Experience spatiale et bien-etre urbain ... des jardins communautaires montrealais.
Paquette, Julie
[Un jardin communautaire] c'est comme un ilot. C'est
pareil comme si on etait sur la mer dans la tempete, il y aurait un ilot
tranquille et puis on s'en irait la (Remy).
L'espace, comme objet d'etude en anthropologie, acquiert
un interet croissant. Face aux processus de mondialisation et de
globalisation, l'image des groupes humains incrustes dans un seul
et unique environnement ou rassembles sous de pretendues aires
culturelles est inevitablement confrontee a celle d'un nouveau
nomadisme planetaire intensif des biens, des personnes et des idees.
Dans cette nouvelle lorgnette, l'espace n'apparait plus comme
lineaire ou fixe. Eclate et decloisonne, ses frontieres deviennent de
moins en moins pertinentes. Depuis les deux dernieres decennies,
plusieurs anthropologues ont donc ete interesses a conceptualiser et
theoriser les forces sociales qui profilent les contours de
l'espace et de sa fragmentation. La majorite des travaux recents
portant sur l'espace en anthropologie a ainsi contribue a
conceptualiser -- d'une maniere parfois schematique et coupee de la
realite des acteurs -- les conditions de migration, d'exil ou de
diaspora, d'erosion des frontieres et de contestations (Feld et
Basso 1996). Dans un contexte ou les reperes spatiaux sont en mutation,
ces recherches visent a montrer que les lieux sont en realite des
productions (materielles) et des constructions (mentales) culturelles
qui sont variables dans le temps et dans l'espace.
Toutefois, des ethnologues ont entrepris recemment d'etudier
l'espace differemment. Ils cherchent a documenter la dimension
spatiale de la vie quotidienne des etres humains : les manieres par
lesquelles chacun apprivoise son environnement et s'y situe. Cet
article s'inscrit dans ce dessein. Il s'interesse aux
relations entre gens et ville et a l'experience spatiale des
citadins. Il concerne des lieux urbains contemporains dont l'etude
parait opportune a la comprehension des strategies spatiales et des
conceptions de l'urbanite dont les acteurs sociaux sont porteurs.
Considerant l'accent mis depuis quelques annees sur la
multiplication des lieux vides de sens caracteristiques des mondes
contemporains (Auge 1992 ; McDonogh 1993 ; Relph 1993), cette
recherche(1) est centree sur des espaces citadins significatifs pour les
gens, c'est-a-dire des lieux qu'ils frequentent
volontairement, apprecient et auxquels ils sont attaches. Dans cet ordre
d'idees, l'etude des jardins communautaires(2) montrealais(3)
forge le noeud exploratoire de cette enquete afin d'analyser
comment, a l'aube du XXIe siecle, des citadins percoivent,
exploitent et habitent leur environnement.
Les jardins communautaires ont pignon sur rue dans tous les
quartiers de Montreal. Depuis le milieu des annees 1970, ils font partie
du paysage et de la vie quotidienne de cette ville, tout en demeurant
des espaces marginaux de par leur verdure et leur discretion(4). Ces
sites de jardinage sont administres par la municipalite et forment des
lieux collectifs ou les gens louent de petites parcelles de terre
individuelles pour y cultiver -- d'une maniere autonome et de facon
recreative -- un potager(5). Par la culture horticole et leur forme collective, ils generent des usages singuliers de l'espace urbain.
Ces lieux acquierent cependant depuis quelques annees une popularite
inegalee. Regroupant des usagers(6) de tous ages, origines ou classes
sociales, ils sont regis par le plus important programme de jardinage
collectif en Amerique du Nord qui rassemble environ 10 000 citadins
chaque annee (Ville de Montreal 2000 : 11). A Montreal, un bon nombre
d'habitants semble donc entretenir des rapports particuliers avec
ce type de sites.
De ce fait, l'etude de ces espaces, ainsi que des pratiques et
des representations de ceux qui les cotoient, peut nous renseigner non
seulement sur leurs significations propres, mais sur
l'environnement de la ville en general. Leurs configurations
actuelles peuvent nous eclairer sur l'experience spatiale de la
ville contemporaine(7). Quels sont les elements constitutifs des
rapports qu'entretiennent aujourd'hui les jardiniers
montrealais avec ces lieux urbains que sont les jardins communautaires
et comment s'articulent-ils ? A travers les pages qui suivent,
j'explore donc les roles que jouent actuellement ces potagers
collectifs pour ceux qui les frequentent ainsi que les elements
contribuant a ce qu'ils deviennent significatifs pour certains
citadins. Mais avant de s'engager sur ce chemin, des precisions sur
les choix conceptuels et methodologiques s'imposent.
Comment explorer les lieux?
Depuis quelques annees, de plus en plus d'ethnologues
cherchent des pistes conceptuelles du cote de la phenomenologie qui met
l'emphase sur les experiences, les actions et les interactions
effectives et continuelles par lesquelles les personnes et les
collectivites viennent a s'identifier et a s'attacher au
monde. Adoptant une perspective philosophique et humaniste(8), ces
derniers tentent de recentrer l'etude de l'espace en
anthropologie sur les manieres sensibles et plurielles par lesquelles
les gens connaissent, experimentent, imaginent et habitent leur milieu
de vie. Cette perspective vise a pallier les caracteres distants et
deterministes des approches de la production et de la construction
sociale de l'espace(9) en vigueur au sein de la discipline depuis
quelques decennies. Bien que la nature produite et construite de
l'espace soit reconnue en anthropologie, elle cherche a
(re)introduire dans les analyses les caracteres vecus, subjectifs et
quotidiens des lieux afin de documenter le role des acteurs sociaux dans
la constitution de l'environnement.
L'approche phenomenologique correspond a un ensemble
d'idees proposees recemment par quelques anthropologues (Feld et
Basso 1996 ; Gray 1999 ; Ingold 1996 ; Radice 2000 ; Tilley 1994) qui
s'interessent aux relations que les groupes humains entretiennent
avec les lieux. Elle soutient que les rapports entre les gens et les
espaces se deroulent au fur et a mesure qu'il y a interaction avec
l'environnement, c'est-a-dire qu'elle privilegie
l'experience engagee des acteurs sociaux dans l'elaboration et
la perception de leur milieu de vie. Plutot que de s'attarder
uniquement aux productions materielles et aux constructions mentales de
l'espace, les defenseurs de l'approche phenomenologique
privilegient donc les pratiques et les experiences par lesquelles ceux
qui utilisent les lieux les habitent et les considerent comme
significatifs. Ils preconisent l'idee que les significations des
espaces ne seraient pas uniquement nichees dans notre esprit, mais aussi
dans nos usages, nos relations spatiales et le monde lui-meme. Dans
cette perspective, l'etude des rapports entre les etres humains et
l'environnement necessite de mettre en relief les activites
quotidiennes des acteurs sociaux ainsi que leurs perceptions. C'est
par elles que les lieux acquierent leur signification.
Cette approche met egalement en lumiere l'experience
corporelle dans l'etude de l'espace en anthropologie. Dans
l'optique phenomenologique, l'auscultation de l'espace
doit se concentrer non seulement sur les schemes de pensee et de
discours, mais aussi sur les relations spatiales concretement mises en
action par les individus et les populations. C'est d'abord par
notre corps, nos sens et nos mouvements que nous prenons contact avec
l'espace (Casey 1993, 1996 ; Tilley 1994). En considerant ainsi les
acteurs sociaux comme des personnes pleinement vivantes plutot que comme
des etres uniquement pensants, le corps n'apparait plus comme une
chose inerte, mais comme une voie d'acces aux lieux. Le role des
sensations et de la perception dans la decouverte et l'usage de
l'environnement est alors reconnu. De ce point de vue, les
personnes et les lieux ne seraient en aucun cas completement separes,
mais plutot impliques dans une constante interaction (Casey 1996).
C'est dans cet ordre d'idees que cette approche a amene
dernierement quelques anthropologues a explorer la notion de confort en
rapport avec l'espace(10) Steven Feld et Keith H. Basso (1996) ont,
entre autres, parle de sense of place pour explorer les espaces
significatifs pour certains groupes humains. John Gray (1999) a quant a
lui opte pour l'expression being at home afin d'analyser le
sentiment qu'eprouvent les bergers du Sud-Est ecossais
lorsqu'ils se trouvent dans les collines ou se nourrissent leurs
betes, alors que Martha Radice (2000) a recemment utilise la locution
feeling comfortable . Cette derniere est sans aucun doute celle qui a
mis le plus d'emphase sur cette notion en etudiant
l'experience urbaine de la minorite anglo-montrealaise(11). Ce
concept apparait donc comme un allie analytique fort utile pour
l'etude de l'espace sous un angle phenomenologique.
Le confort -- le sentiment de se sentir bien ou d'etre a
l'aise -- est un concept tres peu defini dans la litterature. Pour
l'architecte Witold Rybczynski (1989), il s'agit d'une
espece de sens commun aux composantes subjectives et objectives que
l'on ne peut identifier qu'en se frottant a son experience.
Selon Radice, cette notion, a la fois precise (elle suggere une
sensation d'aise bien definie) et flexible (elle peut etre
appliquee a maintes situations), constitue la passerelle par excellence
entre l'interieur (les sentiments, les etats d'ames, les
connaissances, etc.) et l'exterieur (le bien-etre kinesthesique, le
cadre bati, les rapports aux autres, les ambiances, les ideologies,
etc.) des acteurs sociaux (2000 : 144). Si l'on admet que les idees
d'intimite et de confort sont profondement imbriquees dans
l'imaginaire occidental (Rybczynski 1989), pour Radice il est
certain que les notions d'etre chez-soi et de se sentir a
l'aise peuvent franchir aisement le seuil de la maison pour sortir
dehors (2000 : 143).
Les paroles de Remy mises en exergue au debut de cet article
appuient d'ailleurs cette proposition. Selon celles-ci, le jardin
communautaire -- un espace exterieur collectif separe du logis -- est
percu et vecu comme un refuge calme et reconfortant dans son experience
quotidienne a Montreal. L'enjeu est alors de decouvrir ce qui
concourt a faire des potagers collectifs montrealais des espaces
confortables dans l'experience des citadins-jardiniers.
En fonction de ces premisses conceptuelles, cette recherche prend
la forme d'une etude de cas dans un jardin communautaire a
Montreal(12). S'echelonnant du debut du mois de juin a la fin du
mois de septembre 2000, deux techniques d'investigation ont ete
privilegiees au cours de cette enquete : d'abord l'observation
participante et, ensuite, la realisation de 16 entrevues individuelles
semi-structurees. Ces techniques ont avant tout ete retenues parce
qu'elles permettent de composer un cadre d'evenements de
communication ou le chercheur est directement implique et a meme de
saisir l'intelligibilite et la subtilite de la realite des gens
qu'il etudie (Althabe 1998).
Parallelement a la realisation des observations in situ, huit
hommes et huit femmes tres majoritairement d'origine
franco-quebecoise et ages de 28 a 73 ans ont ete interroges. Etant donne
l'age avance d'une bonne part des informateurs, la moitie
d'entre eux sont retraites (13). Au niveau du statut
socio-economique, ces 16 repondants peuvent etre rattaches a ce qui est
communement designe comme la classe moyenne. En ce qui a trait a leur
adhesion, le portrait est tres diversifie. A la saison 2000, sept des
interviewes avaient totalise entre deux et cinq saisons de jardinage
alors que cinq autres comptaient entre six et dix annees de
participation. Quatre repondants jardinaient a ce potager collectif
depuis plus de 10 ans, dont deux depuis une vingtaine d'annees.
Enfin, ces informateurs avaient un mode de frequentation tres diversifie
de leur jardin communautaire, allant des visites quotidiennes se
prolongeant plusieurs heures aux passages ponctuels hebdomadaires de
quelques minutes.
Au cours des entretiens, les informateurs ont ete interroges
principalement autour de huit themes:
-- leur processus d'adhesion ;
-- leurs pratiques jardinieres (vegetaux cultives, strategies
potageres, mode de frequentation, utilisation des recoltes, etc.);
-- leur vision du jardinage communautaire ;
-- leur perception du potager collectif dont ils sont membres ;
-- les autres espaces ou associations qu'ils frequentent dans
la ville ;
-- les liens sociaux entretenus au jardin communautaire ;
-- leur implication benevole ;
-- l'avenir de leur adhesion a ce type d'espace de
jardinage.
Un espace de bien-etre dans la ville
Lors de l'analyse des recits des informateurs, il devint
etonnant de constater que ceux-ci faisaient tous appel -- mais de
differentes facons -- au theme du bien-etre pour decrire les multiples
dimensions de l'espace du jardin communautaire ainsi que les
pratiques et perceptions qu'inspirent ce dernier. Les gens semblent
manifestement occuper cet espace d'abord parce qu'ils s'y
plaisent et y trouvent satisfaction, d'une maniere ou d'une
autre, au coeur de la ville. Que ce soit au niveau de leurs motivations
pour adherer a ce lieu et le frequenter, des raisons pour lesquelles ils
y introduisent certains de leurs parents et amis ou de leurs perceptions
de l'ambiance des lieux et des relations qu'ils etablissent
avec les gens qui s'y trouvent, le sentiment de bien-etre semble
etre intrinsequement relie a l'experience des jardiniers a
Montreal. Au dela des raisons utilitaires generalement evoquees dans la
litterature (14), des explications plus subtiles, sensibles et ludiques
justifieraient la possession d'un potager dans .un jardin
communautaire selon les perceptions des interviewes.
En ce sens, outre la recolte des legumes (15), la culture
d'une parcelle dans un potager collectif montrealais se revele
comme une sorte de quete de confort, une strategie mise en place par les
acteurs sociaux pour rendre leur quotidien plus agreable et le
territoire urbain plus complaisant. L'etude de ces jardins
communautaires nous renseigne donc autant sur ce qui provoque
l'inconfort dans l'environnement citadin que sur ce qui peut y
etre une source de bien-etre selon l'experience des habitants.
Souvenirs spatiaux
Selon le sociologue Michel Bonetti (1994) et l'architecte
Witold Rybczynski (1989), nos facons d'apprecier un espace, de nous
y sentir bien, se composent en partie de nos reveries . Confort,
souvenir et nostalgie se trouveraient interconnectes dans notre rapport
aux lieux. Le phenomenologue Edward S. Casey (1987), s'interrogeant
sur la rememoration, a souligne les liens entre ce processus complexe et
l'espace. Selon lui, bien plus qu'un phenomene temporel, la
memoire est spatialement orientee par l'action humaine.
Les multiples significations que les individus attachent a leur
espace se constitueraient donc progressivement par l'accumulation
des experiences et des liens qu'ils nouent avec les divers lieux
deja empruntes (Bonetti 1994 : 63). Selon les propos de mes
informateurs, la decision de devenir membre d'un jardin
communautaire a Montreal parait d'ailleurs etre frequemment teintee
par des experiences anterieures. S'exprimant sur les motifs de leur
presence au sein de ce type d'espace, plusieurs jardiniers font
expressement reference aux relations prealables qu'ils ont tissees
avec le jardinage ou la nature avant leur adhesion. En fonction de leur
histoire de vie, la majorite d'entre eux avait deja ete,
d'une, maniere quelconque, en contact avec le jardinage ou avec un
jardin avant de cultiver leur parcelle a cet endroit.
Pour un certain nombre d'usagers, le jardinage apparait comme
une activite qui va de soi et qui doit inevitablement etre incorporee a
la vie quotidienne. Ayant vecu pendant longtemps dans un environnement
generalement campagnard ou la culture potagere et le contact avec la
terre etaient omnipresents, certains cherchent a transplanter cette
activite en milieu urbain. Posseder un jardinet dans un potager
collectif se presente comme une opportunite de poursuivre ce mode de
vie, de profiter de leur savoir-faire, mais surtout d'etre a
l'aise tout en habitant en ville. Dans ce cas, souvenirs
jardiniers, habitude de vie et bien-etre urbain sont entrelaces.
C'est parce que ca faisait longtemps que je pensais a avoir un
jardin et, a Montreal, si tu ne fais pas d'autres choses que te
promener dans la rue, c'est ennuyant. J'ai ete eleve en
campagne moi et j'ai toujours eu des jardins chez nous. (...) Ah
oui! j'ai passe ma vie a avoir des jardins partout ou je suis alle.
On faisait la culture maraichere chez nous [lorsque j'etais jeune].
On vendait des produits et tout ca. J'avais donc une grosse
experience et ici, a Montreal, c'est ca qui me manquait le contact
avec la terre (Remy).
Le desir de cultiver des legumes semble aussi souvent relie a des
souvenirs d'enfance ou lointains. Plus particulierement, j'ai
retrouve cette association chez plusieurs jardiniers immigres provenant
de milieux ruraux. Ces derniers ont souvent connu la culture maraichere
avant la migration et ressentent le besoin de renouer avec cette
pratique une fois installes a Montreal. De la meme maniere, plusieurs
citadins provenant des campagnes quebecoises, qui se sont installes dans
cette ville au moment d'entamer leur vie adulte, manifestent ce
meme desir. Ici, la pregnance du passe est manifeste. Ayant
habituellement recours a des techniques horticoles traditionnelles selon
leur origine ethnoculturelle, le jardin communautaire tisse alors pour
eux un lien (autant materiel que symbolique) nostalgique et reconfortant
avec l'enfance.
Disons que j'ai toujours vu ma mere jardiner. J'etais
tout petit et j'etais deja dans les jardins avec ma mere. Et puis
j'ai travaille pour les Soeurs de la Charite, il y avait un grand
jardin et on jardinait la. Mon pere a travaille pour la Congregation
Notre-Dame, il y avait un autre grand jardin qui etait la. Alors depuis
ma tendre enfance que je vois jardiner. Et puis disons que je suis
maintenant a Montreal depuis quarante ans et ca me manquait ... de jouer
un peu dans la terre, tout ca. Ca me rappelle le passe (Maurice).
Pour ceux qui n'ont jamais veritablement eu d'experience
personnelle ou rapprochee avec la culture potagere avant leur adhesion,
la presence de cette activite dans leur entourage, meme distante,
s'avere aussi pertinente. Par exemple, certains jeunes jardiniers
ayant grandi en banlieue evoquent le souvenir d'un potager cultive
par leurs parents se traduisant par la presence de legumes frais a
portee de la main. Pour d'autres, les traditionnelles balades
familiales a la campagne et les contacts avec la nature ont eveille un
sentiment d'aise dans ce type d'environnement. Pour ces
usagers qui cherchent ainsi a revivre aujourd'hui cette sensation,
les facons de s'engager dans le milieu du jardin collectif semblent
elles aussi infiltrees et retravaillees par ces rapports spatiaux
anterieurs.
Bien entendu, ces experiences potageres preliminaires a
l'adhesion n'ont parfois que bien peu de liens avec celles
pratiquees dans le jardin communautaire. La petitesse des parcelles
allouees, la separation du domicile, le partage de l'espace ou
l'imposition de regles a suivre sont toutes de nouvelles
caracteristiques qui remettent en question les connaissances acquises ou
les representations entretenues. Cependant, ces experiences passees
motivent bien souvent les citadins a devenir membres d'un potager
collectif et concourent inevitablement a formuler les pratiques mises en
oeuvre ainsi que les conceptions qui leur sont juxtaposees.
Des proprietes singulieres
Inversement, bien que les gens transportent d'un espace a
l'autre leurs souvenirs, sentiments ou manieres d'agir et de
penser, leurs conduites et perceptions semblent egalement
s'entremeler a certaines significations inherentes aux lieux dans
lesquels ils s'immiscent. Pratiques, sensations et representations
s'acclimatent et se combinent de maniere specifique selon
l'espace ou elles se deploient.
Pour saisir cette dynamique, Michel Bonetti propose la notion
d' espace potentiel afin de concevoir qu'un lieu peut
autoriser et suggerer des usages, des reactions et des significations,
tout comme il peut resister a l'emergence de certains sentiments ou
limiter la formation des sens qui lui sont concedes (1994 : 16, 37). De
son cote, Edward S. Casey enonce l'idee selon laquelle les espaces
possederaient un pouvoir d'absorption. Places gather things in
their midst avance-t-il (1996 : 24). Selon lui, ces choses ainsi
specifiquement captees, incorporees et configurees dans l'espace se
constituent autant d'entites animees et inanimees que
d'oxperiences, d'histoires, de rythmes, de trajectoires, de
pensees ; toutes choses qui font en definitive que les lieux sont ce
qu'ils sont (1996 : 24-25). L'identite et la continuite (la
perennite semiologique) de tout espace seraient ainsi conferees par la
constitution et le profil de ces substances spatiales qui activent,
parallelement, un pouvoir d'attraction, de repulsion ou
d'indifference sur les gens.
Appliquees aux potagers communautaires montrealais, ces
propositions poussent a interroger l'essence et la configuration de
ces espaces urbains. Que renferment-ils ? Qu'evoquent-ils pour les
usagers ? Plus que tout, leur condition et leur categorisation de jardin
(i.e. de lieu de jardinage, de verdure ou de nature) se trouvent
interpellees a cet egard dans les gestes et les discours vernaculaires.
Developpant son approche phenomenologique de l'espace, Casey
discute justement des substances particulieres nichees quasi
ineluctablement dans l'environnement de ce type de lieu.
Gardens embody an unusually intimate connection between mood and
built place. Whereas in other kinds of constructed place, mood is often
a supervenient phenomenon, in gardens mood is an intrinsic feature,
something that belongs to our experience of them. We go to a garden
expecting to feel a certain set of emotions, and this is not merely a
subjective matter but is based on our perception (memory) of the
structure and tonality of the place (1993 : 168; c'est
l'auteur qui souligne).
En d'autres termes, les jardins possederaient une ambiance et
une armature singulieres qui modelent l'experience des gens qui
entrent en relation avec eux. Les manieres de percevoir, de pratiquer et
d'habiter ces espaces se constitueraient donc aussi en fonction de
leurs specificites. Bien que de facons tres diverses, ils attireraient
habituellement les acteurs sociaux a exploiter leur territoire.
Invites a decrire le potager collectif qu'ils frequentent, la
majorite des jardiniers montrealais rencontres semblait systematiquement
associer l'espace des jardins communautaires a une certaine
representation de la nature. Plus particulierement, ces derniers ont
habituellement recours a l'image metonymique de la campagne pour
exprimer leur perception des lieux.
Ici, il y a des beaux arbres, et c'est comme si vous entrez un
petit peu dans la campagne en plein coeur de la ville (Laurent).
On se sent en campagne ici. C'est formidable. Et surtout quand
on tond le gazon, on se dirait en campagne, ca sent si bon (Roland) !
En plus de la presence de potagers contenant des plants de legumes
et de fleurs, les usagers se referent generalement a une foule
d'autres aspects pour exposer leur representation des lieux. Ce
sont la verdure, la terre, les odeurs, l'amenagement ou
l'ambiance generale retrouves dans ce type d'espace qui
susciteraient chez les usagers une telle conception bucolique. Leur
perception spatiale se veut ainsi tres sensorielle.
Le plaisir d'etre dehors, de profiter du grand air et
d'etre en contact avec tous les elements evoquant la nature (les
vegetaux, l'air, le soleil, le vent, etc.) semblent aussi etre des
sensations aiguillonnees par cet espace et extremement valorisees chez
les usagers (meme pour les jardiniers plus ages pour qui la relation au
jardinet parait habituellement plus ascetique). Comme dans
l'experience de tous lieux, le corps et les sens sont directement
interpelles (Casey 1993, 1996 ; Tilley 1994). A Montreal, la
frequentation de ce milieu semble donc acquerir des dimensions
proprement ludiques et hedonistes. Les usagers interroges semblent
apprecier son territoire justement a cause de cette presence de verdure
qui genere pour eux un espace de bien-etre. Les attributs materiels des
lieux interviennent ainsi dans le processus d'attachement spatial
entre les usagers et leur espace de jardinage.
Comme l'ont souligne Casey (1996 : 25) et Tilley (1994 : 15),
les lieux possederaient des proprietes qui peuvent attirer les gens ou
stimuler une affection, aussi bien que les repousser ou engendrer une
aversion. Par exemple, les jardins communautaires comportant des aires
gazonnees, des arbres procurant de l'ombre, des fleurs, etc.
paraissent inviter les membres a exploiter davantage leur espace,
c'est-a-dire a mettre en oeuvre d'autres activites que le
jardinage. C'est dans ces jardins les mieux pourvus en vegetation
qu'on retrouve le plus de gens piqueniquer, lire, jouer aux cartes,
echanger ou tout simplement flaner.
Dans un meme ordre d'idees, en plus de generer un territoire
de detente et de quietude, l'espace du jardin aurait des effets
bien tangibles chez les usagers. Selon les informateurs, au moyen de la
culture du potager, chacun des membres peut retrouver un espace-temps
personnel qui l'engage activement dans un processus de creation et
de paternite agissant favorablement sur lui. Des substances spatiales
apaisantes et bienfaisantes seraient ainsi canalisees au sein de
l'environnement des jardins et des parcelles. Ces demieres
interpellent les acteurs sociaux et se repercutent concretement sur eux.
C'est parce que les gens quand ils viennent ici [au jardin
communautaire] ... ils ont une raison speciale pour venir ici. Tu les
vois, ils sont calmes ... Je ne sais pas s'ils sont tout le temps
de meme dans la vie, mais ca doit aider de venir ici. Travailler la
terre, ca calme les personnes ca (Remy).
Vous savez, quand on entre dans ce petit coin-la de nature ca
change le monde. C'est vrai, quand vous les voyez rentrer les gens
qui viennent dans leur jardin, ils sont contents. Ca leur appartient,
c'est une petite chose a eux autres. Ca doit etre ca j'imagine
(Laurent).
C'est comme si je fais le vide quand j'enleve mes
mauvaises herbes. Je ne pense a rien et l'ambiance est calme fait
que j'embarque la-dedans t'sais. Je trouve que ca me donne un
ressourcement. Moi, j'ai besoin de ca. T'sais j'aime la
tranquillite, pour moi, ca m'oxygene (Veronique).
D'une maniere multiple mais concertee, la culture d'un
jardinet est definitivement vecue par les informateurs comme une
activite physiquement et psychologiquement salutaire qui concede
l'evasion personnelle.
Parce que quand je viens ici c'est un peu comme une evasion de
la routine quotidienne, de la vie qui existe en dehors du jardin. (...)
C'est tellement paisible, c'est tellement gratifiant pour
moi que j'oublie le reste de mes problemes pendant que je suis ici.
J'oublie le quartier ou j'habite, j'oublie le desordre
que j'ai laisse dans la cuisine ou j'oublie, je ne sais pas,
moi, les conflits qui pourraient exister entre voisins. Oui, absolument,
quand je viens ici je me retire du reste du quotidien (Anna).
Les courtes interactions sociales cordiales habituellement
entretenues entre les co-usagers au sein de ces espaces urbains
decoulent aussi de la constitution des lieux. L'essence meme des
jardins collectifs annulerait les oppositions possibles entre la
recherche de calme ou d'intimite et les contacts sociaux
concomitants au partage de cet espace urbain collectif. Cette idee
rejoint l'argumentation de Christopher Tilley lorsqu'il avance
que Space plays an important part in defining the manner in which social
interaction takes place and the significance it has for agents (1994 :
19). Dans cette optique, l'espace ne serait pas seulement un
contenant de l'action, mais ferait veritablement partie de
celle-ci. Il y aurait une profonde interpenetration entre gens et lieux.
Selon bien des interviewes, ce sont des proprietes intrinseques au
territoire du jardinage communautaire qui paraissent profiler
l'etat d'esprit des gens et l'etablissement de ces
interactions sociales agreables entre les membres.
Intervieweuse : Vous dites que c'est vraiment quelque chose de
personnel votre experience du jardinage et d'un autre cote vous
dites qu'il y a aussi ce contact la entre les gens, est-ce
qu'il n'y a pas ...
Etienne : Non, il y a pas de paradoxe, il y a pas de paradoxe.
Intervieweuse : Non, ca va bien ce cote-la ?
Etienne : C'est justement pourquoi je dis qu'il n'y
a aucun paradoxe parce que lorsqu'on vient ici, les gens qui sont
la, ils sont tranquilles, ils sont en paix avec eux-memes. Donc ca ne
peut pas me deranger. Donc, il n'y a pas de paradoxe, il n'y a
pas d'ambivalence, il n'y a rien a chercher. Les gens sont la,
ils sont calmes, ils sont bien.
D'apres l'experience des informateurs, l'essence des
jardins communautaires montrealais guiderait donc leurs usages et
perceptions des lieux. Ces espaces possederaient une structure physique,
mais aussi des qualites intangibles : une ame bien distinctive dans la
ville. Contrairement aux approches sociodeterministes de l'espace,
il est donc possible d'avancer que le sens d'un lieu
n'est pas strictement confere par les capacites cognitives des
etres humains. Ce dernier emerge aussi du lieu en tant que tel et de la
matrice relationnelle unissant utilisateurs et espaces.
L'envers de la ville contemporaine
La plasticite polysemique de l'idee de nature, suggeree par
l'environnement des jardins communautaires, et les substances
intrinseques de leur territoire paraissent aussi servir aux usagers pour
distinguer ces espaces des autres milieux citadins qu'ils
c"toient quotidiennement. Les interviewes semblent ainsi utiliser
l'association entre potager collectif et campagne pour signifier une distinction entre ce lieu urbain et le cadre de vie qu'offre
generalement la ville :
C'est un endroit qui est calme. Quand tu entres dans le
jardin, on dirait que ce n'est pas dans la ville de Montreal parce
que c'est tellement paisible. Tu entres et c'est comme si tu
etais a la campagne. T'sais c'est chaleureux, il y a des
arbres alentour et l'accueil est chaleureux. Alors c'est comme
si tu t'en vas a l'exterieur de Montreal, mais dans le fond tu
es dans Montreal. C'est ca l'ambiance qu'il y a dans le
jardin, c'est au centre de la ville, mais quand tu entres
c'est comme si tu etais en campagne (Claire).
Ce rapprochement serait fonde sur une vision tres idealisee de la
campagne. Il s'agit d'une analogie par laquelle l'espace
du potager collectif est mis en valeur au detriment du milieu citadin
(Conan 1990). Generalement, les benefices engendres par tous les
elements naturels retrouves dans ce type de lieu sont alors employes
pour signifier les traits esthetiques, sains et paisibles de cet espace.
Le caractere amical des echanges sporadiques entre les membres est
egalement utilise afin de depeindre un territoire accueillant qui
s'oppose, dans leurs discours, a la froideur de la majorite des
autres lieux urbains qu'ils connaissent. Ainsi decrit, le jardin
communautaire se veut synonyme de bien-etre et d'oasis dans la
ville. Comme la note l'ethnologue Robert Rotenberg (1993) au sujet
des conceptions des jardiniers viennois, la ville et le style de vie
qu'elle impose sont parfois presentes dans ce type de vision comme
pathologiques, une sorte de puissance malefique.
Selon les discours et les pratiques de divers usagers montrealais,
le micromilieu que cree le jardin communautaire dans leur quartier
pourrait alors contribuer a contrebalancer cet environnement urbain
nefaste. Il suscite le mythe de la nature comme source de
regenerescence.
Si tu es stresse ou quelque chose du genre, tu peux venir au
jardin. C'est tranquille, il n'y a pas personne qui ...
c'est calme ... on peut decompresser. T'sais supposons que tu
reviens du gros rush du metro et tout ca. Tu arrives chez vous, tu es
fatigue. La tu te dis, Tiens, je vais aller au jardin, je vais aller me
reposer une couple d'heures, je vais aller m'assoir . Et apres
ca tu t'en retournes chez vous et tu es correct (Remy).
Les representations retenues de la ville et de la modernite
evoquees dans ces propos vernaculaires devoilent une opposition entre le
bienetre du jardin communautaire et le cadre habituel de la vie
citadine. Sur ce plan, tel un retour aux sources, le territoire du
jardin communautaire est aussi charge de sens se rapportant a
l'authenticite et s'opposant diametralement a
l'environnement urbain contemporain en general. Selon les
jardiniers interviewes, la nature bienfaisante retrouvee dans le jardin
communautaire se situe etrangement hors de l'histoire (Conan 1990)
ou, du moins, avant la modernite.
S'opposant, dans leurs propos, a l'environnement fabrique
et artificiel de la'ville et a certaines dimensions de la vie
sociale (industrialisation, cadence precipitee de la vie quotidienne,
rapports sociaux masques, absence de contact avec la nature, etc.), le
jardin collectif est percu comme un lieu de (re)decouverte du vrai, du
beau et du bon associes a des temps anciens. A bien des egards, des
rythmes particuliers lui sont accoles. Entre autres, les changements
saisonniers qui modelent les lieux et font en sorte que l'espace
physique subit petit a petit plusieurs metamorphoses sont souvent
evoques par les usagers. Selon eux, ces espaces portent a tous moments
les marques des temps naturels . S'echelonnant sur environ cinq
mois, les activites des jardiniers sont evidemment fortement influencees
par le deroulement de la saison. L'accord avec ce tempo et ces
remaniements creent chez les jardiniers l'impression d'etre
connectes plus intensement a la nature et au vrai cycle de la vie.
De leur point de vue, ce type d'espace dans la ville apparaIt
alors comme necessaire, voire indispensable a la vie citadine actuelle.
Les usagers accordent d'ailleurs aux jardins communautaires des
fonctions lenifiantes qui s'opposent au cadre de vie propose par la
ville. Dans leurs recits, ce sont des micromilieux qui les protegent et
les confortent (16).
Negociations spatiales
Il appert cependant que le confort ne constitue pas un etat
permanent. Il est indubitablement conditionnel. Son contraire est
toujours probable et il s'agit habituellement d'un etat que
l'on souhaite atteindre. En consequence, il se manifeste bien
souvent au sein de la ville par la negociation (Radice 2000 : 142 ;
Shields 1996 : 84). Cette recherche du bien-etre est emotive et
corporelle. Elle s'avere egalement rationnelle, puisque en visant a
discerner et a exclure les zones d'hostilites et de desagrements,
elle qualifie inevitablement l'espace d'une maniere
arbitraire. La quete du bien-etre s'incorporerait donc toujours au
jeu des exclusions et des preferences. La recherche du confort reposant
principalement sur l'experimentation (Rybczynski 1989: 241), chacun
puiserait dans ses propres experiences tout comme dans certains
referents exterieurs (les valeurs, les normes, les ideologies, etc.)
afin d'investir de sens un lieu donne.
Dans l'optique phenomenologique que defend Casey,
l'engagement citadin comporte aussi toute une gamme de mecanismes
d'acquisition de connaissances et d'experiences sur un milieu
et ses espaces (petits et grands, des plus significatifs au plus
insignifiants) deployes au cours des trajectoires quotidiennes et ce,
meme par des contacts ephemeres avec eux (1996 : 39). C'est
d'ailleurs ce qui emerge de l'experience spatiale des
jardiniers montrealais interroges. La frequentation de l'espace du
jardinage communautaire comporte une kyrielle de processus a la fois
cognitifs, relationnels, affectifs et corporels se rapportant a la quete
d'un confort urbain. Cette experience spatiale souleve aussi la
multiplicite des elements pouvant la motiver et la faconner en fonction
de la diversite des citadins que ces espaces urbains reunissent chaque
annee a Montreal.
Trajectoire et experience de l'espace
En depassant une conception statique des rapports entre gens et
lieux, l'approche phenomenologique conduit a adopter une
perspective sensible des espaces urbains. Plus que toute autre, elle
propose l'idee selon laquelle, en plus des forces sociales et
culturelles qui guident nos conceptions et actions, nos manieres de
percevoir et de pratiquer l'espace sont amalgamees a nos
itineraires individuels. Elle interpelle la mobilite des acteurs sociaux
dans le temps et l'espace. Cette perspective permet de concevoir le
mouvement comme un aspect de la vie sociale qui a ete pendant longtemps
evacue des etudes en anthropologie (Hastrup 1997 : 6).
Sous cet angle, histoires de vie et experiences de l'espace
apparaissent liees. La signification d'un espace se trouverait
ainsi toujours relative au vecu et, par le fait meme, au point de vue
spatialise de celui qui l'arpente. A ce sujet, l'archeologue
Christopher Tilley est explicite:
The experience of space is always shot through with temporalities,
as spaces are always created, reproduced and transformed in relation to
previously constructed spaces provided and established from the past.
Spaces are intimately related to the formation of biographies and social
relationships (1994 : 11).
J'ai souligne plus haut comment les experiences passees des
jardiniers montrealais semblent captees en eux et dans l'espace du
jardin communautaire pour former des souvenirs spatiaux qui font
frequemment surface lorsqu'on explore leurs appreciations des
lieux. Qui plus est, des moments bien precis de leur existence
paraissent aussi profiler leurs usages et perceptions. C'est ainsi
que des evenements tels que la retraite, la maladie ou certaines
periodes du cycle familial (une nouvelle union, la naissance
d'enfants, un demenagement, etc.) ont pu inciter plusieurs des
informateurs a adherer a un potager collectif. Parallelement, la
connaissance prealable de certains membres semble aussi avoir favorise
la frequentation de cet espace urbain pour bien des usagers. En fait,
l'adhesion ne parait constituer que tres rarement un geste solitaire. La tres grande majorite des jardiniers interroges est devenue
membre par l'intermediaire de, ou accompagnee par, un parent, un
ami ou un voisin a un moment significatif de leur cheminement de vie.
La variable de l'age se presente d'ailleurs comme
l'une de celles qui differencient le plus les jardiniers dans leurs
manieres de s'engager dans cet espace urbain, que ce soit, par
exemple, sur le plan des modes de culture potagere, du temps passe au
jardin communautaire ou de la volonte de socialiser avec les autres
membres. Plus precisement, il semble que le sens confere a ce lieu
urbain a Montreal ne soit pas le meme si l'on est jeune et actif
professionnellement que si l'on est age et retire du marche de
l'emploi. Les jeunes jardiniers interviewes paraissent plus
frequemment envisager leur frequentation d'un tel espace comme
temporaire et sporadique dans leur trajectoire de vie. Esperant pour la
plupart que le jardinage devienne eventuellement pour eux une activite
privee pratiquee a domicile (qui serait plus accessible en fonction de
leur rythme de vie selon eux), l'espace de leur potager collectif
est souvent aborde comme un lieu transitoire et accommodant qui permet
de satisfaire provisoirement certains de leurs besoins en matiere
d'evasion et de contact avec la nature . Ce territoire se veut
d'ailleurs un milieu parmi bien d'autres qu'ils
empruntent au cours de leur trajet journalier.
En revanche, pour les jardiniers retraites, ce lieu urbain a pris
une place capitale dans leur quotidien et, par consequent, dans leur
composition identitaire actuelle. Grace a une culture potagere
minutieuse, une frequentation assidue ou une implication benevole, le
jardin occupe bien souvent leurs journees, leur corps et leur esprit. Il
constitue aussi generalement l'un des rares lieux publics
qu'ils frequentent dans la ville et un milieu permettant
d'etoffer des contacts sociaux hors de la sphere du domicile. Pour
certains qui ont fait face a la maladie et a la morosite, la portee de
ce lieu urbain dans leur existence est d'autant plus effective.
Je vais vous dire une chose, croyez-le, croyez-le pas, ca me
derange pas ... mais le jardin m'a remis en vie. Je n'etais
plus en vie. Peut-etre que vous allez trouver ca niaiseux, mais il
m'a remis en vie. Je n'avais aucune ... je n'avais
absolument rien que je pouvais voir pour passer le temps a part du
journal et j'etais tanne. Maintenant, j'ai ca et depuis ce
temps-la je suis heureux (Guy).
Dans ces conditions, il n'est donc pas etonnant qu'une
fois retire du monde du travail, cet espace du jardin communautaire
puisse rapidement devenir un petit coin de notre vie comme me l'ont
mentionne quelques jardiniers ages. En fait, tous les repondants
retraites rencontres envisagent leur adhesion a leur potager collectif
comme un lien essentiel et permanent que seule une incapacite physique
pourrait rompre.
La notion de trajectoire spatiale s'applique egalement aux
deplacements successifs et continus des gens a travers les differents
milieux citadins auxquels ils se frottent de maniere journaliere.
Decrire les raisons pour lesquelles les interviewes louent une parcelle
au sein de ce type de lieu urbain revenait frequemment pour eux a
confronter cet espace aux autres lieux qu'ils frequentent ou
evitent au cours de leur parcours quotidien. Ce procede a ete souleve
par Tilley lorsqu'il a precise que Places are "read" or
understood in relation to others (1994 : 27). En consequence,
l'experience spatiale de la ville se forgerait par une dialectique
imbriquant experimentation, impregnation et comparaison.
Dans les recits des informateurs, le jardin collectif est
frequemment oppose a l'espace du domicile. Pour plusieurs membres
ages, il constitue un endroit qui permet, dans une certaine mesure, de
contrebalancer la solitude retrouvee entre les murs du foyer. Ainsi, les
opportunites de rencontres -- memes ephemeres -- qu'offre
l'espace du jardin communautaire viennent souvent contrecarrer
l'isolement de la demeure. Ici, la recherche du bien-etre est donc
explicitement deployee vers la sphere publique exterieure au sein
d'un espace collectif.
Par ailleurs, le territoire du jardin collectif s'avere aussi
souvent confronte a celui des autres espaces publics. Pour certains
usagers, le calme retrouve au jardin collectif rappelle de rares lieux
qu'ils utilisent pour trouver la quietude dont ils ont besoin dans
la vie quotidienne, comme des espaces boises, un jardin botanique ou des
terrains de golf. D'autre part, certains avancent que,
contrairement a la majorite des autres espaces de sociabilite
habituellement cotoyes par les personnes agees (les cafeterias de
centres commerciaux, les salles de bingos, les studios de danses
sociales, etc.), ce type d'espace s'avere beaucoup plus
stimulant et plaisant puisqu'il regroupe des gens plus heterogenes.
Le respect et l'amabilite qui s'edifient entre les
membres d'un meme jardin communautaire a travers de petites
interactions sociales ponctuelles semblent aussi intervenir dans les
choix spatiaux des acteurs a travers les milieux qu'offre la ville.
Certaines personnes seules et agees percoivent ce site comme accueillant
et securitaire comparativement a d'autres lieux publics
qu'elles doivent emprunter dans leur quartier. Pour d'autres,
qui souhaitent vivement etablir de nouveaux contacts sociaux, le jardin
se presente aussi comme un espace ou on se sent bien puisqu'on peut
y retrouver calme et aise, contrairement a d'autres sites urbains
connus.
C'est mieux qu'un parc ici parce que dans un parc, je ne
sais pas, on dirait qu'il y a trop de gens qui se promenent
alentour de toi. Ici, le monde se respecte tandis que quand je vais dans
les parcs, comme le Parc Lafontaine ou les autres parcs, je ne me sens
pas bien, je ne me sens pas chez nous. Ici, je me sens plus chez nous
(Remy).
Dans ce dernier extrait d'entretien, la recherche du confort
quotidien pour les jardiniers montrealais se revele ainsi d'une
maniere explicite. Les gens decident de frequenter cet espace plutot
qu'un autre dans leur milieu de vie parce qu'ils y denichent
un confort et un plaisir qu'ils considerent ne pouvoir retrouver
ailleurs. Selon cette logique, ces lieux de jardinage
s'articuleraient donc en rapport avec d'autres espaces de la
ville. Chacun se composerait alors une idee de ce qu'est un endroit
confortable en se frottant a l'ensemble de l'environnement qui
l'entoure. D'un autre cote, cette poursuite divulgue a son
tour la mobilite et la marge de manoeuvre des acteurs sociaux qui non
seulement circulent continuellement au cours de leur quotidien et
experimentent d'une facon bien tangible les lieux qu'ils
traversent, mais jaugent, distinguent et conferent un statut a ces memes
espaces.
Des jardins d'urbanite
Ce travail de perception, d'experimentation et de
categorisation des espaces est evidemment effectue dans le cadre des
structurations sociales dans lesquelles evoluent ces
citadins-jardiniers. Meme s'ils insistent sur l'experience
personnelle de l'espace ainsi que sur le pouvoir d'action des
acteurs sociaux, les defenseurs de l'approche phenomenologique
considerent que l'investissement des gens dans l'environnement
repose en grande partie sur la culture. Pour Casey (1996), il est
indeniable que nos facons de sentir, connaitre et faconner notre
environnement sont orientees par la culture, qui s'avere
d'ailleurs intrinsequement imbriquee a l'espace. Selon cet
auteur, tous les processus de perception spatiale seraient porteurs de
referents culturels prenant la forme de modeles d'identification,
de manieres d'ordonner notre champ perceptif et d'y agir,
ainsi que de facons de designer et de nommer les composantes de cet
ensemble (1996 : 34). Dans la meme veine, Radice (2000 : 145) et
Rybczynski (1989 : 90) ont allegue que l'experience du confort et
le sens que ce dernier acquiert pour les gens s'averent constitues
tout aussi fondamentalement de maniere culturelle. Ces idees
s'appliquent aisement aux pratiques et discours captes au sein des
potagers collectifs a Montreal.
Comme je l'ai aborde ci-dessus, les jardiniers montrealais
semblent considerer les potagers collectifs de leur ville comme des
espaces de nature et d'evasion. Ils les depeignent d'ailleurs
habituellement comme des zones campagnardes a l'interieur meme de
l'environnement urbain. Le confort, dans ce cas, serait affilie a
une conception bien particuliere de la nature. La nature retrouvee dans
ces lieux est de toute evidence profondement humanisee. Ces espaces sont
amenages de toutes pieces par les citadins, qu'ils soient
administrateurs municipaux, architectes paysagistes ou simples
jardiniers. Ce type d'endroit renferme une nature inevitablement
domestiquee et harnachee. Meme si les jardiniers percoivent,
experimentent et expriment certains benefices issus du contact avec la
nature , cette derniere n'en serait pas moins trafiquee.
Cette nature dont il est question dans les jardins communautaires
montrealais se refere alors davantage au concept de naturalite qui, pour
le specialiste en ecologie humaine Cedric Lambert, renvoie au simulacre du naturel genere par une quotidiennete coupee de la nature ( qui ne la
vit pas ) et exprimee a travers sa reformulation (entre autres par les
simulations, les loisirs, les vacances, etc.) (1999 : 117). Par
consequent, cette imagerie d'ersatz environnemental vehiculee par
les jardiniers montrealais serait alors un phenomene culturel proprement
urbain et contemporain. Elle temoigne d'un paradoxe specifique aux
societes actuelles ou l'on assiste simultanement a
l'edification d'une nature profondement elaboree et modernisee
et au maintien d'une nature utopique, rescapee du temps et de
l'angoisse (Lambert 1999 : 117). Proprement culturelle et
distincte, cette articulation entre l'artifice et le naturel
communique a la fois un desir de maitrise, par l'appropriation
d'un petit espace a soi, et un desir de symbiose avec la nature ,
par la recherche de ses vertus. On y constate l'interpenetration
entre gens, lieux et structurations sociales dans la composition
d'un espace de confort urbain ainsi que l'expression des
possibilites des acteurs sociaux d'elaborer et de s'engager
dans leur milieu de vie.
De par ces caracteristiques, ces jardins communautaires constituent
donc des jardins d'urbanite . Le semblant de nature du potager
collectif se presente comme un support d'evasion personnelle, de
fuite systematisee hors de certaines contraintes ou tensions sociales a
travers une recreation verte, de mise a distance momentanee de
l'urbain et de sa quotidiennete. On y cherche une consolation et un
reconfort temporaires. Il s'agit d'un compromis entre
l'urbain et le naturel manquant dans l'experience des
jardiniers. C'est peut-etre une facon d'etre a la campagne en
habitant a Montreal a d'ailleurs signifie une jardiniere. Plus
specifiquement, la majorite des informateurs ont mentionne que
l'environnement du jardin communautaire, par sa naturalite
particuliere, constitue une alternative pour les prisonniers de la ville
, c'est-a-dire les citadins qui n'ont pas acces a la campagne,
a la vraie nature .
De la meme maniere, l'espace du jardin communautaire en tant
que jardin d'urbanite apparait aussi comme une mediation
confortable sur le plan des interactions sociales. Selon mes
observations et les repondants, un bon voisinage semble s'instaurer
entre les membres d'un meme potager collectif. Celui-ci se presente
comme un mouvement controle vers autrui par lequel on partage un espace,
des interets et quelques discussions, sans s'engager davantage avec
ses co-usagers ou compatriotes. Cependant, ces relations sociales ne
sont pas que la resultante d'une interdependance necessaire dont il
faut negocier l'etendue et les limites, mais une valeur en soi que
preconisent les membres jardiniers. Le jardin communautaire est un lieu
ou des citadins semblent obtenir une conciliation entre, d'un cote,
la recherche de calme et de quietude par la fuite temporaire de la ville
ou de ses tensions et, de l'autre, le desir d'etablir des
liens sociaux dans la ville.
Il faut que ca soit paisible. Dans les jardinets, tout le monde a
ses affaires la. On jase, on echange, mais avec beaucoup de respect. Moi
je trouve que c'est la place pour que ce soit relax. On ne vient
pas courir, sauter ou crier. Il me semble que ce n'est pas la
place. T'sais c'est avant tout de la verdure et il me semble
ca va avec la chose. C'est paisible, une bonne harmonie, on echange
agreablement t'sais, c'est tout (Veronique).
En ce sens, le jardin collectif offrirait une situation temperee
entre la mise a distance (par le maintien d'une liberte et
d'une intimite individuelles, le contentement au sein de relations
vaporeuses et sans lendemain) et l'ouverture (par
l'etablissement d'interactions spontanees vecues comme
fondamentalement plaisantes entre les membres). Il laisse ainsi
transparaitre, d'une maniere bien particuliere, deux propensions
culturelles propres aux societes contemporaines : d'une part, la
valorisation d'un souci de soi indubitablement asocial et,
d'autre part, la recherche de certaines mediations collectives.
Encore une fois, prenant l'exemple des jardins pour illustrer
la propension humaine a habiter le monde a differents endroits et de
diverses facons, les propos de Casey (1993) peuvent apporter ici un
eclairage interessant sur cette idee de confort negocie suggeree par les
jardins communautaires montrealais. Selon lui, tous les types de jardins
sont en fait des espaces liminaux en eux-memes (1993 : 155). Plus que
tous les autres lieux, ils constituent des entre-deux par excellence. Ce
sont des milieux a la limite du brut et du construit, du prive et du
collectif (ou de l'institutionnel), du ferme et de l'ouvert,
de l'imaginaire (des utopies, des desirs et des souvenirs) et du
tangible, de l'evoque et du donne. En ce sens, le lieu meme du
jardin serait une frontiere en soi (155).
Selon ce point de vue, il est possible d'envisager la
frequentation d'un jardin communautaire a Montreal comme un
accommodement entre une serie de poles exprimes en termes de porosite.
Il ne serait pas etonnant que les acteurs sociaux y recherchent une
conciliation entre certaines normes et valeurs socioculturelles et leurs
propres ambitions et experiences. Cet espace serait a mi-chemin entre
les exces de rationalisation du cadre bati ou de la societe et le desir
de quete de liberte, d'intimite et de plaisir. Par leur adhesion,
les jardiniers montrealais exprimeraient ainsi leur antagonisme envers
la ville moderne, sans pour autant rejeter explicitement le fruit de
l'organisation sociale. Leurs perceptions, pratiques et conceptions
seraient a la fois critiques et signatures de la modernite avancee.
Ainsi, la frequentation d'un tel espace ne constituerait pas une
reelle fuite de la ville et une poursuite absolue de nature (Mercier et
Bethemont 1998), mais plutot un moyen, en negociant certains parametres,
d'exploiter et d'apprecier l'urbanite en y amenageant une
zone de bien-etre personnel et collectif.
Conclusion
Les recits de lieux sont des bricolages. Ils sont faits avec des
debris de monde a allegue Michel de Certeau (1980 : 114). Par
l'etude de la quete du confort urbain et sa negociation soulevee
par les pratiques et les conceptions des jardiniers montrealais, la
notion de bricolage acquiert ici une pertinence fondamentale a
l'interieur des relations entre structures sociales, gens et lieux.
Plus specifiquement, il appert que le choix de l'espace du potager
collectif et les manieres de l'habiter -- de le frequenter, de
l'utiliser, de le percevoir et de le figurer -- se rapprochent
d'une certaine composition spatiale a la fois effective et
imaginaire. Les acteurs sociaux se composeraient des espaces de confort
urbains personnels et partages -- tels que le jardin communautaire -- en
les investissant de significations liees a leur trajectoire de vie et a
d'autres lieux dans lesquels ils ont vecu ou qu'ils continuent
de frequenter tout en les apprehendant aussi a travers les
significations sociales et culturelles qui leur sont conferees, et ce,
meme s'ils n'y adherent pas completement.
Dans cette optique, chacun projetterait des elements de sens sur
l'espace qui l'entoure, elements tires de sa propre experience
et de referents exterieurs (principalement les normes et les valeurs)
qu'il reprend a son compte (Bonetti 1994 : 80). Ces elements
disparates se melangeraient et se combineraient dans un processus de
condensation pour former des bricolages de materiaux spatiaux permettant
a chacun de se situer physiquement, socialement et sensoriellement dans
le milieu qu'il occupe. Ce processus suppose que les acteurs
sociaux possedent un pouvoir d'action et une intentionnalite par
lesquels ils se composent des espaces de bien-etre a partir d'une
certaine conscience d'eux-memes, de leur environnement et des
structures sociales. Ainsi, meme des espaces urbains socialement
programmes et institutionnalises comme les jardins communautaires
montrealais semblent animes a la fois par des determinants sociologiques
et par la subjectivite des individus.
Le confort, selon Witold Rybczynski, correspond d'ailleurs a
une forme de prise de conscience et de composition qui repose sur une
gamme de sensations qui ne sont pas seulement physiques, mais egalement
emotives et intellectuelles (1989 : 248). Faisant le pont avec
l'idee de bien-etre, celle de l'experience spatiale suggeree
par la phenomenologie invite d'ailleurs a considerer que les
acteurs sociaux sont en relation directe avec leur environnement (social
et spatial) et constamment a l'affut de ses contours. Un processus
continuel d'intersubjectivite et d'interconnexion amarrerait
l'espace a la realite sociale. A ce titre, les jardins
communautaires puiseraient entre autres leur signification dans la
conscience existentielle et multidimensionnelle des personnes et des
collectivites qui les empruntent.
A travers la quete de bien-etre urbain des jardiniers montrealais,
le profil de ces processus reflexifs (Giddens 1994) peut etre ainsi
decele. Effectivement, leurs pratiques et leurs representations semblent
baties sur un agencement d'elements issus tant de leur propre
experience que des significations socioculturelles et de la circulation
systemique du savoir. C'est ainsi que des allusions aux bienfaits
pour l'etre du contact avec la nature ou des dommages de
l'exces de rationalite de l'environnement urbain sont
incorporees dans leurs discours ou que des experiences anterieures sont
scellees a des experiences actuelles. Les pratiques et conceptions
spatiales de ces jardiniers se fonderaient donc sur une acuite envers
eux-memes (leurs besoins, sensations, ambitions, souvenirs, etc.) ainsi
que sur le contexte physique, social et ideologique qui les entoure.
Jouant un double role, cette reflexivite attiserait et legitimerait
leurs pensees et comportements dans leur quete contemporaine de confort
urbain.
Cette breve incursion au sein des jardins communautaires
montrealais met ainsi en relief l'interconnexion entre les acteurs,
les lieux et la realite sociale, tout comme l'engagement effectif
des gens dans. l'espace. Sous ce regard, les rapports entretenus
entre jardiniers et potagers collectifs a Montreal apparaissent
multidimensionnels et pluriels. Ils semblent aussi etroitement amarres
aux multiples manieres de vivre dans l'environnement urbain
contemporain et de se representer cet espace. Ces rapports
s'articuleraient egalement d'une maniere complexe au moyen de
laquelle les gens, les lieux et les determinants sociologiques seraient
en constantes relations.
L'approche phenomenologique empruntee met ainsi en lumiere la
dimension sensible des relations humaines ainsi que
l'intentionnalite et la marge de manouvre que possedent les
individus au sein des structurations sociales. Les citadins jardiniers
se presentent comme des sujets actifs dans l'environnement urbain
en fonction de leurs caracteristiques propres. Cette approche permet
ainsi de detecter les ecarts possibles entre ce qui est socialement
institue et ce que vivent reellement les individus. Bien que
modestement, cette etude de l'experience spatiale de j ardiniers
montrealais contribue donc a cerner comment les acteurs sociaux
persistent a s'attacher a certains sites de leur environnement
quotidien et a apprivoiser la ville dans un monde ou l'espace est
de plus en plus decloisonne. Elle concourt a questionner la conception
d'un monde actuel completement deterritorialise et a explorer le
maintien ou la creation de nouveaux types de liens ou d'identites
spatialises.
En permettant de prendre en compte les multiples facettes du vecu
des gens, l'approche phenomenologique serait donc tout a fait
susceptible de contribuer au regard de l'anthropologie sur les
mondes contemporains, en offrant une perspective novatrice sur la
constitution et l'articulation des rapports entre les etres humains
et leur milieu de vie. Celle-ci pourrait participer au renouvellement de
la discipline qui, etant elle aussi spatialement orientee, se rattache
aux actives et incessantes relations qu'elle noue avec les realites
sociales qu'elle etudie et d'ou elle emerge.
(1.) Les donnees presentees dans cet article sont principalement
issues d'un chapitre d'un memoire de maitrise depose recemment
au departement d'anthropologie de l'Universite de Montreal.
(2.) Certains chercheurs etudiant ce type d'espace, dont
Boulianne (1998), distinguent les jardins communautaires des jardins
collectifs en soutenant que les premiers forment des lotissements de
parcelles de terre cultivees individuellement alors que les seconds
correspondent plutot a un espace de jardinage exploite en commun (par
plusieurs jardiniers qui se divisent les taches et la recolte). Dans cet
article, j'utilise indifferemment le terme jardin (ou potager)
collectif dans le sens generalement accorde au vocable jardin
communautaire .
(3.) L'adjectif montrealais se refere ici au territoire de la
Ville de Montreal tel que connu avant la fusion de toutes les
municipalites de l'Ile de Montreal en vigueur depuis janvier 2002.
(4.) Au sujet des origines et de l'evolution des jardins
communautaires en Occident, voir entre autres Cabedoce et Pierson
(1996), Dubost (1997), Vant (1998) et Weber (1998) pour le continent
europeen ainsi que Bassett (1981) et Warner (1987) pour l'Amerique
du Nord.
(5.) Ces jardins communautaires se demarquent ainsi de leurs
homologues nordamericains actuels, majoritairement edifies et regis par
des groupes communautaires s'identifiant aux nouveaux mouvements
sociaux , preoccupes par des questions d'entraide communautaire et
d'aide aux demunis (Boulianne 2001).
(6.) Dans cet article, le masculin n'est utilise que pour
alleger le texte.
(7.) A ce propos, je retiens l'invitation lancee par
l'ethnologue francaise Colette Petonnet de se pencher davantage sur
les rapports qu'entretiennent aujourd'hui les citadins avec le
vegetal (dans Choron-Baix 1995 : 17). Selon elle, l'articulation de
ces rapports est susceptible de nous renseigner sur les contours actuels
de la vie urbaine.
(8.) Cette approche s'inspire principalement de grands
philosophes comme Husserl, Merleau-Ponty ou Heidegger, mais aussi
d'ouvrages plus recents tels que ceux du philosophe Gaston
Bachelard, du microsociologue Michel de Certeau et de plusieurs autres
contributions produites dans les annees 1980 dans les milieux de la
geographie critique et de l'urbanistique.
(9.) Ces approches, reposant sur des productions analytiques
proposees par des theoriciens sociaux tels que Lefebvre, Foucault ou
Bourdieu entre les annees 1970 et 1980, soutiennent que les espaces sont
socialement produits et construits par les structurations sociologiques
et les individus. Selon elles, l'espace prend sens par certains
processus cognitifs et transcendants lui conferant sa realite.
L'espace est ainsi considere comme reflet, projection ou element
des structurations sociales en vigueur (Depaule 1995 : 18). Dans cette
optique, les lieux prennent forme par deux types de processus.
D'abord, il y a celui de la production sociale de l'espace qui
inclut tous les facteurs sociaux, economiques, ideologiques et
technologiques qui ont pour fonction la creation physique du cadre
materiel (Low 1996 : 861). A cet egard, ce sont surtout les forces
fonctionnelles et structurelles actives au sein d'une societe qui
modelent les formes que prennent les lieux et influencent les relations
que les gens entretiennent avec eux. Le second concept est celui de la
construction sociale de l'espace qui se refere plutot a
l'edification culturelle du spatial mettant davantage l'accent
sur les usages, les valeurs, les normes ainsi que sur les portees
significatives de l'espace. Pour Setha M. Low (1996), ce dernier se
definit comme the actual transformation of space -- through
people's social exchanges, memories, images, and daily use of the
material setting -- into scenes and action that convey symbolic meaning
(1996 : 852).
(10.) Au sein des milieux de l'urbanistique, de
l'architecture et de la geographie, cette notion a aussi ete
abordee depuis les annees 1980 a l'aide de concepts divers comme
ceux d'attachement spatial, d'enracinement ou de topophilie
(Low et Altman 1992).
(11.) Appliquant l'idee de confort a la ville -- a celle de
Montreal de surcroit -- son etude s'avere par consequent une
reference de premiere importance pour cette presente analyse.
(12.) Regroupant un peu plus de 220 parcelles de terre, ce dernier
est situe au coeur de la ville, plus exactement dans le quartier
Rosemont aux limites du quartier Hochelaga-Maisonneuve et du Plateau
Mont-Royal.
(13.) Ce nombre eleve d'informateurs retraites se veut
representatif de l'ensemble des jardiniers montrealais.
(14.) La majorite des ecrits concernant les jardins communautaires
s'attarde principalement sur les benefices qu'apportent ces
espaces a leurs usagers. Entre autres, certains traitent de leurs
apports socio-economiques (Patel 1992 ; Waliczek et al. 1996),
psychologiques (Lewis 1992) ou sociaux (Boulianne 1998, 2001 ;
Cerezuelle 1996 ; Landman 1993 ; Severson 1990).
(15.) Questionne sur ses motivations, aucun informateur n'a
mentionne jardiner dans une optique pecuniaire. La majorite m'a
meme avoue n'avoir jamais calcule si cette activite de jardinage
etait economiquement rentable pour eux.
(16.) Cette maniere de ressentir l'espace du jardin
communautaire et de se le representer m'a ete aussi confirmee
durant l'ete 2001 (un an apres l'enquete de terrain)
lorsqu'un immeuble adjacent au jardin etudie, qui etait inoccupe
depuis quelques annees, a ete investi par de jeunes squatters. Lorsque
je discutai a ce moment-la avec les usagers de la presence de ces
nouveaux voisins, lescommentaires les plus frequents evoquaient
l'eventuelle perte de tranquillite (par le bruit, le va-et-vient
des jeunes et des autorites qui surveillaient les lieux, la presence
d'animaux, etc.), de securite (peur des vols de legumes, effroi
cree par le style marginal de ces jeunes, etc.) et d'esthetisme
(crainte de vandalisme dans le jardin, degout des graffitis faits sur
l'immeuble, etc.). De leur point de vue, l'etablissement de
ces squatters pres de leur jardin communautaire faisait en sorte que les
tensions et le stress actuels de la ville (la penurie de logements, le
probleme des jeunes de la rue, les confrontations politiques de la scene
municipale, l'insecurite urbaine, etc.) envahissaient un espace
habituellement paisible et confortable, puisque etant justement a
l'abri de ces contrarietes.
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