首页    期刊浏览 2025年12月04日 星期四
登录注册

文章基本信息

  • 标题:Experience spatiale et bien-etre urbain ... des jardins communautaires montrealais.
  • 作者:Paquette, Julie
  • 期刊名称:Ethnologies
  • 印刷版ISSN:1481-5974
  • 出版年度:2002
  • 期号:January
  • 语种:English
  • 出版社:Ethnologies
  • 摘要:L'espace, comme objet d'etude en anthropologie, acquiert un interet croissant. Face aux processus de mondialisation et de globalisation, l'image des groupes humains incrustes dans un seul et unique environnement ou rassembles sous de pretendues aires culturelles est inevitablement confrontee a celle d'un nouveau nomadisme planetaire intensif des biens, des personnes et des idees. Dans cette nouvelle lorgnette, l'espace n'apparait plus comme lineaire ou fixe. Eclate et decloisonne, ses frontieres deviennent de moins en moins pertinentes. Depuis les deux dernieres decennies, plusieurs anthropologues ont donc ete interesses a conceptualiser et theoriser les forces sociales qui profilent les contours de l'espace et de sa fragmentation. La majorite des travaux recents portant sur l'espace en anthropologie a ainsi contribue a conceptualiser -- d'une maniere parfois schematique et coupee de la realite des acteurs -- les conditions de migration, d'exil ou de diaspora, d'erosion des frontieres et de contestations (Feld et Basso 1996). Dans un contexte ou les reperes spatiaux sont en mutation, ces recherches visent a montrer que les lieux sont en realite des productions (materielles) et des constructions (mentales) culturelles qui sont variables dans le temps et dans l'espace.
  • 关键词:Community gardens

Experience spatiale et bien-etre urbain ... des jardins communautaires montrealais.


Paquette, Julie


[Un jardin communautaire] c'est comme un ilot. C'est pareil comme si on etait sur la mer dans la tempete, il y aurait un ilot tranquille et puis on s'en irait la (Remy).

L'espace, comme objet d'etude en anthropologie, acquiert un interet croissant. Face aux processus de mondialisation et de globalisation, l'image des groupes humains incrustes dans un seul et unique environnement ou rassembles sous de pretendues aires culturelles est inevitablement confrontee a celle d'un nouveau nomadisme planetaire intensif des biens, des personnes et des idees. Dans cette nouvelle lorgnette, l'espace n'apparait plus comme lineaire ou fixe. Eclate et decloisonne, ses frontieres deviennent de moins en moins pertinentes. Depuis les deux dernieres decennies, plusieurs anthropologues ont donc ete interesses a conceptualiser et theoriser les forces sociales qui profilent les contours de l'espace et de sa fragmentation. La majorite des travaux recents portant sur l'espace en anthropologie a ainsi contribue a conceptualiser -- d'une maniere parfois schematique et coupee de la realite des acteurs -- les conditions de migration, d'exil ou de diaspora, d'erosion des frontieres et de contestations (Feld et Basso 1996). Dans un contexte ou les reperes spatiaux sont en mutation, ces recherches visent a montrer que les lieux sont en realite des productions (materielles) et des constructions (mentales) culturelles qui sont variables dans le temps et dans l'espace.

Toutefois, des ethnologues ont entrepris recemment d'etudier l'espace differemment. Ils cherchent a documenter la dimension spatiale de la vie quotidienne des etres humains : les manieres par lesquelles chacun apprivoise son environnement et s'y situe. Cet article s'inscrit dans ce dessein. Il s'interesse aux relations entre gens et ville et a l'experience spatiale des citadins. Il concerne des lieux urbains contemporains dont l'etude parait opportune a la comprehension des strategies spatiales et des conceptions de l'urbanite dont les acteurs sociaux sont porteurs. Considerant l'accent mis depuis quelques annees sur la multiplication des lieux vides de sens caracteristiques des mondes contemporains (Auge 1992 ; McDonogh 1993 ; Relph 1993), cette recherche(1) est centree sur des espaces citadins significatifs pour les gens, c'est-a-dire des lieux qu'ils frequentent volontairement, apprecient et auxquels ils sont attaches. Dans cet ordre d'idees, l'etude des jardins communautaires(2) montrealais(3) forge le noeud exploratoire de cette enquete afin d'analyser comment, a l'aube du XXIe siecle, des citadins percoivent, exploitent et habitent leur environnement.

Les jardins communautaires ont pignon sur rue dans tous les quartiers de Montreal. Depuis le milieu des annees 1970, ils font partie du paysage et de la vie quotidienne de cette ville, tout en demeurant des espaces marginaux de par leur verdure et leur discretion(4). Ces sites de jardinage sont administres par la municipalite et forment des lieux collectifs ou les gens louent de petites parcelles de terre individuelles pour y cultiver -- d'une maniere autonome et de facon recreative -- un potager(5). Par la culture horticole et leur forme collective, ils generent des usages singuliers de l'espace urbain. Ces lieux acquierent cependant depuis quelques annees une popularite inegalee. Regroupant des usagers(6) de tous ages, origines ou classes sociales, ils sont regis par le plus important programme de jardinage collectif en Amerique du Nord qui rassemble environ 10 000 citadins chaque annee (Ville de Montreal 2000 : 11). A Montreal, un bon nombre d'habitants semble donc entretenir des rapports particuliers avec ce type de sites.

De ce fait, l'etude de ces espaces, ainsi que des pratiques et des representations de ceux qui les cotoient, peut nous renseigner non seulement sur leurs significations propres, mais sur l'environnement de la ville en general. Leurs configurations actuelles peuvent nous eclairer sur l'experience spatiale de la ville contemporaine(7). Quels sont les elements constitutifs des rapports qu'entretiennent aujourd'hui les jardiniers montrealais avec ces lieux urbains que sont les jardins communautaires et comment s'articulent-ils ? A travers les pages qui suivent, j'explore donc les roles que jouent actuellement ces potagers collectifs pour ceux qui les frequentent ainsi que les elements contribuant a ce qu'ils deviennent significatifs pour certains citadins. Mais avant de s'engager sur ce chemin, des precisions sur les choix conceptuels et methodologiques s'imposent.

Comment explorer les lieux?

Depuis quelques annees, de plus en plus d'ethnologues cherchent des pistes conceptuelles du cote de la phenomenologie qui met l'emphase sur les experiences, les actions et les interactions effectives et continuelles par lesquelles les personnes et les collectivites viennent a s'identifier et a s'attacher au monde. Adoptant une perspective philosophique et humaniste(8), ces derniers tentent de recentrer l'etude de l'espace en anthropologie sur les manieres sensibles et plurielles par lesquelles les gens connaissent, experimentent, imaginent et habitent leur milieu de vie. Cette perspective vise a pallier les caracteres distants et deterministes des approches de la production et de la construction sociale de l'espace(9) en vigueur au sein de la discipline depuis quelques decennies. Bien que la nature produite et construite de l'espace soit reconnue en anthropologie, elle cherche a (re)introduire dans les analyses les caracteres vecus, subjectifs et quotidiens des lieux afin de documenter le role des acteurs sociaux dans la constitution de l'environnement.

L'approche phenomenologique correspond a un ensemble d'idees proposees recemment par quelques anthropologues (Feld et Basso 1996 ; Gray 1999 ; Ingold 1996 ; Radice 2000 ; Tilley 1994) qui s'interessent aux relations que les groupes humains entretiennent avec les lieux. Elle soutient que les rapports entre les gens et les espaces se deroulent au fur et a mesure qu'il y a interaction avec l'environnement, c'est-a-dire qu'elle privilegie l'experience engagee des acteurs sociaux dans l'elaboration et la perception de leur milieu de vie. Plutot que de s'attarder uniquement aux productions materielles et aux constructions mentales de l'espace, les defenseurs de l'approche phenomenologique privilegient donc les pratiques et les experiences par lesquelles ceux qui utilisent les lieux les habitent et les considerent comme significatifs. Ils preconisent l'idee que les significations des espaces ne seraient pas uniquement nichees dans notre esprit, mais aussi dans nos usages, nos relations spatiales et le monde lui-meme. Dans cette perspective, l'etude des rapports entre les etres humains et l'environnement necessite de mettre en relief les activites quotidiennes des acteurs sociaux ainsi que leurs perceptions. C'est par elles que les lieux acquierent leur signification.

Cette approche met egalement en lumiere l'experience corporelle dans l'etude de l'espace en anthropologie. Dans l'optique phenomenologique, l'auscultation de l'espace doit se concentrer non seulement sur les schemes de pensee et de discours, mais aussi sur les relations spatiales concretement mises en action par les individus et les populations. C'est d'abord par notre corps, nos sens et nos mouvements que nous prenons contact avec l'espace (Casey 1993, 1996 ; Tilley 1994). En considerant ainsi les acteurs sociaux comme des personnes pleinement vivantes plutot que comme des etres uniquement pensants, le corps n'apparait plus comme une chose inerte, mais comme une voie d'acces aux lieux. Le role des sensations et de la perception dans la decouverte et l'usage de l'environnement est alors reconnu. De ce point de vue, les personnes et les lieux ne seraient en aucun cas completement separes, mais plutot impliques dans une constante interaction (Casey 1996).

C'est dans cet ordre d'idees que cette approche a amene dernierement quelques anthropologues a explorer la notion de confort en rapport avec l'espace(10) Steven Feld et Keith H. Basso (1996) ont, entre autres, parle de sense of place pour explorer les espaces significatifs pour certains groupes humains. John Gray (1999) a quant a lui opte pour l'expression being at home afin d'analyser le sentiment qu'eprouvent les bergers du Sud-Est ecossais lorsqu'ils se trouvent dans les collines ou se nourrissent leurs betes, alors que Martha Radice (2000) a recemment utilise la locution feeling comfortable . Cette derniere est sans aucun doute celle qui a mis le plus d'emphase sur cette notion en etudiant l'experience urbaine de la minorite anglo-montrealaise(11). Ce concept apparait donc comme un allie analytique fort utile pour l'etude de l'espace sous un angle phenomenologique.

Le confort -- le sentiment de se sentir bien ou d'etre a l'aise -- est un concept tres peu defini dans la litterature. Pour l'architecte Witold Rybczynski (1989), il s'agit d'une espece de sens commun aux composantes subjectives et objectives que l'on ne peut identifier qu'en se frottant a son experience. Selon Radice, cette notion, a la fois precise (elle suggere une sensation d'aise bien definie) et flexible (elle peut etre appliquee a maintes situations), constitue la passerelle par excellence entre l'interieur (les sentiments, les etats d'ames, les connaissances, etc.) et l'exterieur (le bien-etre kinesthesique, le cadre bati, les rapports aux autres, les ambiances, les ideologies, etc.) des acteurs sociaux (2000 : 144). Si l'on admet que les idees d'intimite et de confort sont profondement imbriquees dans l'imaginaire occidental (Rybczynski 1989), pour Radice il est certain que les notions d'etre chez-soi et de se sentir a l'aise peuvent franchir aisement le seuil de la maison pour sortir dehors (2000 : 143).

Les paroles de Remy mises en exergue au debut de cet article appuient d'ailleurs cette proposition. Selon celles-ci, le jardin communautaire -- un espace exterieur collectif separe du logis -- est percu et vecu comme un refuge calme et reconfortant dans son experience quotidienne a Montreal. L'enjeu est alors de decouvrir ce qui concourt a faire des potagers collectifs montrealais des espaces confortables dans l'experience des citadins-jardiniers.

En fonction de ces premisses conceptuelles, cette recherche prend la forme d'une etude de cas dans un jardin communautaire a Montreal(12). S'echelonnant du debut du mois de juin a la fin du mois de septembre 2000, deux techniques d'investigation ont ete privilegiees au cours de cette enquete : d'abord l'observation participante et, ensuite, la realisation de 16 entrevues individuelles semi-structurees. Ces techniques ont avant tout ete retenues parce qu'elles permettent de composer un cadre d'evenements de communication ou le chercheur est directement implique et a meme de saisir l'intelligibilite et la subtilite de la realite des gens qu'il etudie (Althabe 1998).

Parallelement a la realisation des observations in situ, huit hommes et huit femmes tres majoritairement d'origine franco-quebecoise et ages de 28 a 73 ans ont ete interroges. Etant donne l'age avance d'une bonne part des informateurs, la moitie d'entre eux sont retraites (13). Au niveau du statut socio-economique, ces 16 repondants peuvent etre rattaches a ce qui est communement designe comme la classe moyenne. En ce qui a trait a leur adhesion, le portrait est tres diversifie. A la saison 2000, sept des interviewes avaient totalise entre deux et cinq saisons de jardinage alors que cinq autres comptaient entre six et dix annees de participation. Quatre repondants jardinaient a ce potager collectif depuis plus de 10 ans, dont deux depuis une vingtaine d'annees. Enfin, ces informateurs avaient un mode de frequentation tres diversifie de leur jardin communautaire, allant des visites quotidiennes se prolongeant plusieurs heures aux passages ponctuels hebdomadaires de quelques minutes.

Au cours des entretiens, les informateurs ont ete interroges principalement autour de huit themes:

-- leur processus d'adhesion ;

-- leurs pratiques jardinieres (vegetaux cultives, strategies potageres, mode de frequentation, utilisation des recoltes, etc.);

-- leur vision du jardinage communautaire ;

-- leur perception du potager collectif dont ils sont membres ;

-- les autres espaces ou associations qu'ils frequentent dans la ville ;

-- les liens sociaux entretenus au jardin communautaire ;

-- leur implication benevole ;

-- l'avenir de leur adhesion a ce type d'espace de jardinage.

Un espace de bien-etre dans la ville

Lors de l'analyse des recits des informateurs, il devint etonnant de constater que ceux-ci faisaient tous appel -- mais de differentes facons -- au theme du bien-etre pour decrire les multiples dimensions de l'espace du jardin communautaire ainsi que les pratiques et perceptions qu'inspirent ce dernier. Les gens semblent manifestement occuper cet espace d'abord parce qu'ils s'y plaisent et y trouvent satisfaction, d'une maniere ou d'une autre, au coeur de la ville. Que ce soit au niveau de leurs motivations pour adherer a ce lieu et le frequenter, des raisons pour lesquelles ils y introduisent certains de leurs parents et amis ou de leurs perceptions de l'ambiance des lieux et des relations qu'ils etablissent avec les gens qui s'y trouvent, le sentiment de bien-etre semble etre intrinsequement relie a l'experience des jardiniers a Montreal. Au dela des raisons utilitaires generalement evoquees dans la litterature (14), des explications plus subtiles, sensibles et ludiques justifieraient la possession d'un potager dans .un jardin communautaire selon les perceptions des interviewes.

En ce sens, outre la recolte des legumes (15), la culture d'une parcelle dans un potager collectif montrealais se revele comme une sorte de quete de confort, une strategie mise en place par les acteurs sociaux pour rendre leur quotidien plus agreable et le territoire urbain plus complaisant. L'etude de ces jardins communautaires nous renseigne donc autant sur ce qui provoque l'inconfort dans l'environnement citadin que sur ce qui peut y etre une source de bien-etre selon l'experience des habitants.

Souvenirs spatiaux

Selon le sociologue Michel Bonetti (1994) et l'architecte Witold Rybczynski (1989), nos facons d'apprecier un espace, de nous y sentir bien, se composent en partie de nos reveries . Confort, souvenir et nostalgie se trouveraient interconnectes dans notre rapport aux lieux. Le phenomenologue Edward S. Casey (1987), s'interrogeant sur la rememoration, a souligne les liens entre ce processus complexe et l'espace. Selon lui, bien plus qu'un phenomene temporel, la memoire est spatialement orientee par l'action humaine.

Les multiples significations que les individus attachent a leur espace se constitueraient donc progressivement par l'accumulation des experiences et des liens qu'ils nouent avec les divers lieux deja empruntes (Bonetti 1994 : 63). Selon les propos de mes informateurs, la decision de devenir membre d'un jardin communautaire a Montreal parait d'ailleurs etre frequemment teintee par des experiences anterieures. S'exprimant sur les motifs de leur presence au sein de ce type d'espace, plusieurs jardiniers font expressement reference aux relations prealables qu'ils ont tissees avec le jardinage ou la nature avant leur adhesion. En fonction de leur histoire de vie, la majorite d'entre eux avait deja ete, d'une, maniere quelconque, en contact avec le jardinage ou avec un jardin avant de cultiver leur parcelle a cet endroit.

Pour un certain nombre d'usagers, le jardinage apparait comme une activite qui va de soi et qui doit inevitablement etre incorporee a la vie quotidienne. Ayant vecu pendant longtemps dans un environnement generalement campagnard ou la culture potagere et le contact avec la terre etaient omnipresents, certains cherchent a transplanter cette activite en milieu urbain. Posseder un jardinet dans un potager collectif se presente comme une opportunite de poursuivre ce mode de vie, de profiter de leur savoir-faire, mais surtout d'etre a l'aise tout en habitant en ville. Dans ce cas, souvenirs jardiniers, habitude de vie et bien-etre urbain sont entrelaces.

C'est parce que ca faisait longtemps que je pensais a avoir un jardin et, a Montreal, si tu ne fais pas d'autres choses que te promener dans la rue, c'est ennuyant. J'ai ete eleve en campagne moi et j'ai toujours eu des jardins chez nous. (...) Ah oui! j'ai passe ma vie a avoir des jardins partout ou je suis alle. On faisait la culture maraichere chez nous [lorsque j'etais jeune]. On vendait des produits et tout ca. J'avais donc une grosse experience et ici, a Montreal, c'est ca qui me manquait le contact avec la terre (Remy).

Le desir de cultiver des legumes semble aussi souvent relie a des souvenirs d'enfance ou lointains. Plus particulierement, j'ai retrouve cette association chez plusieurs jardiniers immigres provenant de milieux ruraux. Ces derniers ont souvent connu la culture maraichere avant la migration et ressentent le besoin de renouer avec cette pratique une fois installes a Montreal. De la meme maniere, plusieurs citadins provenant des campagnes quebecoises, qui se sont installes dans cette ville au moment d'entamer leur vie adulte, manifestent ce meme desir. Ici, la pregnance du passe est manifeste. Ayant habituellement recours a des techniques horticoles traditionnelles selon leur origine ethnoculturelle, le jardin communautaire tisse alors pour eux un lien (autant materiel que symbolique) nostalgique et reconfortant avec l'enfance.

Disons que j'ai toujours vu ma mere jardiner. J'etais tout petit et j'etais deja dans les jardins avec ma mere. Et puis j'ai travaille pour les Soeurs de la Charite, il y avait un grand jardin et on jardinait la. Mon pere a travaille pour la Congregation Notre-Dame, il y avait un autre grand jardin qui etait la. Alors depuis ma tendre enfance que je vois jardiner. Et puis disons que je suis maintenant a Montreal depuis quarante ans et ca me manquait ... de jouer un peu dans la terre, tout ca. Ca me rappelle le passe (Maurice).

Pour ceux qui n'ont jamais veritablement eu d'experience personnelle ou rapprochee avec la culture potagere avant leur adhesion, la presence de cette activite dans leur entourage, meme distante, s'avere aussi pertinente. Par exemple, certains jeunes jardiniers ayant grandi en banlieue evoquent le souvenir d'un potager cultive par leurs parents se traduisant par la presence de legumes frais a portee de la main. Pour d'autres, les traditionnelles balades familiales a la campagne et les contacts avec la nature ont eveille un sentiment d'aise dans ce type d'environnement. Pour ces usagers qui cherchent ainsi a revivre aujourd'hui cette sensation, les facons de s'engager dans le milieu du jardin collectif semblent elles aussi infiltrees et retravaillees par ces rapports spatiaux anterieurs.

Bien entendu, ces experiences potageres preliminaires a l'adhesion n'ont parfois que bien peu de liens avec celles pratiquees dans le jardin communautaire. La petitesse des parcelles allouees, la separation du domicile, le partage de l'espace ou l'imposition de regles a suivre sont toutes de nouvelles caracteristiques qui remettent en question les connaissances acquises ou les representations entretenues. Cependant, ces experiences passees motivent bien souvent les citadins a devenir membres d'un potager collectif et concourent inevitablement a formuler les pratiques mises en oeuvre ainsi que les conceptions qui leur sont juxtaposees.

Des proprietes singulieres

Inversement, bien que les gens transportent d'un espace a l'autre leurs souvenirs, sentiments ou manieres d'agir et de penser, leurs conduites et perceptions semblent egalement s'entremeler a certaines significations inherentes aux lieux dans lesquels ils s'immiscent. Pratiques, sensations et representations s'acclimatent et se combinent de maniere specifique selon l'espace ou elles se deploient.

Pour saisir cette dynamique, Michel Bonetti propose la notion d' espace potentiel afin de concevoir qu'un lieu peut autoriser et suggerer des usages, des reactions et des significations, tout comme il peut resister a l'emergence de certains sentiments ou limiter la formation des sens qui lui sont concedes (1994 : 16, 37). De son cote, Edward S. Casey enonce l'idee selon laquelle les espaces possederaient un pouvoir d'absorption. Places gather things in their midst avance-t-il (1996 : 24). Selon lui, ces choses ainsi specifiquement captees, incorporees et configurees dans l'espace se constituent autant d'entites animees et inanimees que d'oxperiences, d'histoires, de rythmes, de trajectoires, de pensees ; toutes choses qui font en definitive que les lieux sont ce qu'ils sont (1996 : 24-25). L'identite et la continuite (la perennite semiologique) de tout espace seraient ainsi conferees par la constitution et le profil de ces substances spatiales qui activent, parallelement, un pouvoir d'attraction, de repulsion ou d'indifference sur les gens.

Appliquees aux potagers communautaires montrealais, ces propositions poussent a interroger l'essence et la configuration de ces espaces urbains. Que renferment-ils ? Qu'evoquent-ils pour les usagers ? Plus que tout, leur condition et leur categorisation de jardin (i.e. de lieu de jardinage, de verdure ou de nature) se trouvent interpellees a cet egard dans les gestes et les discours vernaculaires.

Developpant son approche phenomenologique de l'espace, Casey discute justement des substances particulieres nichees quasi ineluctablement dans l'environnement de ce type de lieu.

Gardens embody an unusually intimate connection between mood and built place. Whereas in other kinds of constructed place, mood is often a supervenient phenomenon, in gardens mood is an intrinsic feature, something that belongs to our experience of them. We go to a garden expecting to feel a certain set of emotions, and this is not merely a subjective matter but is based on our perception (memory) of the structure and tonality of the place (1993 : 168; c'est l'auteur qui souligne).

En d'autres termes, les jardins possederaient une ambiance et une armature singulieres qui modelent l'experience des gens qui entrent en relation avec eux. Les manieres de percevoir, de pratiquer et d'habiter ces espaces se constitueraient donc aussi en fonction de leurs specificites. Bien que de facons tres diverses, ils attireraient habituellement les acteurs sociaux a exploiter leur territoire.

Invites a decrire le potager collectif qu'ils frequentent, la majorite des jardiniers montrealais rencontres semblait systematiquement associer l'espace des jardins communautaires a une certaine representation de la nature. Plus particulierement, ces derniers ont habituellement recours a l'image metonymique de la campagne pour exprimer leur perception des lieux.

Ici, il y a des beaux arbres, et c'est comme si vous entrez un petit peu dans la campagne en plein coeur de la ville (Laurent).

On se sent en campagne ici. C'est formidable. Et surtout quand on tond le gazon, on se dirait en campagne, ca sent si bon (Roland) !

En plus de la presence de potagers contenant des plants de legumes et de fleurs, les usagers se referent generalement a une foule d'autres aspects pour exposer leur representation des lieux. Ce sont la verdure, la terre, les odeurs, l'amenagement ou l'ambiance generale retrouves dans ce type d'espace qui susciteraient chez les usagers une telle conception bucolique. Leur perception spatiale se veut ainsi tres sensorielle.

Le plaisir d'etre dehors, de profiter du grand air et d'etre en contact avec tous les elements evoquant la nature (les vegetaux, l'air, le soleil, le vent, etc.) semblent aussi etre des sensations aiguillonnees par cet espace et extremement valorisees chez les usagers (meme pour les jardiniers plus ages pour qui la relation au jardinet parait habituellement plus ascetique). Comme dans l'experience de tous lieux, le corps et les sens sont directement interpelles (Casey 1993, 1996 ; Tilley 1994). A Montreal, la frequentation de ce milieu semble donc acquerir des dimensions proprement ludiques et hedonistes. Les usagers interroges semblent apprecier son territoire justement a cause de cette presence de verdure qui genere pour eux un espace de bien-etre. Les attributs materiels des lieux interviennent ainsi dans le processus d'attachement spatial entre les usagers et leur espace de jardinage.

Comme l'ont souligne Casey (1996 : 25) et Tilley (1994 : 15), les lieux possederaient des proprietes qui peuvent attirer les gens ou stimuler une affection, aussi bien que les repousser ou engendrer une aversion. Par exemple, les jardins communautaires comportant des aires gazonnees, des arbres procurant de l'ombre, des fleurs, etc. paraissent inviter les membres a exploiter davantage leur espace, c'est-a-dire a mettre en oeuvre d'autres activites que le jardinage. C'est dans ces jardins les mieux pourvus en vegetation qu'on retrouve le plus de gens piqueniquer, lire, jouer aux cartes, echanger ou tout simplement flaner.

Dans un meme ordre d'idees, en plus de generer un territoire de detente et de quietude, l'espace du jardin aurait des effets bien tangibles chez les usagers. Selon les informateurs, au moyen de la culture du potager, chacun des membres peut retrouver un espace-temps personnel qui l'engage activement dans un processus de creation et de paternite agissant favorablement sur lui. Des substances spatiales apaisantes et bienfaisantes seraient ainsi canalisees au sein de l'environnement des jardins et des parcelles. Ces demieres interpellent les acteurs sociaux et se repercutent concretement sur eux.

C'est parce que les gens quand ils viennent ici [au jardin communautaire] ... ils ont une raison speciale pour venir ici. Tu les vois, ils sont calmes ... Je ne sais pas s'ils sont tout le temps de meme dans la vie, mais ca doit aider de venir ici. Travailler la terre, ca calme les personnes ca (Remy).

Vous savez, quand on entre dans ce petit coin-la de nature ca change le monde. C'est vrai, quand vous les voyez rentrer les gens qui viennent dans leur jardin, ils sont contents. Ca leur appartient, c'est une petite chose a eux autres. Ca doit etre ca j'imagine (Laurent).

C'est comme si je fais le vide quand j'enleve mes mauvaises herbes. Je ne pense a rien et l'ambiance est calme fait que j'embarque la-dedans t'sais. Je trouve que ca me donne un ressourcement. Moi, j'ai besoin de ca. T'sais j'aime la tranquillite, pour moi, ca m'oxygene (Veronique).

D'une maniere multiple mais concertee, la culture d'un jardinet est definitivement vecue par les informateurs comme une activite physiquement et psychologiquement salutaire qui concede l'evasion personnelle.

Parce que quand je viens ici c'est un peu comme une evasion de la routine quotidienne, de la vie qui existe en dehors du jardin. (...)

C'est tellement paisible, c'est tellement gratifiant pour moi que j'oublie le reste de mes problemes pendant que je suis ici. J'oublie le quartier ou j'habite, j'oublie le desordre que j'ai laisse dans la cuisine ou j'oublie, je ne sais pas, moi, les conflits qui pourraient exister entre voisins. Oui, absolument, quand je viens ici je me retire du reste du quotidien (Anna).

Les courtes interactions sociales cordiales habituellement entretenues entre les co-usagers au sein de ces espaces urbains decoulent aussi de la constitution des lieux. L'essence meme des jardins collectifs annulerait les oppositions possibles entre la recherche de calme ou d'intimite et les contacts sociaux concomitants au partage de cet espace urbain collectif. Cette idee rejoint l'argumentation de Christopher Tilley lorsqu'il avance que Space plays an important part in defining the manner in which social interaction takes place and the significance it has for agents (1994 : 19). Dans cette optique, l'espace ne serait pas seulement un contenant de l'action, mais ferait veritablement partie de celle-ci. Il y aurait une profonde interpenetration entre gens et lieux. Selon bien des interviewes, ce sont des proprietes intrinseques au territoire du jardinage communautaire qui paraissent profiler l'etat d'esprit des gens et l'etablissement de ces interactions sociales agreables entre les membres.

Intervieweuse : Vous dites que c'est vraiment quelque chose de personnel votre experience du jardinage et d'un autre cote vous dites qu'il y a aussi ce contact la entre les gens, est-ce qu'il n'y a pas ...

Etienne : Non, il y a pas de paradoxe, il y a pas de paradoxe.

Intervieweuse : Non, ca va bien ce cote-la ?

Etienne : C'est justement pourquoi je dis qu'il n'y a aucun paradoxe parce que lorsqu'on vient ici, les gens qui sont la, ils sont tranquilles, ils sont en paix avec eux-memes. Donc ca ne peut pas me deranger. Donc, il n'y a pas de paradoxe, il n'y a pas d'ambivalence, il n'y a rien a chercher. Les gens sont la, ils sont calmes, ils sont bien.

D'apres l'experience des informateurs, l'essence des jardins communautaires montrealais guiderait donc leurs usages et perceptions des lieux. Ces espaces possederaient une structure physique, mais aussi des qualites intangibles : une ame bien distinctive dans la ville. Contrairement aux approches sociodeterministes de l'espace, il est donc possible d'avancer que le sens d'un lieu n'est pas strictement confere par les capacites cognitives des etres humains. Ce dernier emerge aussi du lieu en tant que tel et de la matrice relationnelle unissant utilisateurs et espaces.

L'envers de la ville contemporaine

La plasticite polysemique de l'idee de nature, suggeree par l'environnement des jardins communautaires, et les substances intrinseques de leur territoire paraissent aussi servir aux usagers pour distinguer ces espaces des autres milieux citadins qu'ils c"toient quotidiennement. Les interviewes semblent ainsi utiliser l'association entre potager collectif et campagne pour signifier une distinction entre ce lieu urbain et le cadre de vie qu'offre generalement la ville :

C'est un endroit qui est calme. Quand tu entres dans le jardin, on dirait que ce n'est pas dans la ville de Montreal parce que c'est tellement paisible. Tu entres et c'est comme si tu etais a la campagne. T'sais c'est chaleureux, il y a des arbres alentour et l'accueil est chaleureux. Alors c'est comme si tu t'en vas a l'exterieur de Montreal, mais dans le fond tu es dans Montreal. C'est ca l'ambiance qu'il y a dans le jardin, c'est au centre de la ville, mais quand tu entres c'est comme si tu etais en campagne (Claire).

Ce rapprochement serait fonde sur une vision tres idealisee de la campagne. Il s'agit d'une analogie par laquelle l'espace du potager collectif est mis en valeur au detriment du milieu citadin (Conan 1990). Generalement, les benefices engendres par tous les elements naturels retrouves dans ce type de lieu sont alors employes pour signifier les traits esthetiques, sains et paisibles de cet espace. Le caractere amical des echanges sporadiques entre les membres est egalement utilise afin de depeindre un territoire accueillant qui s'oppose, dans leurs discours, a la froideur de la majorite des autres lieux urbains qu'ils connaissent. Ainsi decrit, le jardin communautaire se veut synonyme de bien-etre et d'oasis dans la ville. Comme la note l'ethnologue Robert Rotenberg (1993) au sujet des conceptions des jardiniers viennois, la ville et le style de vie qu'elle impose sont parfois presentes dans ce type de vision comme pathologiques, une sorte de puissance malefique.

Selon les discours et les pratiques de divers usagers montrealais, le micromilieu que cree le jardin communautaire dans leur quartier pourrait alors contribuer a contrebalancer cet environnement urbain nefaste. Il suscite le mythe de la nature comme source de regenerescence.

Si tu es stresse ou quelque chose du genre, tu peux venir au jardin. C'est tranquille, il n'y a pas personne qui ... c'est calme ... on peut decompresser. T'sais supposons que tu reviens du gros rush du metro et tout ca. Tu arrives chez vous, tu es fatigue. La tu te dis, Tiens, je vais aller au jardin, je vais aller me reposer une couple d'heures, je vais aller m'assoir . Et apres ca tu t'en retournes chez vous et tu es correct (Remy).

Les representations retenues de la ville et de la modernite evoquees dans ces propos vernaculaires devoilent une opposition entre le bienetre du jardin communautaire et le cadre habituel de la vie citadine. Sur ce plan, tel un retour aux sources, le territoire du jardin communautaire est aussi charge de sens se rapportant a l'authenticite et s'opposant diametralement a l'environnement urbain contemporain en general. Selon les jardiniers interviewes, la nature bienfaisante retrouvee dans le jardin communautaire se situe etrangement hors de l'histoire (Conan 1990) ou, du moins, avant la modernite.

S'opposant, dans leurs propos, a l'environnement fabrique et artificiel de la'ville et a certaines dimensions de la vie sociale (industrialisation, cadence precipitee de la vie quotidienne, rapports sociaux masques, absence de contact avec la nature, etc.), le jardin collectif est percu comme un lieu de (re)decouverte du vrai, du beau et du bon associes a des temps anciens. A bien des egards, des rythmes particuliers lui sont accoles. Entre autres, les changements saisonniers qui modelent les lieux et font en sorte que l'espace physique subit petit a petit plusieurs metamorphoses sont souvent evoques par les usagers. Selon eux, ces espaces portent a tous moments les marques des temps naturels . S'echelonnant sur environ cinq mois, les activites des jardiniers sont evidemment fortement influencees par le deroulement de la saison. L'accord avec ce tempo et ces remaniements creent chez les jardiniers l'impression d'etre connectes plus intensement a la nature et au vrai cycle de la vie.

De leur point de vue, ce type d'espace dans la ville apparaIt alors comme necessaire, voire indispensable a la vie citadine actuelle. Les usagers accordent d'ailleurs aux jardins communautaires des fonctions lenifiantes qui s'opposent au cadre de vie propose par la ville. Dans leurs recits, ce sont des micromilieux qui les protegent et les confortent (16).

Negociations spatiales

Il appert cependant que le confort ne constitue pas un etat permanent. Il est indubitablement conditionnel. Son contraire est toujours probable et il s'agit habituellement d'un etat que l'on souhaite atteindre. En consequence, il se manifeste bien souvent au sein de la ville par la negociation (Radice 2000 : 142 ; Shields 1996 : 84). Cette recherche du bien-etre est emotive et corporelle. Elle s'avere egalement rationnelle, puisque en visant a discerner et a exclure les zones d'hostilites et de desagrements, elle qualifie inevitablement l'espace d'une maniere arbitraire. La quete du bien-etre s'incorporerait donc toujours au jeu des exclusions et des preferences. La recherche du confort reposant principalement sur l'experimentation (Rybczynski 1989: 241), chacun puiserait dans ses propres experiences tout comme dans certains referents exterieurs (les valeurs, les normes, les ideologies, etc.) afin d'investir de sens un lieu donne.

Dans l'optique phenomenologique que defend Casey, l'engagement citadin comporte aussi toute une gamme de mecanismes d'acquisition de connaissances et d'experiences sur un milieu et ses espaces (petits et grands, des plus significatifs au plus insignifiants) deployes au cours des trajectoires quotidiennes et ce, meme par des contacts ephemeres avec eux (1996 : 39). C'est d'ailleurs ce qui emerge de l'experience spatiale des jardiniers montrealais interroges. La frequentation de l'espace du jardinage communautaire comporte une kyrielle de processus a la fois cognitifs, relationnels, affectifs et corporels se rapportant a la quete d'un confort urbain. Cette experience spatiale souleve aussi la multiplicite des elements pouvant la motiver et la faconner en fonction de la diversite des citadins que ces espaces urbains reunissent chaque annee a Montreal.

Trajectoire et experience de l'espace

En depassant une conception statique des rapports entre gens et lieux, l'approche phenomenologique conduit a adopter une perspective sensible des espaces urbains. Plus que toute autre, elle propose l'idee selon laquelle, en plus des forces sociales et culturelles qui guident nos conceptions et actions, nos manieres de percevoir et de pratiquer l'espace sont amalgamees a nos itineraires individuels. Elle interpelle la mobilite des acteurs sociaux dans le temps et l'espace. Cette perspective permet de concevoir le mouvement comme un aspect de la vie sociale qui a ete pendant longtemps evacue des etudes en anthropologie (Hastrup 1997 : 6).

Sous cet angle, histoires de vie et experiences de l'espace apparaissent liees. La signification d'un espace se trouverait ainsi toujours relative au vecu et, par le fait meme, au point de vue spatialise de celui qui l'arpente. A ce sujet, l'archeologue Christopher Tilley est explicite:

The experience of space is always shot through with temporalities, as spaces are always created, reproduced and transformed in relation to previously constructed spaces provided and established from the past. Spaces are intimately related to the formation of biographies and social relationships (1994 : 11).

J'ai souligne plus haut comment les experiences passees des jardiniers montrealais semblent captees en eux et dans l'espace du jardin communautaire pour former des souvenirs spatiaux qui font frequemment surface lorsqu'on explore leurs appreciations des lieux. Qui plus est, des moments bien precis de leur existence paraissent aussi profiler leurs usages et perceptions. C'est ainsi que des evenements tels que la retraite, la maladie ou certaines periodes du cycle familial (une nouvelle union, la naissance d'enfants, un demenagement, etc.) ont pu inciter plusieurs des informateurs a adherer a un potager collectif. Parallelement, la connaissance prealable de certains membres semble aussi avoir favorise la frequentation de cet espace urbain pour bien des usagers. En fait, l'adhesion ne parait constituer que tres rarement un geste solitaire. La tres grande majorite des jardiniers interroges est devenue membre par l'intermediaire de, ou accompagnee par, un parent, un ami ou un voisin a un moment significatif de leur cheminement de vie.

La variable de l'age se presente d'ailleurs comme l'une de celles qui differencient le plus les jardiniers dans leurs manieres de s'engager dans cet espace urbain, que ce soit, par exemple, sur le plan des modes de culture potagere, du temps passe au jardin communautaire ou de la volonte de socialiser avec les autres membres. Plus precisement, il semble que le sens confere a ce lieu urbain a Montreal ne soit pas le meme si l'on est jeune et actif professionnellement que si l'on est age et retire du marche de l'emploi. Les jeunes jardiniers interviewes paraissent plus frequemment envisager leur frequentation d'un tel espace comme temporaire et sporadique dans leur trajectoire de vie. Esperant pour la plupart que le jardinage devienne eventuellement pour eux une activite privee pratiquee a domicile (qui serait plus accessible en fonction de leur rythme de vie selon eux), l'espace de leur potager collectif est souvent aborde comme un lieu transitoire et accommodant qui permet de satisfaire provisoirement certains de leurs besoins en matiere d'evasion et de contact avec la nature . Ce territoire se veut d'ailleurs un milieu parmi bien d'autres qu'ils empruntent au cours de leur trajet journalier.

En revanche, pour les jardiniers retraites, ce lieu urbain a pris une place capitale dans leur quotidien et, par consequent, dans leur composition identitaire actuelle. Grace a une culture potagere minutieuse, une frequentation assidue ou une implication benevole, le jardin occupe bien souvent leurs journees, leur corps et leur esprit. Il constitue aussi generalement l'un des rares lieux publics qu'ils frequentent dans la ville et un milieu permettant d'etoffer des contacts sociaux hors de la sphere du domicile. Pour certains qui ont fait face a la maladie et a la morosite, la portee de ce lieu urbain dans leur existence est d'autant plus effective.

Je vais vous dire une chose, croyez-le, croyez-le pas, ca me derange pas ... mais le jardin m'a remis en vie. Je n'etais plus en vie. Peut-etre que vous allez trouver ca niaiseux, mais il m'a remis en vie. Je n'avais aucune ... je n'avais absolument rien que je pouvais voir pour passer le temps a part du journal et j'etais tanne. Maintenant, j'ai ca et depuis ce temps-la je suis heureux (Guy).

Dans ces conditions, il n'est donc pas etonnant qu'une fois retire du monde du travail, cet espace du jardin communautaire puisse rapidement devenir un petit coin de notre vie comme me l'ont mentionne quelques jardiniers ages. En fait, tous les repondants retraites rencontres envisagent leur adhesion a leur potager collectif comme un lien essentiel et permanent que seule une incapacite physique pourrait rompre.

La notion de trajectoire spatiale s'applique egalement aux deplacements successifs et continus des gens a travers les differents milieux citadins auxquels ils se frottent de maniere journaliere. Decrire les raisons pour lesquelles les interviewes louent une parcelle au sein de ce type de lieu urbain revenait frequemment pour eux a confronter cet espace aux autres lieux qu'ils frequentent ou evitent au cours de leur parcours quotidien. Ce procede a ete souleve par Tilley lorsqu'il a precise que Places are "read" or understood in relation to others (1994 : 27). En consequence, l'experience spatiale de la ville se forgerait par une dialectique imbriquant experimentation, impregnation et comparaison.

Dans les recits des informateurs, le jardin collectif est frequemment oppose a l'espace du domicile. Pour plusieurs membres ages, il constitue un endroit qui permet, dans une certaine mesure, de contrebalancer la solitude retrouvee entre les murs du foyer. Ainsi, les opportunites de rencontres -- memes ephemeres -- qu'offre l'espace du jardin communautaire viennent souvent contrecarrer l'isolement de la demeure. Ici, la recherche du bien-etre est donc explicitement deployee vers la sphere publique exterieure au sein d'un espace collectif.

Par ailleurs, le territoire du jardin collectif s'avere aussi souvent confronte a celui des autres espaces publics. Pour certains usagers, le calme retrouve au jardin collectif rappelle de rares lieux qu'ils utilisent pour trouver la quietude dont ils ont besoin dans la vie quotidienne, comme des espaces boises, un jardin botanique ou des terrains de golf. D'autre part, certains avancent que, contrairement a la majorite des autres espaces de sociabilite habituellement cotoyes par les personnes agees (les cafeterias de centres commerciaux, les salles de bingos, les studios de danses sociales, etc.), ce type d'espace s'avere beaucoup plus stimulant et plaisant puisqu'il regroupe des gens plus heterogenes.

Le respect et l'amabilite qui s'edifient entre les membres d'un meme jardin communautaire a travers de petites interactions sociales ponctuelles semblent aussi intervenir dans les choix spatiaux des acteurs a travers les milieux qu'offre la ville. Certaines personnes seules et agees percoivent ce site comme accueillant et securitaire comparativement a d'autres lieux publics qu'elles doivent emprunter dans leur quartier. Pour d'autres, qui souhaitent vivement etablir de nouveaux contacts sociaux, le jardin se presente aussi comme un espace ou on se sent bien puisqu'on peut y retrouver calme et aise, contrairement a d'autres sites urbains connus.

C'est mieux qu'un parc ici parce que dans un parc, je ne sais pas, on dirait qu'il y a trop de gens qui se promenent alentour de toi. Ici, le monde se respecte tandis que quand je vais dans les parcs, comme le Parc Lafontaine ou les autres parcs, je ne me sens pas bien, je ne me sens pas chez nous. Ici, je me sens plus chez nous (Remy).

Dans ce dernier extrait d'entretien, la recherche du confort quotidien pour les jardiniers montrealais se revele ainsi d'une maniere explicite. Les gens decident de frequenter cet espace plutot qu'un autre dans leur milieu de vie parce qu'ils y denichent un confort et un plaisir qu'ils considerent ne pouvoir retrouver ailleurs. Selon cette logique, ces lieux de jardinage s'articuleraient donc en rapport avec d'autres espaces de la ville. Chacun se composerait alors une idee de ce qu'est un endroit confortable en se frottant a l'ensemble de l'environnement qui l'entoure. D'un autre cote, cette poursuite divulgue a son tour la mobilite et la marge de manoeuvre des acteurs sociaux qui non seulement circulent continuellement au cours de leur quotidien et experimentent d'une facon bien tangible les lieux qu'ils traversent, mais jaugent, distinguent et conferent un statut a ces memes espaces.

Des jardins d'urbanite

Ce travail de perception, d'experimentation et de categorisation des espaces est evidemment effectue dans le cadre des structurations sociales dans lesquelles evoluent ces citadins-jardiniers. Meme s'ils insistent sur l'experience personnelle de l'espace ainsi que sur le pouvoir d'action des acteurs sociaux, les defenseurs de l'approche phenomenologique considerent que l'investissement des gens dans l'environnement repose en grande partie sur la culture. Pour Casey (1996), il est indeniable que nos facons de sentir, connaitre et faconner notre environnement sont orientees par la culture, qui s'avere d'ailleurs intrinsequement imbriquee a l'espace. Selon cet auteur, tous les processus de perception spatiale seraient porteurs de referents culturels prenant la forme de modeles d'identification, de manieres d'ordonner notre champ perceptif et d'y agir, ainsi que de facons de designer et de nommer les composantes de cet ensemble (1996 : 34). Dans la meme veine, Radice (2000 : 145) et Rybczynski (1989 : 90) ont allegue que l'experience du confort et le sens que ce dernier acquiert pour les gens s'averent constitues tout aussi fondamentalement de maniere culturelle. Ces idees s'appliquent aisement aux pratiques et discours captes au sein des potagers collectifs a Montreal.

Comme je l'ai aborde ci-dessus, les jardiniers montrealais semblent considerer les potagers collectifs de leur ville comme des espaces de nature et d'evasion. Ils les depeignent d'ailleurs habituellement comme des zones campagnardes a l'interieur meme de l'environnement urbain. Le confort, dans ce cas, serait affilie a une conception bien particuliere de la nature. La nature retrouvee dans ces lieux est de toute evidence profondement humanisee. Ces espaces sont amenages de toutes pieces par les citadins, qu'ils soient administrateurs municipaux, architectes paysagistes ou simples jardiniers. Ce type d'endroit renferme une nature inevitablement domestiquee et harnachee. Meme si les jardiniers percoivent, experimentent et expriment certains benefices issus du contact avec la nature , cette derniere n'en serait pas moins trafiquee.

Cette nature dont il est question dans les jardins communautaires montrealais se refere alors davantage au concept de naturalite qui, pour le specialiste en ecologie humaine Cedric Lambert, renvoie au simulacre du naturel genere par une quotidiennete coupee de la nature ( qui ne la vit pas ) et exprimee a travers sa reformulation (entre autres par les simulations, les loisirs, les vacances, etc.) (1999 : 117). Par consequent, cette imagerie d'ersatz environnemental vehiculee par les jardiniers montrealais serait alors un phenomene culturel proprement urbain et contemporain. Elle temoigne d'un paradoxe specifique aux societes actuelles ou l'on assiste simultanement a l'edification d'une nature profondement elaboree et modernisee et au maintien d'une nature utopique, rescapee du temps et de l'angoisse (Lambert 1999 : 117). Proprement culturelle et distincte, cette articulation entre l'artifice et le naturel communique a la fois un desir de maitrise, par l'appropriation d'un petit espace a soi, et un desir de symbiose avec la nature , par la recherche de ses vertus. On y constate l'interpenetration entre gens, lieux et structurations sociales dans la composition d'un espace de confort urbain ainsi que l'expression des possibilites des acteurs sociaux d'elaborer et de s'engager dans leur milieu de vie.

De par ces caracteristiques, ces jardins communautaires constituent donc des jardins d'urbanite . Le semblant de nature du potager collectif se presente comme un support d'evasion personnelle, de fuite systematisee hors de certaines contraintes ou tensions sociales a travers une recreation verte, de mise a distance momentanee de l'urbain et de sa quotidiennete. On y cherche une consolation et un reconfort temporaires. Il s'agit d'un compromis entre l'urbain et le naturel manquant dans l'experience des jardiniers. C'est peut-etre une facon d'etre a la campagne en habitant a Montreal a d'ailleurs signifie une jardiniere. Plus specifiquement, la majorite des informateurs ont mentionne que l'environnement du jardin communautaire, par sa naturalite particuliere, constitue une alternative pour les prisonniers de la ville , c'est-a-dire les citadins qui n'ont pas acces a la campagne, a la vraie nature .

De la meme maniere, l'espace du jardin communautaire en tant que jardin d'urbanite apparait aussi comme une mediation confortable sur le plan des interactions sociales. Selon mes observations et les repondants, un bon voisinage semble s'instaurer entre les membres d'un meme potager collectif. Celui-ci se presente comme un mouvement controle vers autrui par lequel on partage un espace, des interets et quelques discussions, sans s'engager davantage avec ses co-usagers ou compatriotes. Cependant, ces relations sociales ne sont pas que la resultante d'une interdependance necessaire dont il faut negocier l'etendue et les limites, mais une valeur en soi que preconisent les membres jardiniers. Le jardin communautaire est un lieu ou des citadins semblent obtenir une conciliation entre, d'un cote, la recherche de calme et de quietude par la fuite temporaire de la ville ou de ses tensions et, de l'autre, le desir d'etablir des liens sociaux dans la ville.

Il faut que ca soit paisible. Dans les jardinets, tout le monde a ses affaires la. On jase, on echange, mais avec beaucoup de respect. Moi je trouve que c'est la place pour que ce soit relax. On ne vient pas courir, sauter ou crier. Il me semble que ce n'est pas la place. T'sais c'est avant tout de la verdure et il me semble ca va avec la chose. C'est paisible, une bonne harmonie, on echange agreablement t'sais, c'est tout (Veronique).

En ce sens, le jardin collectif offrirait une situation temperee entre la mise a distance (par le maintien d'une liberte et d'une intimite individuelles, le contentement au sein de relations vaporeuses et sans lendemain) et l'ouverture (par l'etablissement d'interactions spontanees vecues comme fondamentalement plaisantes entre les membres). Il laisse ainsi transparaitre, d'une maniere bien particuliere, deux propensions culturelles propres aux societes contemporaines : d'une part, la valorisation d'un souci de soi indubitablement asocial et, d'autre part, la recherche de certaines mediations collectives.

Encore une fois, prenant l'exemple des jardins pour illustrer la propension humaine a habiter le monde a differents endroits et de diverses facons, les propos de Casey (1993) peuvent apporter ici un eclairage interessant sur cette idee de confort negocie suggeree par les jardins communautaires montrealais. Selon lui, tous les types de jardins sont en fait des espaces liminaux en eux-memes (1993 : 155). Plus que tous les autres lieux, ils constituent des entre-deux par excellence. Ce sont des milieux a la limite du brut et du construit, du prive et du collectif (ou de l'institutionnel), du ferme et de l'ouvert, de l'imaginaire (des utopies, des desirs et des souvenirs) et du tangible, de l'evoque et du donne. En ce sens, le lieu meme du jardin serait une frontiere en soi (155).

Selon ce point de vue, il est possible d'envisager la frequentation d'un jardin communautaire a Montreal comme un accommodement entre une serie de poles exprimes en termes de porosite. Il ne serait pas etonnant que les acteurs sociaux y recherchent une conciliation entre certaines normes et valeurs socioculturelles et leurs propres ambitions et experiences. Cet espace serait a mi-chemin entre les exces de rationalisation du cadre bati ou de la societe et le desir de quete de liberte, d'intimite et de plaisir. Par leur adhesion, les jardiniers montrealais exprimeraient ainsi leur antagonisme envers la ville moderne, sans pour autant rejeter explicitement le fruit de l'organisation sociale. Leurs perceptions, pratiques et conceptions seraient a la fois critiques et signatures de la modernite avancee. Ainsi, la frequentation d'un tel espace ne constituerait pas une reelle fuite de la ville et une poursuite absolue de nature (Mercier et Bethemont 1998), mais plutot un moyen, en negociant certains parametres, d'exploiter et d'apprecier l'urbanite en y amenageant une zone de bien-etre personnel et collectif.

Conclusion

Les recits de lieux sont des bricolages. Ils sont faits avec des debris de monde a allegue Michel de Certeau (1980 : 114). Par l'etude de la quete du confort urbain et sa negociation soulevee par les pratiques et les conceptions des jardiniers montrealais, la notion de bricolage acquiert ici une pertinence fondamentale a l'interieur des relations entre structures sociales, gens et lieux. Plus specifiquement, il appert que le choix de l'espace du potager collectif et les manieres de l'habiter -- de le frequenter, de l'utiliser, de le percevoir et de le figurer -- se rapprochent d'une certaine composition spatiale a la fois effective et imaginaire. Les acteurs sociaux se composeraient des espaces de confort urbains personnels et partages -- tels que le jardin communautaire -- en les investissant de significations liees a leur trajectoire de vie et a d'autres lieux dans lesquels ils ont vecu ou qu'ils continuent de frequenter tout en les apprehendant aussi a travers les significations sociales et culturelles qui leur sont conferees, et ce, meme s'ils n'y adherent pas completement.

Dans cette optique, chacun projetterait des elements de sens sur l'espace qui l'entoure, elements tires de sa propre experience et de referents exterieurs (principalement les normes et les valeurs) qu'il reprend a son compte (Bonetti 1994 : 80). Ces elements disparates se melangeraient et se combineraient dans un processus de condensation pour former des bricolages de materiaux spatiaux permettant a chacun de se situer physiquement, socialement et sensoriellement dans le milieu qu'il occupe. Ce processus suppose que les acteurs sociaux possedent un pouvoir d'action et une intentionnalite par lesquels ils se composent des espaces de bien-etre a partir d'une certaine conscience d'eux-memes, de leur environnement et des structures sociales. Ainsi, meme des espaces urbains socialement programmes et institutionnalises comme les jardins communautaires montrealais semblent animes a la fois par des determinants sociologiques et par la subjectivite des individus.

Le confort, selon Witold Rybczynski, correspond d'ailleurs a une forme de prise de conscience et de composition qui repose sur une gamme de sensations qui ne sont pas seulement physiques, mais egalement emotives et intellectuelles (1989 : 248). Faisant le pont avec l'idee de bien-etre, celle de l'experience spatiale suggeree par la phenomenologie invite d'ailleurs a considerer que les acteurs sociaux sont en relation directe avec leur environnement (social et spatial) et constamment a l'affut de ses contours. Un processus continuel d'intersubjectivite et d'interconnexion amarrerait l'espace a la realite sociale. A ce titre, les jardins communautaires puiseraient entre autres leur signification dans la conscience existentielle et multidimensionnelle des personnes et des collectivites qui les empruntent.

A travers la quete de bien-etre urbain des jardiniers montrealais, le profil de ces processus reflexifs (Giddens 1994) peut etre ainsi decele. Effectivement, leurs pratiques et leurs representations semblent baties sur un agencement d'elements issus tant de leur propre experience que des significations socioculturelles et de la circulation systemique du savoir. C'est ainsi que des allusions aux bienfaits pour l'etre du contact avec la nature ou des dommages de l'exces de rationalite de l'environnement urbain sont incorporees dans leurs discours ou que des experiences anterieures sont scellees a des experiences actuelles. Les pratiques et conceptions spatiales de ces jardiniers se fonderaient donc sur une acuite envers eux-memes (leurs besoins, sensations, ambitions, souvenirs, etc.) ainsi que sur le contexte physique, social et ideologique qui les entoure. Jouant un double role, cette reflexivite attiserait et legitimerait leurs pensees et comportements dans leur quete contemporaine de confort urbain.

Cette breve incursion au sein des jardins communautaires montrealais met ainsi en relief l'interconnexion entre les acteurs, les lieux et la realite sociale, tout comme l'engagement effectif des gens dans. l'espace. Sous ce regard, les rapports entretenus entre jardiniers et potagers collectifs a Montreal apparaissent multidimensionnels et pluriels. Ils semblent aussi etroitement amarres aux multiples manieres de vivre dans l'environnement urbain contemporain et de se representer cet espace. Ces rapports s'articuleraient egalement d'une maniere complexe au moyen de laquelle les gens, les lieux et les determinants sociologiques seraient en constantes relations.

L'approche phenomenologique empruntee met ainsi en lumiere la dimension sensible des relations humaines ainsi que l'intentionnalite et la marge de manouvre que possedent les individus au sein des structurations sociales. Les citadins jardiniers se presentent comme des sujets actifs dans l'environnement urbain en fonction de leurs caracteristiques propres. Cette approche permet ainsi de detecter les ecarts possibles entre ce qui est socialement institue et ce que vivent reellement les individus. Bien que modestement, cette etude de l'experience spatiale de j ardiniers montrealais contribue donc a cerner comment les acteurs sociaux persistent a s'attacher a certains sites de leur environnement quotidien et a apprivoiser la ville dans un monde ou l'espace est de plus en plus decloisonne. Elle concourt a questionner la conception d'un monde actuel completement deterritorialise et a explorer le maintien ou la creation de nouveaux types de liens ou d'identites spatialises.

En permettant de prendre en compte les multiples facettes du vecu des gens, l'approche phenomenologique serait donc tout a fait susceptible de contribuer au regard de l'anthropologie sur les mondes contemporains, en offrant une perspective novatrice sur la constitution et l'articulation des rapports entre les etres humains et leur milieu de vie. Celle-ci pourrait participer au renouvellement de la discipline qui, etant elle aussi spatialement orientee, se rattache aux actives et incessantes relations qu'elle noue avec les realites sociales qu'elle etudie et d'ou elle emerge.

(1.) Les donnees presentees dans cet article sont principalement issues d'un chapitre d'un memoire de maitrise depose recemment au departement d'anthropologie de l'Universite de Montreal.

(2.) Certains chercheurs etudiant ce type d'espace, dont Boulianne (1998), distinguent les jardins communautaires des jardins collectifs en soutenant que les premiers forment des lotissements de parcelles de terre cultivees individuellement alors que les seconds correspondent plutot a un espace de jardinage exploite en commun (par plusieurs jardiniers qui se divisent les taches et la recolte). Dans cet article, j'utilise indifferemment le terme jardin (ou potager) collectif dans le sens generalement accorde au vocable jardin communautaire .

(3.) L'adjectif montrealais se refere ici au territoire de la Ville de Montreal tel que connu avant la fusion de toutes les municipalites de l'Ile de Montreal en vigueur depuis janvier 2002.

(4.) Au sujet des origines et de l'evolution des jardins communautaires en Occident, voir entre autres Cabedoce et Pierson (1996), Dubost (1997), Vant (1998) et Weber (1998) pour le continent europeen ainsi que Bassett (1981) et Warner (1987) pour l'Amerique du Nord.

(5.) Ces jardins communautaires se demarquent ainsi de leurs homologues nordamericains actuels, majoritairement edifies et regis par des groupes communautaires s'identifiant aux nouveaux mouvements sociaux , preoccupes par des questions d'entraide communautaire et d'aide aux demunis (Boulianne 2001).

(6.) Dans cet article, le masculin n'est utilise que pour alleger le texte.

(7.) A ce propos, je retiens l'invitation lancee par l'ethnologue francaise Colette Petonnet de se pencher davantage sur les rapports qu'entretiennent aujourd'hui les citadins avec le vegetal (dans Choron-Baix 1995 : 17). Selon elle, l'articulation de ces rapports est susceptible de nous renseigner sur les contours actuels de la vie urbaine.

(8.) Cette approche s'inspire principalement de grands philosophes comme Husserl, Merleau-Ponty ou Heidegger, mais aussi d'ouvrages plus recents tels que ceux du philosophe Gaston Bachelard, du microsociologue Michel de Certeau et de plusieurs autres contributions produites dans les annees 1980 dans les milieux de la geographie critique et de l'urbanistique.

(9.) Ces approches, reposant sur des productions analytiques proposees par des theoriciens sociaux tels que Lefebvre, Foucault ou Bourdieu entre les annees 1970 et 1980, soutiennent que les espaces sont socialement produits et construits par les structurations sociologiques et les individus. Selon elles, l'espace prend sens par certains processus cognitifs et transcendants lui conferant sa realite. L'espace est ainsi considere comme reflet, projection ou element des structurations sociales en vigueur (Depaule 1995 : 18). Dans cette optique, les lieux prennent forme par deux types de processus. D'abord, il y a celui de la production sociale de l'espace qui inclut tous les facteurs sociaux, economiques, ideologiques et technologiques qui ont pour fonction la creation physique du cadre materiel (Low 1996 : 861). A cet egard, ce sont surtout les forces fonctionnelles et structurelles actives au sein d'une societe qui modelent les formes que prennent les lieux et influencent les relations que les gens entretiennent avec eux. Le second concept est celui de la construction sociale de l'espace qui se refere plutot a l'edification culturelle du spatial mettant davantage l'accent sur les usages, les valeurs, les normes ainsi que sur les portees significatives de l'espace. Pour Setha M. Low (1996), ce dernier se definit comme the actual transformation of space -- through people's social exchanges, memories, images, and daily use of the material setting -- into scenes and action that convey symbolic meaning (1996 : 852).

(10.) Au sein des milieux de l'urbanistique, de l'architecture et de la geographie, cette notion a aussi ete abordee depuis les annees 1980 a l'aide de concepts divers comme ceux d'attachement spatial, d'enracinement ou de topophilie (Low et Altman 1992).

(11.) Appliquant l'idee de confort a la ville -- a celle de Montreal de surcroit -- son etude s'avere par consequent une reference de premiere importance pour cette presente analyse.

(12.) Regroupant un peu plus de 220 parcelles de terre, ce dernier est situe au coeur de la ville, plus exactement dans le quartier Rosemont aux limites du quartier Hochelaga-Maisonneuve et du Plateau Mont-Royal.

(13.) Ce nombre eleve d'informateurs retraites se veut representatif de l'ensemble des jardiniers montrealais.

(14.) La majorite des ecrits concernant les jardins communautaires s'attarde principalement sur les benefices qu'apportent ces espaces a leurs usagers. Entre autres, certains traitent de leurs apports socio-economiques (Patel 1992 ; Waliczek et al. 1996), psychologiques (Lewis 1992) ou sociaux (Boulianne 1998, 2001 ; Cerezuelle 1996 ; Landman 1993 ; Severson 1990).

(15.) Questionne sur ses motivations, aucun informateur n'a mentionne jardiner dans une optique pecuniaire. La majorite m'a meme avoue n'avoir jamais calcule si cette activite de jardinage etait economiquement rentable pour eux.

(16.) Cette maniere de ressentir l'espace du jardin communautaire et de se le representer m'a ete aussi confirmee durant l'ete 2001 (un an apres l'enquete de terrain) lorsqu'un immeuble adjacent au jardin etudie, qui etait inoccupe depuis quelques annees, a ete investi par de jeunes squatters. Lorsque je discutai a ce moment-la avec les usagers de la presence de ces nouveaux voisins, lescommentaires les plus frequents evoquaient l'eventuelle perte de tranquillite (par le bruit, le va-et-vient des jeunes et des autorites qui surveillaient les lieux, la presence d'animaux, etc.), de securite (peur des vols de legumes, effroi cree par le style marginal de ces jeunes, etc.) et d'esthetisme (crainte de vandalisme dans le jardin, degout des graffitis faits sur l'immeuble, etc.). De leur point de vue, l'etablissement de ces squatters pres de leur jardin communautaire faisait en sorte que les tensions et le stress actuels de la ville (la penurie de logements, le probleme des jeunes de la rue, les confrontations politiques de la scene municipale, l'insecurite urbaine, etc.) envahissaient un espace habituellement paisible et confortable, puisque etant justement a l'abri de ces contrarietes.

References

Althabe, Gerard, 1998, Ethnologie du contemporain et enquete de terrain , dans Gerard Althabe et Monique Selim (dir.), Demarches ethnologiques au present, Paris, L'Harmattan : 37-47.

Auge, Marc, 1992, Non-Lieux. Introduction a une anthropologie de la surmodernite, evreux, edition du Seuil.

Bassett, Thomas J., 1981, Reaping on the Margins. A Century of Community Gardening in America , Landscape, 25.2 : 1-8.

Bonetti, Michel, 1994, Habiter : le bricolage imaginaire de l'espace, Marseille et Paris, Desclee de Brouwer.

Boulianne, Manon, 1998, Le potentiel des jardins communautaires pour le developpement des collectivites locales : elements pour l'analyse de l'intervention au Mexique et au Quebec, Hull, CRDC, Serie conferences, n 3.

--, 2001, L'agriculture urbaine au sein des jardins collectifs quebecois , Anthropologie et societe, 25, 1 : 63-80.

Cabedoce, Beatrice et Philippe Pierson, 1996, Cent ans d'histoire des jardins ouvriers, Grane, Creaphis.

Casey, Edward S., 1987, Remembering. A Phenomenology Study, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press.

--, 1993, Getting Back into Place. Toward a Renewed Understanding of the Place-World, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press.

--, 1996, How to Get from Space to Place in a Fairly Short Stretch of Time. Phenomenological Prolegoma , Stephen Feld et Keith H. Basso (dir.), Senses of Place, Santa Fe, School of American Research Press : 13-50.

Cerezuelle, Daniel, 1996, L'informel non marchand : un support d'insertion ? Le cas des jardins collectifs , Pour un autre developpement social. Au-dela des formalismes techniques et economiques, Paris, Desclee de Brouwer : 169-181.

Certeau, Michel de, 1980, L'invention du quotidien 1. Art de Faire, Paris, Union Generale d'editions.

Choron-Baix, Catherine, 1995, L'objet "ville". Entretien avec Colette Petonnet , Journal des anthropologues, L'imaginaire de la ville, 61-62 : 11-19.

Conan, Michel, 1990, Composer la ville et ses images , Espaces et societes, 57-58 : 93-119.

Depaule, Jean-Charles, 1995, L'anthropologie de l'espace , dans Jean Caxtex et al. (dir.), Histoire urbaine, Anthropologie de l'espace, Paris, CRNS editions : 15-74.

Dubost, Francoise, 1997, Les jardins ordinaires, reedition de Cote jardin (1984), Paris, L'Harmattan.

Feld, Steven et Keith H. Basso, 1996, Senses of Place, Santa Fe, School of American Research Press.

Giddens, Anthony, 1994, Les consequences de la modernite, Paris, L'Harmattan.

Gray, John, 1999, Open Spaces and Dwelling Places : Being at Home on the Hill in the Scottish Borders , American Ethnologist, 26. 2 : 440-460.

Hastrup, Kristen, 1995, A Passage to Anthropology. Between Experience and Theory, London, Routledge.

Ingold, Tim, 1996, Hunting and Gathering as Ways of Perceiving the Environment , dans Roy Ellen et Katsuyashi Fukui (dir.), Redefining Nature. Ecology, Culture and Domestication, Oxford, Berg : 117-155.

Lambert, Cedric, 1999, Nature et artifice : essai sur quelques formesde leurs rapports dans la culture urbaine , Espaces et societes, 99 : 105-120.

Landman, Ruth H., 1993, Creating Community in the City. Cooperatives and Community Garden in Washington D.C., Westport, Bergin and Garvey.

Lewis, Charles, 1992, Effects of Plants and Gardening in Creating Interpersonal and Community Well-Being , D. Relf (dir.), The Role of Horticulture in Human Well-Being and Social Development : A National Symposium, Portland, Timber Press : 55-65.

Low, Setha M., 1996, Spatializing Culture : The Social Production and Construction of Public Space in Costa Rica , American Ethnologist, 23.4 : 861-879.

--, et Irwin Altman, 1992, Place Attachment. A Conceptual Inquiry , dans Irwin Altman et Setha M. Low (dir.), Place Attachment, New York et Londres, Plenum Press : 1-12.

McDonogh, Gary, 1993, The Geography of Emptiness , Robert Rotenberg et Gary McDonogh (dir.), The Cultural Meaning of Urban Space, Westport, Bergin and Garvey : 3-15.

Mercier, Guy et Jacques Bethemont, 1998, La ville en quete de nature, Quebec, Septentrion.

Patel, Ishwarbhai C., 1992, Socioeconomic Impact of Community Gardening in an Urban Setting , dans Diane Relf (dir.), The Role of Horticulture in Human Well-Being and Social Development : A National Symposium, Portland, Timber Press : 84-87.

Radice, Martha, 2000, Feeling Confortable ? : Les Anglo-Montrealais et leur ville, Sainte-Foy, Presses de l'Universite Laval.

Relf, Edward, 1993, Modernity and the Reclamation of Space , dans David Seamon (dir.) Dwelling, Seeing and Designing. Toward a Phenomenelogical Ecology, New York, State University of New York Press : 25-40.

Rotenberg, Robert, 1993, On the Salubrity of Sites , dans Robert Rotengerg et Gary McDonogh (dir.), The Cultural Meaning of Urban Space, Westport, Bergin & Garvey : 17-29.

Rybczynski, Witold, 1989, Le confort : cinq siecles d'habitation, Montreal, editions du Roseau.

Severson, Rebecca, 1990, United We Sprout : A Chicago Community Garden Story , dans Mark Francis et Randolph T. Hester Jr. (dir.), The Meaning of Gardens, Cambridge, The MIT Press : 81-85.

Shields, Rob, 1996, Feeling Good Here ? Relationships between Bodies and Urban Environments , dans John Caulfield et Linda Peake (dir.), City Lives and City forms. Critical Research and Canadian Urbanism, Toronto, University of Toronto Press : 82-97.

Tilley, Christopher, 1994, A Phenomenology of Landscape. Place, Paths and Monuments, Oxford, Berg.

Vant, Andre, 1998, Les jardins ouvriers stephanois : entre controle social et espace de liberte , dans Guy Mercier et Jacques Bethemont (dir.), La ville en quete de nature, Quebec, Septentrion : 179-199.

Ville de Montreal, 2000, Le Cahier de gestion du Programme des jardins communautaires, Montreal, Service des sports, des loisirs et du developpement social.

Waliczek, Tina M. et al., 1996, Benefits of Community Gardening on Quality-of-Life Issues , Journal of Environmental Horticulture, 14.4 : 204-209.

Warner Jr., Sam Bass, 1987, To Dwell is to Garden. A History of Boston's Community Gardens, Boston, Northeastern University Press.

Weber, Florence, 1998, L'honneur des jardiniers. Les potagers dans la France du XXe siecle, Baume-les-Dames, Belin
联系我们|关于我们|网站声明
国家哲学社会科学文献中心版权所有