Le regard entrave. Litterature et anthropologie dans les premiers textes sur la Nouvelle-France.
Plante, Jean-Francois
Le regard entrave. Litterature et anthropologie dans les premiers
textes sur la Nouvelle-France. Par Paolo Carile. (Sillery, Septentrion,
2000, 223 p., index, ISBN 88-7999-268-X.)
Paolo Carile est specialiste de la litterature de voyage des XVIe
et XVIIe siecles et professeur de litterature francaise a la Faculte des
Lettres de l'Universite de Ferrare. Les etudes qu'il a reunies
dans ce livre abordent toutes des sujets appartenant a une meme periode,
situee entre la Renaissance et la crise du classicisme francais. Il se
propose de scruter des pages dont il dit qu'elles sont etiquetees
comme mineures du fait qu'elles sont peu connues et peu etudiees.
Les textes etudies sont tous relatifs a la Nouvelle-France avant
1620, meme si quelques-uns ont ete ecrits par des gens n'ayant pas
traverse l'Atlantique. A travers les textes de Lescarbot, Biard et
Montchrestien, Paolo Carile tente de cemer comment ces auteurs ont
traite l'image du Sauvage nord-americain et comment ils ont percu
puis interprete l'alterite extreme du monde amerindien a laquelle
les voyageurs francais de la fin de la Renaissance ont ete confrontes.
L'auteur termine d'ailleurs sa propre presentation du sujet en
amenant quelques idees de base comme l'ambivalence du mythe du
Sauvage et decrit les principaux signes de la difference qui
s'offraient aux yeux des voyageurs : la nudite,
l'anthropophagie, la polygamie et l'alteration du corps.
C'est donc un ensemble de mythes et de prejuges, decrits par
Carile, qui se porte sur ces differences et qui entrave le regard.
Apres cette introduction, l'auteur procede a une mise en
contexte. Carile nous parle des contraintes scripturales et culturelles
auxquelles font face les ecrivains de l'epoque. Il s'agit de
comprendre comment les gens << regardaient >> et selon quels
criteres ils organisaient la realite. On voit comment l'odorat,
l'ouie et le toucher ont preseance sur la vue. Le poids de la
rhetorique est explique dans son application au genre qu'est le
<< paysage ecrit >>, cette forme bien encadree de
description. De plus, la fonction du voyage avait ete generalement de
confirmer l'explication des realites geographiques et
ethnographiques proposee par les sources classiques et religieuses. Mais
ces voyages outre- Atlantique deviennent de plus en plus des gestes
culturels conscients aux objectifs multiplies. Selon que l'on est
explorateur ou missionnaire, le regard sur ce nouveau pays change et
l'objectif de la description se modifie. En identifiant ainsi les
buts que se sont fixes les differents voyageurs, l'auteur nous fait
voir comment se fait la transition du paysage classique et quelque peu
fictif vers la description plus moderne du paysage nord-americain.
L'ouvrage fonctionne ensuite selon un plan thematique ou les
textes etudies, la plupart de Marc Lescarbot, sont compares avec ceux de
contemporains comme le Jesuite Pierre Biard ou le Recollet Gabriel
Sagard.
Le chapitre deux nous decrit tout d'abord Lescarbot : avocat,
poete et surtout homme cultive et curieux de tout. L'auteur veut
nous montrer que le voyageur francais est un homme resolument moderne et
lucide face a ce nouveau monde qu'il decouvre en meme temps que
quelquesuns de ses compatriotes. Pour ce faire, il cite des passages de
L'Histoire de la Nouvelle-France puis des Muses de la
Nouvelle-France et en profite pour souligner certains mots appuyant ses
affirmations. La premiere citation, par exemple, met en evidence la
vision neuve qu'a Lescarbot des peuples amerindiens dont il a fait
la connaissance. La defaite des Sauvages Armouchiquois et les Adieux,
parties importantes des Muses, forment ensuite la matiere principale de
ce chapitre. En etablissant une comparaison avec les textes
d'auteurs italiens et francais, Paolo Carile montre bien que
Lescarbot possede parfaitement le genre de l'epopee et que le sujet
ethnographique d'une bataille entre Amerindiens peut devenir un
sujet epique, tout en conservant une portee documentaire. De meme, dans
les Adieux, certains passages sont choisis pour faire ressortir, par
exemple, un climat canadien realiste obtenu quand l'avocatpoete
utilise des procedes d'ecriture tels que l'accumulation ou la
comparaison. Toutes ces citations et observations aident Carile a
affirmer la richesse du monde poetique de Lescarbot. En fait, celui-ci
aurait fait entrer le Canada dans la litterature francaise.
Le chapitre trois s'attarde sur le Theatre des Muses, court
texte theatral de 243 vers faisant partie des Muses de la
Nouvelle-France. La encore, l'humanisme de Lescarbot est mis en
valeur. Mettant en lumiere differents elements comme le style soutenu du
personnage de Neptune, les passages familiers ou burlesques, de meme que
le cote solennel puis festif du spectacle, l'auteur du Regard
entrave rattache cette piece hybride a la tradition des << entrees
>> royales, ballets et mascarades de cour, tous tres populaires en
Europe pendant tout le XVIe siecle et jusqu'au debut du XVIIe. Mais
la piece nous est aussi presentee comme un des premiers exemples de
texte appuye sur des notions ethnographiques reelles, contrastant ainsi
avec l'exotisme fantaisiste des autres textes inspires par la
Nouvelle-France. Carile cite entre autres exemples le vocabulaire
amerindien exactement reproduit. Il propose plus loin une lecture plus
symbolique s'appuyant sur le domaine religieux et fait ressortir
les fondements colonialistes presents dans le texte.
Dans le chapitre quatre, l'auteur nous amene a un autre type
de texte, ou il nous presente Lescarbot sous un jour different. A
travers l'etude de La Conversion des Sauvages, que Carile qualifie
<< d'information orientee >>, on peut voir comment le
voyageur francais est amene a offrir une image manipulee de la realite
canadienne dans un but quelque peu evangelique et surtout colonialiste.
L'auteur cite a cet effet des passages ou Lescarbot evoque les
Gaulois ou le monde classique pour rattacher les tribus nord-americaines
a l'histoire occidentale, creant une sensation de deja connu.
L'argumentation presente ensuite des donnees aussi bien
d'ordre economique que social, laissant voir que le point de vue
est ethnocentrique et le regard nettement entrave.
Dans le chapitre suivant, l'auteur nous propose d'etudier
La Relation derniere de meme que La Conversion des Sauvages de Lescarbot
et la Relation de la Nouvelle-France de Biard. Ces textes illustrent la
querelle entre Lescarbot et le pere Biard sur la question de
l'evangelisation des Amerindiens. En dressant un portrait, surtout
religieux, des deux hommes et du contexte entourant les debuts de
Port-Royal, Carile depeint ces << divergences paralleles >>
qui les separent. Il montre en fait comment tous deux font disparaitre
l'alterite de cet << autre >> amerindien pour le rendre
acceptable aux Francais, quoique les deux ecrivains aient des buts
publicitaires en France forts differents. Il soumet ensuite quelques
cles de lecture etayant ses hypotheses.
Apres une courte section consacree a l'Histoire de la
Nouvelle-France, beaucoup moins eclairante sur les contraintes
scripturales de l'epoque et ou se melent ethnologie naissante et, a
nouveau, rhetorique, Paolo Carile conclut son ouvrage en etudiant un des
principaux textes sur les sauvages de la Nouvelle-France redige sans
l'experience directe de l'ecrivain. Le Traicte de
l'oeconomie politique de Montchrestien (1615) aborde le domaine des
explorations outre-Atlantique, alors en pleine expansion. Carile
explique longuement les arguments d'ordre commercial
qu'utilise Montchrestien pour justifier l'importance de nouer
des liens avec les populations autochtones et de tenter
l'installation permanente de colons francais. Ces efforts visaient
principalement a l'expansion du capitalisme naissant et
s'appuyaient aussi sur des motivations sociales.
C'est dans la description des Amerindiens, les montrant comme
de << vrais humains >> ayant toutes les qualites pour
devenir partenaires commerciaux, que Montchrestien se demarque de
l'exotisme litteraire en vogue a l'epoque. Carile suggere
qu'il se serait largement inspire de l'Histoire de la
Nouvelle-France et donne alors plusieurs arguments ayant trait a la
forme, a la perspective ideologique et au vocabulaire.
L'exploration des textes s'appuie sur des instruments
hermeneutiques multiples. Selon les cas, l'auteur fait appel a
l'histoire des mentalites, a la rhetorique, a l'anthropologie,
a l'ethnographie et a l'histoire socioeconomique. Avec ces
instruments, Carile nous montre bien l'evolution des modeles
descriptifs durant cette periode charniere et nous fait mieux connaitre
la sensibilite, l'imaginaire et les structures mentales des
Francais de l'epoque.
Chaque chapitre de l'ouvrage est construit avec sa propre
demarche interne. Le lecteur qui n'a pas une connaissance quelque
peu etoffee de l'histoire sociale, economique et politique de
l'epoque pourra parfois se sentir oublie par l'auteur. En ce
sens, certaines references a des ouvrages de base seraient necessaires.
De meme, plusieurs des raisonnements de l'auteur seront plus
parlants au lecteur qui possede les principes de base de la rhetorique.
Mais cette etude demeure sans aucun doute tres utile a celui qui
travaille sur les debuts de la Nouvelle- France et qui veut bien
comprendre la facon dont les grands voyageurs s'exprimaient par
ecrit. Il s'agit la d'une tres bonne introduction aux sources
du debut du XVIIe siecle.
Jean-Francois Plante
Universite Laval
Quebec