg (2005), ces
premiers films doivent etre distingues des ethnofictions ou docufictions
comme La Pyramide humaine (1961) ou Petit a petit (1970), par exemple.
(5.) Voir Monique Martineau, Yvonne Mignot-Lefebvre, Guy Hennebelle
et Andre Paquet 1982.
(6.) Voir Sembene Ousmane qui affirme : << Mais toujours
est-il que c'est au contact des autres qu'on se forme. Meme si
l'on peut etre cruellement, mortellement, decu >> (2007 :
196).
(7.) Voir le catalogue en ligne de la BNF (consulte le 9 aout 2009)
a : http://catalogue.bnf.frservletautorite?
ID=11924383&idNoeud=1.1&host=catalogue.
(8.) Par exemple, pour le meme titre, God's Bits of Wood (la
traduction anglaise de Les Bouts de bois de Dieu par Francis Price),
publie la meme annee (1970), par le meme editeur (Heinemann), nous avons
deux entrees avec de noms differents : << Sembene, Ousmane
>> et << OUSMANE, Sembene >> [sic]. Il en est de meme
des editions francaises de Niiwan (Presence africaine 1987 et 2001) qui
sont listees sous des noms d'auteur differents, respectivement,
<< Sembene, Ousmane >> et << Ousmane, Sembene >>
(sans les capitales a Ousmane).
(9.) L'edition francaise de O pays, mon beau peuple !publiee
par Presses Pocket en 1975 presente aussi une incongruite plus ou moins
similaire. En effet, en premiere et quatrieme de couverture, nous lisons
<< Ousmane Sembene >>, mais << Sembene Ousmane
>> [sic] en page titre.
(10.) Par exemple, Martin Bestman (1974) dans un compte rendu pour
une revue universitaire quebecoise, titre l'ouvrage et son texte
<< Sembene Ousmane cineaste >>. Samba Gadjigo egalement des
annees plus tard sur son site Web consacre a << Ousmane Sembene,
Senegal's most admired film maker of the century >>, liste
l'ouvrage de Vieyra sous le titre de << Sembene Ousmane
cineaste >> --voir, Critical Works
<http://www.mtholyoke.edu/courses/sgadjigo/page30/page30.html>.
Par contre, la Bibliotheque nationale de France, comme le catalogue en
ligne WorldCat, donne comme titre, Ousmane Sembene cineaste : premiere
periode 1962-1971.
(11.) Voir l'introduction a Vehi Ciosane ou Blanche-Genese ou
il explique pourquoi il a ecrit cette histoire d'inceste malgre
l'opposition de ses confreres africains qui y voient une arme entre
les mains des ennemis de l'Afrique ; voir Sembene Ousmane 1965:
15-17.
(12.) En fait, bien que fonde sur des faits historiques, il y a
dans Ceddo une imprecision voulue sur le temps de l'histoire qui se
traduit parfois par l'anachronisme de certains objets du film : le
parasol du Roi, les fusils des protagonistes entre autres. Sur ce point,
dans une entrevue avec Guy Hennebelle, le realisateur affirme : <<
Le film est situe au XVIIe ou XVIIIe siecle, mais il n'est pas
exactement date. J'ai surtout voulu que ce soit un film de
reflexion, afin que nous, Africains, ayons le courage d'essayer de
reflechir sur notre propre histoire et les elements que nous avons recus
de l'exterieur et que nous cessions de faire des films pour pleurer
sur notre misere ou solliciter la condescendance des autres >>
(Hennebelle 1985 : 29). Pour une analyse detaillee des rapports de Ceddo
a l'histoire (officielle ou non), voir Mamadou Diouf 1997.
(13.) Pour une vue globale rapide sur la production de Sembene
Ousmane, voir sa bibliographie et filmographie en annexe. Pour des
resumes de ses Luvres et extraits de ses films, voir le site Web du
professeur Samba Gadjigo, << Ousmane Sembene, Senegal's most
admired filmmaker of the century >> :
<http://www.mtholyoke.edu/courses/sgadjigo/index.html>.
(14.) A noter, bien que ce roman soit jusqu'a un certain point
de l'ordre de l'autobiographique, le vol de manuscrit
qu'il rapporte ne semble pas fonder sur la biographie de
l'auteur. Dans les faits, selon Samba Gadjigo, notre ecrivain a
plutot beneficie de l'aide genereuse de camarades francais dont
Odette Arouh qui corrigeait son manuscrit a mesure qu'il avancait
dans sa redaction. D'ailleurs, ce roman, comme son second, O pays,
mon beau peuple(1957) est dedie, entre autres, a << Odette
>> --voir Gadjigo (2007 : 224).
(15.) Voir l'article de Tine (1985), d'ou je reprends en
partie des elements biographiques et analytiques sur la vie et
l'oeuvre romanesque de Sembene Ousmane.
(16.) La Noire de ... bien que produit comme un long metrage de 90
minutes, pour eviter des tracasseries administratives, a ete
commercialise comme un moyen metrage de 60 minutes. Sur cette question,
voir Guy Hennebelle (2008 : 9).
(17.) Pour memoire, rappelons entre autres que 1958 est
l'annee du Referendum sur les colonies francaises d'Afrique
(28 septembre), donc qui marque la fin de l'Union francaise
(1946-1958), annonce les Independances a venir en 1960, et a inspire a
Sernbene Ousmane, l'un de ses grands romans, L'Harmattan.
Referendum. Certes, c'est aussi du point de vue de l'histoire
de la France metropolitaine, la naissance de la Ve Republique, mais ce
n'est la qu'un point secondaire pour notre propos.
(18.) Cette comparaison de la nouvelle, << La Noire de ...
>> avec le film qui en est tire bien qu'elle recoupe par
endroits celle deja classique de Francoise Pfaff, << Black Girl
(1966) : From Text to Film >>, dans The Cinema of Ousmane Sembene,
A Pionner of African Film (1984), s'en ecarte nettement tant dans
le choix des scenes que la finalite de l'analyse. Par ailleurs, il
convient de noter qu'une premiere version plus developpee de cette
analyse comparative a beneficie de mes echanges avec la professeure
Nicoletta Pireddu qui m'avait invite a donner une conference sur
les << Noire de ... de Sembene Ousmane >> a son seminaire de
litterature comparee a Georgetown University, le 2 decembre 1998.
(19.) Il existe deux versions de ce film, l'un en francais, Le
Mandat, l'autre en wolof, titre, Mandabi. C'est cette derniere
version qui est la plus diffusee et la mieux connue. C'est
egalement elle que nous analysons, bien que nous la nommons parfois par
commodite improprement, Le Mandat. A noter, selon Samba Gadjigo
(entretien telephonique du 19 septembre 2009), que le projet de film a
precede le roman, mais des problemes de financement ont pousse Sembene
Ousmane a completer et publier le roman d'abord.
(20.) Ici manifestement, le film, comme la nouvelle
d'ailleurs, prend le contre-pied des conventions qui font des
domestiques des sans noms en prenommant la bonne, Diouna, et en taisant
systematiquement les noms de ses patrons qui tombent dans
l'anonymat de ceux reduits a leur fonction.
(21.) Bien que l'on sache, pour reprendre une formule de
Michel lzard que << plus ou moins a son insu, l'ethnologue
est observe, juge, jauge >> (voir lzard 2007 : 474), generalement,
il me semble que cette parole autre n'est pas retransmise dans le
discours ethnographique classique. Meme des films de Jean Rouch comme La
Pyramide humaine (1961) ou Petit a petit (1970), qui donnent voix a des
Africains sur l'Europe et les Europeens en general, ne vont pas
jusqu'a juger Rouch, lui-meme comme observateur, qui tout compte
fait dans ses docufictions ethnographiques ou ethnofictions avait, comme
realisateur, le dernier mot.
(22.) Il importe de rappeler que l'un des tout premiers films
de Sembene Ousmane, ironiquement jamais diffuse, sinon inacheve, porte
sur l'Empire Songhai dont Rouch a longuement etudie notamment dans
sa grande these d'ethnologie publiee en 1960.
(23.) Dans ce meme numero de CinemA<<tion, Roucb donne une
entrevue a Pierre Haffner, ou il parle de son amitie avec le Senegalais
et son admiration pour certains de ses films (voir: Haffner 1985).
Sembene Ousmane aussi a evoque publiquement son amitie avec Rouch, mais
c'etait chaque fois pour signaler du meme souffle qu'il
<< n'aimait pas ses films >> qui ne << lui
convenaient pas >> ou pour rejeter son cinema-verite (voir entre
autres Annett Bush et Max Annas 2008 : 16, 23, 48, 58 ; des entrevues de
1969 et 1971 avec Guy Hennebelle, celles de 1972 avec Peary et
McGilligan). Par ailleurs, selon Samba Gadjigo (entretien telephonique
du 19 septembre 2009), lors de sa lecon de cinema au Festival de Cannes
(15 mai 2005), Sembene Ousmane aurait reconnu, entre autres,
l'importance du cinema de Rouch pour sa demarche. Mais il n'y
a aucune reference a Rouch dans le texte de la << lecon >>
publie dans Les Lecons de cinema, edition etablie par Antoine de Baeque
(2007 : 193-200). Par contre, il reconnait ses dettes entre autres
envers les cineastes Chaplin, De Sica, Truffaut, et le critique Georges
Sadoul qui lui a permis d'aller etudier le cinema a Moscou, et
affirme d'entree de jeu etre << devenu celui par qui les
images de l'Afrique sont arrivees en Europe >>. Comment nier
plus categoriquement le travail de Rouch ? Cela dit, la complexite de la
relation Sembene/ Rouch meriterait plus de recherches qui manquent
singulierement.
(24.) A titre d'exemples, citons les contradictions entre
l'Armee francaise et ses allies americains de qui elle depend a
divers niveaux ; entre les officiers de la coloniale et le capitaine
Raymond de l'Armee de la France libre ; entre les officiers
francais (coloniaux ou non) et les tirailleurs senegalais ; entre deux
anciens combattants fiancais, le capitaine Raymond et le tirailleur,
sergentchef Diatta ; entre les veterans tirailleurs rapatries a Thiaroye
et les tirailleurs locaux.
(25.) Un autre detournement creatif important dans le film qui
n'est pas aborde ici, c'est l'usage du <<
francais-tirailleur >>. Sur ce point voir l'article en ligne
de Cecile Van den Avenne (2008) qui soutient en conclusion que <<
le francaistirailleur fictionnel envahit le film, il devient la nomlc a
l'aune de laquelle les autres varietes vont etre mesurees en terme
d'ecart (et notamment la variete litteraire hypercorrccte du
sergent-chef Diatta). Des lors il perd tout pouvoir de stigmatisation de
ses locuteurs. Un renversement s'est opere >>.
(26.) Diallo, << L'aube tragique du l er decembre 1944 a
Thiaroye (Senegal) >>, Afrique histoire 7 (1983), 49-51 ; article
reproduit dans le dossier du DVD de Camp de Thiaroye fait par la
Mediatheque des 3 Mondes.
(27.) Cette version des faits survenus a Thiaroye a l'aube du
1er decembre 1944 est plus ou moins la meme que celle de
l'historien Myron Echenberg que cite Bernard Moitt (1997 "
136-137).
(28.) Voir << Intervention de L. S. Senghor en faveur des
condamnes de Thiaroye >>, une lettre de Leopold Sedar Senghor
publiee dans Reveil 215 (12 juin 1947), reproduite dans le dossier du
DVD de Camp de Thiaroye fait par la Mediatheque des 3 Mondes.
(29.) Dans un article sur des reecritures de l'histoire
coloniale par des createurs africains, Eloise A. Briere fait une toute
autre lecture du reseau transtextuel evident entre le film de Sembene
Ousmane et le poeme de Senghor. Elle ecrit : << On peut concevoir
ce film comme faisant partie d'un reseau memoriel alternatif au
discours senghorien, premier a evoquer, des 1940, les Tirailleurs de la
Deuxieme Guerre >> (Briere 2007 : 144). A mon avis, les rapports
entre Sembene Ousmane et Senghor ne sont ni aussi tranches ni aussi
simples. Il y aurait toute une recherche a faire sur les echos de
l'oeuvre senghorienne dans celle de Sembene Ousmane, du <<
Guelowar >>/<< Guelwaar >> au << Tyaroye
>>/ << Thiaroye >> que les deux invoquent a la
<< femme noire >> et << les tirailleurs senegalais
>> que les deux ont chante a leur maniere en passant par la
polemique pretendument << orthographique >> qui les a oppose
au sujet de Ceddo.
(30.) Sur ce plaidoyer en francais-tirailleur, voir l'analyse
de Van den Avenne (2008 : 119).
(31.) Sur le processus d'ecriture d'Emitai, voir Guy
Hennebelle 1985 : 27-28, et Paulin Soumanou Vieyra 1972 : 123-140, qui
donne en details le contenu du scenario original. Sur An Sitoe, plus
connu comme Aline Sitoe Diatta ou Aliin Sitoe Diatta avec ses variantes
orthographiques Aliin Sitooye Diatta ou Jatta, voir Wilmetta J.
Toliver-Diallo 2005.
(32.) Dans une note du 30 septembre 2009 sur une version de ce
texte, Samba Gadjigo me signalait le caractere nettement historique de
la prise de la direction de la Chambre de commerce par des Senegalais
sur laquelle s'ouvre Xala, de meme que le caractere
autobiographique des reproches faits a El Hadj par l'assemblee des
mendiants. Ce telescopage d'une histoire collective et d'une
histoire personnelle se retrouve aussi dans Camp de Thiarove notamment.
C'est la sans doute une forme de la contre-ethnographie et de
lapoethique de Sembene Ousmane qui meriterait d'etre plus amplement
etudiee. Par ailleurs, sur l'importance capitale de l'histoire
et de l'historiographie dans son oeuvre, voir Gadjigo 2004.
(33.) Suite a une question de Guy Hennebelle qui rappelait
qu'on accuse le << cinema ethnographique >>
d'entretenir << une nostalgie secrete pour le bon sauvage
>>, Rouch repond sans hesitation : << Mais c'est vrai !
C'est vrai ! Rousseau nous a tous marques. Nous sommes tous a la
recherche de notre ethnie originelle >> (Martineau et al. 1982 :
170). Il est evident que cette quete d'exotisme (ou de
l'Autre) qui caracterise toute une ethnographie classique n'a
rien a voir avec la demarche de Sembene Ousmane qui porte sur la crise
qu'engendre une rencontre de Soi avec d'Autres dans un proces
de transformation. En ce sens, elle est d'emblee
contre-ethnographique. Nous sommes loin de la demarche classique
d'un Malinowski qui veut s'eloigner des siens pour mieux
comprendre l'Autre que tend encore a enseigner meme
aujourd'hui une certaine ethnologie ; voir Karen O'Reilly 2005
: chapitre 1.
(34.) Selon Faye Ginsburg (1996: 835), Rouch a realise plus de 120
films, aussi importe-t-il de rappeler que ce commentaire porte avant
tout sur les documentaires cites ici, non sur l'ensemble de sa
production qui est difficilement accessible, et surtout comprend au
moins de grands types de films, des documentaires proprement dits, et
des docu-fictions ou ethnofictions.
(35.) Ce classement numerique n'implique aucunement une
hierarchisation. Il est donne pour faciliter la lecture.
(36.) Au passage, il importe de souligner que suivant en ce sens
une tradition critique bien instituee, Meyer ne voit point le cinema de
Sembene Ousmane, comme je le soutiens ici, un cinema ayant partie liee a
l'ethnographique. Par ailleurs, les exemples qu'elle donne
comme caracteristiques de la << tradition orale africaine >>
(<< la structure lineaire des recits, une certaine dialectique
entre le protagoniste et l'antagoniste, le caractere de
l'escroc ainsi que la quete ou l'aventure >>) sont loin
d'etre exclusivement ou meme proprement africains.
(37.) Il importe de noter que c'est la premiere epouse du mari
de Colle qui demande a son mari d'interpreter le message des
tam-tams comme si elle ne savait pas deja, du moins intuitivement, de
quoi il en retournait. Dans Emitai; il y a une scene plus ou moins
similaire, mais il semble evident que l'officier francais qui
demande au sergent tirailleur de lui interpreter les tare-tares
annoncant la nomination du nouveau chef ne se doute point du contenu de
ce message typiquement africain. Ici, il est manifeste que le recours a
l'interprete est aussi un rappel de l'ethnologue questionnant
son informateur (chapitre 3).
(38.) Avec l'excision (au centre du Moolaade), les croyances
traditionnelles dites superstitieuses sont les champs privilegies des
discours occidentaux ethnographiques ou non sur l'Afrique. Oubliant
leur propres marquages/ marchandages des corps, de la vogue des
tatouages a la chirurgie plastique en passant par l'industrie de
l'augmentation du volume des organes sexuels, le Nord en general ne
cesse de gloser sur ces pratiques africaines. Sembene Ousmane les
rejette, certes, mais c'est de maniere respectueuse dans un souci
de transformation sociale et non d'une hantise du refus des
pratiques de l'Autre percues comme sauvages, primitives.
(39.) Il y a plusieurs references explicites au cinema ou a des
cineastes dans les films de Sembene Ousmane, voir entre autres : le
petit garcon jouant a Zorro dans La Noire de ... (chapitre 12) ; les
affiches entre autres de Charlie Chaplin et du Mandat dans Xala
(chapitre 3) ; l'affiche du Corbeau de Henri-Georges Clouzot dans
Camp de Thiaroye (chapitre 2)--voir photogrammes E1-2. La presence de
cette derniere affiche, comme toutes les autres, est motivee. Elle
renvoie fort probablement a une certaine collaboration francaise avec le
fascisme, notamment dans les colonies : Le Corbeau etant l'histoire
d'une serie de denonciations (par lettres anonymes). Il convient
aussi de rappeler qu'a cause de ce film produit par une compagnie
allemande etablie en France, Continental Films, Clouzot a ete accuse
d'etre un collaborateur. C'est justement le reproche du
sergent-chef Diatta a l'Armee coloniale francaise en Afrique, lui
qui, quelques jours avant avait vu l'annonce du film sur un
trottoir de Dakar, juste avant de se faire virer d'un bordel, parce
que << bougnoule >>. En fait, on pourrait meme extrapoler et
dire avec Paulin Soumanou Vieyra--qui cite a titre d'exemple :
<< le chapelet >> dans Borom Sarret ; le << mandat
>> dans le film eponyme ; le << masque >> dans La
Noire de ... ; le << pantalon >> dans Taw--que les objets
dans les films de Sembene Ousmane, peu importe leur nature, <<
sont significatifs quand ils ne sont pas symboliques >> (Vieyra
1972 : 155).
(40.) La similitude ici etablie entre ethnologie et anthropologie,
bien que contestee ou contestable, est assez instituee, du moins dans
l'espace francophone. Elle se retrouve sous la plume de plusieurs
auteurs fort representatifs de la profession de Michel Izard qui
soutient : << l'ethnographie intervient ... dans la premiere
etape du travail anthropologique >> a Francois Laplantine et
Francine Saillant qui ecrivent << l'anthropologie ... est
d'abord ethnographie >> (voir Izard 2007 : 470 ; Laplantine
et Saillant 2005 : 21). Par ailleurs, il importe de rappeler que notre
propos concerne avant tout l'ethnologie/ethnographie moderne dite
classique, celle instituee entre autres dans la foulee des travaux
d'un Malinowski qui fait du << terrain >>, autrement
dit le sejour prolonge dans la societe autre a decrire, une etape
incontournable de la recherche (voir Izard 2007 et O'Reilly 2005 :
chapitre 1).
(41.) Voir Manthia Diawara, Rouch in Reverse [video] (San
Francisco: California Newsreel, 1995).
(42.) Pour un regard de premiere main sur ces cinemas
latino-americains, voir entre autres: Fernando Solanas 1975; Jean
Jonassaint 1978.
(43.) Selon Mamadou Diouf, dans une note fort judicieuse sur
l'interdiction du film au Senegal, ce n'est que cinq ans apres
sa sortie en 1981, suite a la demission du president Senghor, que Ceddo
a pu etre presente au public senegalais-- voir Diouf (1997 : 20, note
2).
(44.) Voir entre autres Pierre Haffner qui dit : << cet
Empire Songhai, ... on ne sait pas tres bien s'il est acheve ...
>> (Haffner 1985 : 88).
(45.) Par ailleurs, comme me le signalait Samba Gadjigo dans un
courriel en date du 30 septembre 2009, il importe de noter qu'une
autre lecture possible soit que le veritable probleme rencontre par
Therese M'bissine Diop, releve de << l'ostracisme contre
le metier de comedien qui est le plus souvent associe aux castes dites
inferieures. >>
(46.) Voir France Diplomatie, Le Complot d'Aristote de
Jean-Pierre Bekolo a
http://www.diplomatie.gouv.fr/fr/actions-france_830/cinema_886/
aidesproduction_5622/films-aides_5623/films-aides-par-fonds-sud_5624/
cameroun_7113/complot-aristote_7178/index.html.
(47.) Voir Entretien d'Olivier Barlet avec Jean-Pierre Bekolo
(Cameroun) a propos du Complot d'Aristote, Africultures (juin 1997)
en ligne a http:// www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=2477.
(48.) Voir Les Lecons de cinema (de Beaque 2007), avec entre autres
des textes de Youssef Chahine, Milos Forman, Stephen Frears, Nanni
Moretti, Sydney Pollack, Francesco Rosi, Volker Schlondorff, Oliver
Stone, Bertrand Tavernier, Agnes Varda, Wim Wenders, Wong Kar Wai.