Pour une sensibilite mais contre le monopole disciplinaire en sciences sociales.
Jewsiewicki, Bogumil
Le particulier comme point de vue sur l'universel
A Jean Bazin(1)
J'estime utile de distinguer en sciences sociales deux regimes
de production du rapport entre le sujet connaissant (le chercheur) et
l'objet de cette connaissance. Le premier ordonne ce rapport sur le
mode de l'eloignement, sur celui de la distance qui separe les
sujets de l'objet afin d'eviter toute confusion et de pouvoir
pretendre sur cette base a l'objectivite. Le second mode ordonne ce
rapport sur le principe de contemporaneite, de copresence dans le temps et dans l'espace, un lieu ou l'echange, voire un certain
va-et-vient, entre le sujet et l'objet s'imposent.
Introduisant le numero special du Genre Humain sur Actualites du
contemporain , Jean Bazin a ecrit a ce propos : Le contemporain,
c'est le temps des acteurs, ce qui fait l'urgence, la
necessite d'une situation, mais aussi son ouverture sur une
pluralite des possibles. Restituer aux actions, presentees comme
passees, la dimension de leur actualite, c'est notre nouveau
realisme . Dans ce numero (2000), Vincent Descombes caracterise ainsi la
relation de contemporaneite : une relation entre des proces, entre des
changements, entre des activites : elle est donc a concevoir comme un
concours temporel de ces proces ou des activites ... une relation entre
tous les ingredients de l'actualite (2).
Aucun des deux modes de construction du rapport entre le sujet et
l'objet n'est ni naturel, ni neutre, mais chacun offre un
fondement specifique a la procedure de mise en sens du soi et de
l'autre, et supporte un regime de savoir qu'on pourrait, en
termes de Michel Foucault, qualifier d'episteme. Dans un premier
temps, il s'agit d'un univers discontinu que le chercheur
decoupe en tranches et ou il se pose en explorateur de son autre,
parfois en mediateur entre un soi et un autre. Dans le second cas,
l'univers de la recherche est celui ou le traditionnel, le moderne,
l'archaique et le nouveau se combinent et dont le chercheur
s'efforce de produire l'intelligibilite qui cependant
n'echappe pas aux categories propres a la tradition du savoir dans
laquelle il/elle s'inscrit. Alors que le premier mode presume de
l'unicite et de la certitude du soi, le second postule plutot
l'incertitude du soi, sa fluidite, sa pluralite, la nature
relationnelle du rapport entre le soi et l'autre.
Si la production de la distance est le trait le plus apparent de la
constitution de la demarche en ethnologie/anthropologie (Auge 1999) et
en histoire comme disciplines scientifiques universitaires, il
n'est pas difficile de montrer que cette meme demarche est suivie
par toutes les disciplines des sciences sociales et humaines.
Le basculement fondamental se produit lors du passage de la
construction de l'autre a titre de celui dont la connaissance
donnerait l'acces au soi -- precisement parce que l'autre
n'est pas moi, a la construction de l'autre a titre d'une
relation permettant d'identifier simultanement le soi et
l'autre (Ricoeur 1990). Dans le premier cas, c'est la
difference entre le soi et l'autre, postulee au depart, qui produit
l'objet sur lequel se penche le sujet en quete du savoir sur
soi-meme. Dans le second cas, c'est la relation entre deux termes
interdependants qui aide a comprendre la profonde solidarite entre le
soi et l'autre. La seconde demarche s'oppose a toute idee
d'unicite, qu'il s'agisse de l'unicite du soi ou de
l'unicite de la connaissance.
On pourrait m'objecter que la difference entre ces deux
demarches est faible, presque de l'ordre de l'illusion
d'optique. Il me faudrait reconnaitre la justesse de cette critique
si, dans la production du savoir, la discipline devait l'emporter
sur l'objet de la connaissance. Dans un cas comme dans
l'autre, c'est l'identite, donc la connaissance du soi,
qui constitue le veritable enjeu.(3) L'autre, celui sur qui porte
la recherche, n'est qu'une voie pour y parvenir, mais il y a
une difference de taille entre l'autre chosifie et l'autre
percu en terme de relation qui revele au sujet connaissant un aspect de
soi.
Cependant, l'objet de mon propos n'est pas la recherche
de la verite, encore moins la defense de l'objectivite ou de
l'unicite du savoir sur soi et sur l'autre. Ce qui
m'interesse ici, c'est le mode de constitution de cet objet du
savoir qui effectue le detour par l'autre dans la quete de se
construire comme sujet capable de se connaitre.
Il a ete, et il est encore, de bon ton d'accuser les Lumieres
et le colonialisme (la critique du second a conduit aux accusations
portees contre les premieres) d'avoir produit l'idee de
l'humanite pour aussitot y introduire la difference radicale entre
le soi et l'autre, decouper l'humain au scalpel de la race. Il
est certain que l'unification (occidentale) philosophique et morale
de l'humanite ainsi que sa transformation en un agregat
d'agents economiques, ideologiquement libres d'obeir aux
regles du marche liberal, a pose un defi a la definition du soi. Les
concepts specifiques de race (aussi de sexe), de temps et d'espace
(le milieu geographique), dotes a priori de certaines qualites ou en
etant prives, ont servi au savoir universitaire a produire la difference
entre le soi et l'autre. En poussant ce raisonnement jusqu'au
bout, il est possible d'affirmer que la constitution des
disciplines des sciences sociales s'y est plus ou moins alignee.
Ces differences etaient presumees transitoires (a l'exception des
theses racistes) au sein de l'humanite ; a certaines conditions
elles devaient pouvoir etre surmontees. Connaitre ces conditions, hater
leur avenement, ce qui legitimait l'action civilisatrice jadis, et
legitime actuellement de nombreuses actions humanitaires, git au coeur
des sciences sociales et au fondement de leurs disciplines.
Au sein d'un meme espace culturel (longtemps aussi social), le
temps fondait la specificite de l'histoire ; sa scientificite
dependait a tel point des archives que la regle legale occidentale de
leur ouverture definissait jusqu'a recemment a partir de quel point
dans le temps un evenement, un personnage, pouvait devenir l'objet
legitime du savoir historique. Pour l'ethnographie/anthropologie,
le temps exprime comme distance permettait, meme aux theories hostiles a
l'evolutionnisme, de definir qui est l'autre. Construit comme
objet du savoir, cet autre n'etait que le soi de jadis, celui que
nous avions deja ete. L'autre appartiendrait a un autre temps, a un
passe revolu pour le soi connaissant; pour le premier, le temps
s'est attarde sur lui-meme. Echoue sur le rivage du fleuve nomme
progres, il attendrait la venue de l'explorateur. Meme un historien
aussi subtil, dans les analyses de la societe medievale de l'Europe
occidentale actuelle, que Georges Duby, escomptait tirer du
developpement de l'anthropologie historique de l'Afrique au
sud du Sahara une meilleure connaissance du Moyen Age europeen.
Longtemps, l'objet du savoir sociologique c'etait l'autre
habitant de facto un meme espace et partageant le meme temps que le
sujet connaissant, mais dont l'univers social modifiait les termes
au point de l'eloigner par la specificite culturelle, par exemple
celle d'une culture de la pauvrete. Cet autre etait longtemps
ressenti comme le plus dangereux, le plus menacant, parce qu'il
etait le plus intime.
La posture scolastique comme fondement de l'objectivite
scientifique, si bien analysee par Pierre Bourdieu (1997), est
evidemment basee sur le postulat tacite que l'autre pourrait etre
tout sauf le soi du sujet connaissant. C'est le sens de cette
anecdote que Marc Bloch aurait rapportee a propos de son maitre devenu
cible des ses critiques, Seignebos. Cet historien aurait eu
l'habitude de prevenir ses etudiants contre tout sentiment a
l'egard de l'objet de leur recherche, car au cas ou l'on
se prendrait de passion pour l'objet de sa recherche, il n'y
aurait d'autre choix que de l'abandonner. L'objectivite
etait remise en question.
La construction de l'informateur, expert es sa culture
tribale, ethnique, paroissiale(4), elu a ce titre par le chercheur en
vertu de l'appartenance a celle-ci, ne differe pas de la demarche
de l'historien brisant la continuite du temps sur le seuil
d'un depot d'archives. Archives ou informateur, le moment de
leur decouverte par le chercheur changerait la qualite du temps et de
l'espace ; cet evenement etait cense ouvrir une societe a la
civilisation et a l'histoire (Auge 1998). Francois Hartog (2000)
vient d'en faire la demonstration: l'objectivite de
l'historien repose sur la distinction entre lui-meme et le temoin.
Le premier n'est surtout pas temoin. Fort de cette distinction et
de sa science, il critique les temoignages laisses par des temoins. Il
exerce sa profession sur des traces du passe objectivees par le recours
a la Methode. L'anthropologue, l'ethnologue, est reste
longtemps celui qui ne fait pas partie de la culture etudiee, mais
qu'il construit en objet d'etude, qu'il fixe -- comme un
photographe fixe une image en plongeant le cliche dans le bain de
fixateur -- dans un present ethnographique. L'ethnologue n'est
ni primitif, ni sauvage, ni paysan, ni artisan, de meme que
l'historien n'est pas temoin. Que ce soit dans l'espace
ou dans le temps, l'ethnologue, l'historien, viennent
d'ailleurs et y repartiront afin de construire dans un autre
espace/temps le savoir pour eux-memes.
Les deux decennies situees entre 1968 et 1989 ont inaugure une
profonde transformation de la construction du soi et de l'autre en
Occident, mais egalement ailleurs dans notre monde(5). La
caracteristique principale de cette nouvelle episteme c'est la
contemporaneite, la copresence dans l'espace et dans le temps.
Certains, comme Zygmunt Bauman (2000), expriment cette nouvelle realite
en termes de liquefaction du temps et de l'espace, ce qui mettrait
fin au grand recit dont l'effacement annoncait selon Lyotard la
naissance de la postmodernite(6). Il n'est pas difficile de deviner
qu'en ce qui me concerne le postmodernisme occidental est une
grande illusion d'optique, un nouveau mode de production de la
difference, qualitative en apparence, afin de mieux cacher l'echec
de construction d'une connaissance unitaire du soi. Le post du
postmodernisme, comme celui du postcolonialisme, du postcommunisme, ne
sont rien d'autre que des moyens rhetoriques d'affirmation
fondatrice de la difference entre un moi de jadis (colonialiste,
paternaliste, patriarcal, homophobe, etc.) et un moi actuel qui en
serait libere. Ce post marquerait la frontiere ideologique entre un
avant et un maintenant afin de ne pas assumer le passe du soi, avoir une
bonne raison de refuser l'heritage encombrant. Pourtant, le soi est
meconnaissable sans la presence permanente des relations a l'autre.
C'est la raison de la febrilite avec laquelle les sciences sociales
cherchent aujourd'hui un autre, plusieurs autres autour du soi,
alors qu'il y a encore une trentaine d'annees les memes
disciplines s'acharnaient a trouver le soi de jadis dans
l'autre d'ailleurs.
Je voudrais suggerer d'inverser la strategie de construction
de la connaissance du soi. Au lieu de mettre en avant les methodes, les
techniques, les concepts qui, donnes pour lieux propres de chaque
discipline, en assoient l'identite, ne serait-il pas mieux de
mettre en avant l'objet du savoir? Ainsi serait mis en evidence le
fait fondateur des sciences sociales, le peche originel de cette
connaissance mais qui est aussi sa felix culpa. L'impossibilite de
connaitre le soi directement et totalement rend l'autre
incontournable, indispensable. Notre savoir de nous-memes ne saurait
proceder que par la construction d'un objet specifique du savoir,
une invention -- au sens qu'ont donne a cette notion Hobsbawm et
Ranger (1983) -- qui s'inscrit toujours dans une tradition de
connaissance et, dans le cas du savoir universitaire, dans une
discipline. Partir de la discipline masque par la Methode la
construction de l'objet, la deguise en technicite d'une
demarche, en specificite d'une tradition disciplinaire. Partir de
l'objet, dont le caractere construit est assume, conduit a assumer
un pluralisme non seulement disciplinaire mais aussi epistemologique.
Reconnaitre une pluralite de ces objets et une pluralite des
constructions savantes qui permettent d'en connaitre des aspects
constitue le premier acquis de la demarche qui voudrait provincialiser
l'Europe(7).
Prise sous cet angle, la discipline ne s'efface pas, elle ne
devient ni inutile ni superflue. Elle propose un point de vue sur
l'objet, point de vue dont la fabrication specifique (traditions,
concepts, techniques) fait un observatoire particulier permettant de
mieux distinguer certains traits de l'objet mais au prix d'en
cacher d'autres. Comme de tout belvedere, une fois que l'on y
est bien installe on croit d'abord voir au loin, pris de vertige on
pretend tout voir. Il faut en redescendre pour changer d'echelle,
il faut monter a un autre belvedere pour se rendre a l'evidence de
l'illusion.
Si ni aucun belvedere ni aucune discipline ne donne sur aucun objet
de point de vue complet, le point de vue qui epuiserait tout ce
qu'il serait possible de voir, ne faudrait-il pas accepter que le
savoir, au moins le savoir sur la societe, est a l'instar d'un
kaleidoscope, une configuration instable des connaissances partielles
toujours produites a partir d'un point de vue, a partir d'une
discipline. L'objectif serait alors, non pas d'unifier ces
savoirs disciplinaires, mais de les rassembler a propos des objets
specifiques afin de pouvoir changer, et surtout comparer, les points de
vue. Leur contemporaneite devrait correspondre a, mais devrait aussi
expliciter, la volonte actuelle de copresence dans le temps et dans
l'espace qu'il ne faut cependant pas confondre avec la
pretention a abolir le temps et l'espace. L'illusion
d'unification du monde dans la globalisation est contredite par la
vigueur actuelle des localismes et alors que la premiere revigore les
seconds, ceux-ci, de leur cote, sont la raison d'etre de
l'appel a la globalisation.
Puisque l'idee avancee est deja un parti pris sur la realite,
les prets-a-penser , qu'il s'agisse de la posthistoire , du
posthumanisme , du posthomme , s'enracinant dans la morgue du
neoliberalisme de l'apres-communisme, risquent de continuer par
d'autres moyens les totalitarismes d'hier. Dans son bref texte
introductif a la publication des textes presentes au colloque La
contemporaneite en question , organise en 1995 par l'Ecole des
Hautes Etudes en Sciences Sociales, Jean Bazin affirmait : On deplore souvent que les sciences sociales ne soient pas cumulatives; mieux
vaudrait se feliciter de leur capacite a la reiteration, de leur
vocation au recommencement, voire a la refondation. Elles sont trop
intimement politiques pour que leur dogmatisme ne soit pas redoutable
(Bazin 2000).
Cependant, la reconnaissance de l'autonomie des savoirs
pratiques ne rend pas impraticable le savoir theorique, tout comme la
dignite du particulier ne s'oppose pas a l'idee de
l'universel, ce tiers ideel qui rend possible le dialogue entre les
particuliers. La pluralite des disciplines, a condition qu'elles
soient prises pour ce qu'elles sont, a savoir des points de vue
particuliers sur l'actuel, ne conduit pas necessairement a un
relativisme. Elle affirme tout simplement que le savoir social
n'est ni cumulatif, ni definitif.
Comme le temps [qui] suppose une vue sur le temps (Merleau-Ponty)
-- personne ne saurait vivre le temps, chacun vivant le sien propre --
le particulier offre une vue sur l'universel, une vue proposee par
une modalite de l'imaginaire, telle la narration(8). Le pluralisme
epistemologique (Jewsiewicki 2001) est aussi, peut-etre surtout, un
pluralisme des modalites de l'imaginaire qui donnent un sens au
monde -- une multitude de particuliers en transformation, qui pourrait
prendre l'universel pour horizon ideel.
Prenons pour l'exemple l'objet memoire .
Mon experience de recherche, anthropologique au sens propre du
terme, sur les societes urbaines de l'Afrique centrale francophone,
m'a fait realiser la centralite du deuil proprement leve pour le
destin des vivants ; sans le deuil la mort reste inachevee et hante la
vie. Le defunt ne pouvant realiser sa vocation d'ancetre est
empeche de tourner vers l'avenir l'action protectrice attendue
de lui. Faute du rappel de cette experience qui, parce qu'elle a
ete, pourrait ne plus advenir, le savoir social serait tronque. Le deuil
proprement leve c'est la production de cette memoire que Paul
Ricoeur appelle la memoire heureuse (Ricoeur 2000). La conscience de la
duree s'inscrit dans la maitrise du present. C'est le souvenir
d'une experience qui a cesse d'etre une hypotheque, que les
vivants doivent assumer pour en faire une ressource permettant de penser
le present a la lumiere de l'experience qui, ayant deja ete,
pourrait etre evitee ou au contraire actualisee. Les vivants fabriquent
l'ancetre -- soit-il heros ou vilain -- (Centlivres et al. 1998) en
faisant passer le defunt de sa position de cadavre qui hante les
consciences a celle de lieu de memoire de l'experience, ressource
pour un present ouvert vers l'avenir.
Tel le corps du defunt manquant de sepulture convenable, le passe
hante la conscience des vivants. Comme la memoire refoulee, interdite de
souvenir sous peine de voir ressusciter le defunt, le deuil non
accompli, le passe non assume, font du passe un obstacle qui empeche le
passage a l'avenir.
Dans son dernier livre, Paul Ricoeur conforte cette position,
permettant de reconnaitre une incidence plus generale, plus universelle.
Parlant de l'ombre que l'esprit de pardon projetterait sur
l'histoire des historiens , Ricoeur ecrit :
La veritable replique a l'absence en histoire d'un
equivalent du phenomene mnemonique de la reconnaissance se lit dans les
pages consacrees a la mort en histoire. L'histoire, disons-nous
alors, a la charge des morts de jadis dont nous sommes les heritiers.
L'operation historique tout entiere peut alors etre tenue pour un
acte de sepulture. Non point un lieu, un cimetiere, simple depot
d'ossements, mais un acte renouvele de mise en tombeau. Cette
sepulture scripturaire prolonge au plan de l'histoire le travail de
memoire et le travail de deuil. Le travail de deuil separe
definitivement le passe du present et fait place au futur (Ricoeur
2000).
Pour que nous, les vivants, liberes du poids du passe par la propre
disposition des morts, puissions passer a l'avenir instruits par le
passe a titre d'experience-ressource, nous avons besoin de
l'oubli. Faute d'oubli, nous serons des Funes qui
n'oubliait pas (Borges), ensevelis sous le poids du passe qui ne
passe pas, ecrases par la resurrection des ce qui a ete , paradoxalement
frappes de l'amnesie la plus profonde, parce qu'incapables de
distinguer le passe de l'avenir. Il n'y a pas de vie en
l'absence d'avenir, mais sans distinguer le passe, le present
et l'avenir, on ne peut pas prendre conscience que la source de
l'avenir est dans le present. L'acte de deuil, avec la
sociabilite que son accomplissement exige, manque a la relation que nous
entretenons avec le passe qui nous lie autant qu'il nous separe de
l'avenir.
Le debat entre la verite de l'histoire et la fidelite de la
memoire ne saurait etre tranche sur le plan epistemologique. C'est
au citoyen destinataire du texte, ecrit, oral ou pictural, que revient
de faire le choix, d'etablir la balance entre l'histoire et la
memoire. Il est necessaire de les convoquer toutes les deux au deuil du
passe afin que la memoire empeche l'histoire d'ensevelir les
vivants sous le poids des morts museifies, exposes au musee de la
verite. Il nous faut aussi de l'histoire pour empecher la memoire
de marginaliser les vivants dans l'univers peuple par trop de
revenants.
Liberer le monde de la hantise du passe (l'expression est de
Henri Rousso), choisir le principe de tri necessaire entre ce qui est
contemporain et ce qui merite l'oubli accorde par le pardon, ou
encore l'oubli de reserve, c'est un travail des citoyens
rassembles pour lever le deuil du passe. Pour une re-fondation du
politique, il faut une amnistie, qui, sans etre une amnesie, fait taire
le non-oubli de la memoire (Ricoeur 2000). C'est ne pas rappeler
les maux, taire l'infamie, comme le commande l'amnistie
d'Athenes, ou la regle de bienseance (assortie de possible sanction
des ancetres) de village kongo au Bas-Kongo, qui interdit d'evoquer
publiquement la violence fondatrice par le rappel de statut
d'esclave de certains membres du clan. Cette amnistie choisit le
present oriente vers l'avenir contre l'heritage qui divise.
Le deuil, dont l'amnistie fait partie, se fonde sur la
passeite du passe -- ne plus , qui en marque le caractere revolu, aboli.
Il ne peut, et ne devrait pas affecter, le caractere originaire (ce qui
ne veut pas dire genealogique), du passe -- ayant-ete . Ainsi, la traite
des esclaves, la colonisation, peuvent faire l'objet de deuil,
trouver leur place dans la memoire de reserve, mais ne peuvent etre
refutees puisqu'elles ont ete, et a ce titre, doivent etre dites
par l'histoire afin qu'elles ne ressuscitent pas en nouvelles
incarnations de negation de l'humanite des autres. A cote de cette
histoire, nous avons aussi besoin d'une memoire refondee sur le
travail de deuil, memoire qui, depassant l'experience inscrite dans
le corps et emprisonnee dans le ressentiment ou dans la culpabilite,
transformerait les souvenirs qui divisent en refondation tournee vers
l'avenir.
A-t-on veritablement change d'epoque, ou s'agit-il du
meme theatre, des memes jeux mimetiques, avec des acteurs et des
spectateurs differents certes, mais avec les memes convulsions et la
meme injure? Peut-on vraiment parler de depassement? s'interroge
Achille Mbembe (2001) a propos de l'Afrique, mais aussi du monde.
La prise de conscience de soi comme volonte libre reste pour nous tous
un horizon convoite que l'experience du passe impose, de la
postcolonie ou du postcommunisme, peut rendre plus difficile a
atteindre. La conscience que personne ne saurait y parvenir seul, que
cette demarche ne peut se faire ni au prix de l'oubli par
effacement ni par deni, est un pas important que nous sommes en train de
franchir. Aujourd'hui pese encore sur nous le poids de cet aspect
du passe qu'on pourrait qualifier de passeite, un cadavre qui
appelle le travail de deuil afin de donner au caractere originaire du
passe -- a son ayant ete -- le statut d'ancetre du monde
contemporain. S'il ne faut jamais oublier que le monde contemporain
recele dans ses entrailles la violence fondatrice, il nous faut aussi
nous detacher du passe, en faire le deuil qui nous tourne vers
l'avenir. Il nous faut emprunter la demarche genealogique de Michel
Foucault, celle qui considere que le point de depart, mais aussi celui
d'arrivee, de toute excursion vers le passe c'est le present.
Il nous faut la suivre a condition de ne pas oublier que plusieurs
genealogies sont possibles et qu'aucune n'epuise la totalite
des rapports legitimes entre le present et le passe.
Le pluralisme epistemologique est un lieu (au sens que lui donne
Pierre Nora) ou le travail de deuil saurait etre engage. Le pluralisme
des modalites de l'imaginaire donne un sens au monde qui a elu
l'universel pour l'horizon ideel. En son sein, le present, ce
temps et ce lieu ou l'imaginaire travaille, offre une vue sur la
diversite des mondes contemporains qu'aucun inventaire
multiculturel ne saurait remplacer. C'est entre Les lieux de
memoire (Nora 1984-1992) et le Retour des ancetres (Wachtel 1990) que
Jacques Revel rapproche a l'aide du jeu d'echelles (Revel
1996), que je propose de trouver une modalite pour penser, dans mon cas
en francais,(11) la reconstitution du film du devenir (12). Un passe
pense comme devenir divise, mais le deuil peut en faire une refondation
de l'avenir dans le present. Penser le deuil, penser l'avenir
en anglais, en arabe, en chinois..., c'est produire autant de
points de vue particuliers sur l'universel, comparables aux points
de vue que proposent les disciplines. A l'egard de la pluralite des
points de vue, la verite passe par l'epreuve de la traduction et si
jamais il etait possible d'assigner un lieu a la verite, ce serait
la relation entre les traductions. Penser le passe dans les langues des
vaincus de jadis (a partir et dans le respect de leurs experiences),
c'est reinstaller la memoire du Logos au lieu ou elle peut vaincre
l'oubli (13) (Gendreau-Massaloux 2001)parce que l'histoire des
vainqueurs ne voit qu'un seul cote, le sien, celle des vaincus
doit, pour comprendre ce qui s'est passe, prendre en compte les
deux cotes (Hartog 2000 : 14), plusieurs cotes.
Commentaire/Commentary : Jean Bazin, Pauline Greenhill
Jean Bazin : Je voudrais dire une premiere chose au sujet de la
demarche de Bogumil Jewsiewicki. Aujourd'hui, en ce lieu et a cette
occasion, il remet evidemment en cause, a sa maniere, non seulement le
partage disciplinaire, mais tout ce qu'il implique. Ce n'est
pas seulement un partage bureaucratique, mais le fait que nous soyons
tous les heritiers de la tradition savante. Je crois qu'il a raison
de le faire aujourd'hui, puisque nous sommes ici dans un
rassemblement de societes savantes qui, dans des etages differents,
fonctionnent sur la base d'une memoire savante differente et qui,
pourtant, se melangent ... puisque le but de l'operation est de les
rassembler dans un meme lieu ou, finalement (on peut le supposer quand
meme, si on est optimiste), les gens circulent, moi-meme j'ai
beaucoup circule, d'une societe savante a une autre. Alors, on
pourrait aller plus loin ... se demander, au fond, qu'est-ce
qu'une discipline ? Et je vois que c'est la question latente
dans l'expose que vous a propose Bogumil Jewsiewicki :
qu'est-ce qu'une discipline ? C'est-a-dire, une
discipline, est-ce vraiment un savoir ? Ou bien, n'est-ce pas
plutot une facon d'administrer du savoir ? De gerer du savoir ? Une
discipline, n'est-ce pas justement une facon de marquer des
frontieres, d'etablir des limites ? Et, est-ce qu'au niveau de
la construction de l'objet, ce que nous appelons la construction de
l'objet savant, ne jouent pas, a la fois, comme tu le disais, des
effets de mode, parfois, mais aussi, souvent, le souci de se demarquer
de la discipline d'a cote ? C'est-a-dire, la construction de
l'objet est-elle vraiment libre ? N'est-elle pas parasitee par
le souci que nous avons d'etre ethnologue et pas historien,
d'etre historien et pas ethnologue, etc. ? C'est une question,
je n'ai pas de reponse.
Bien sur que nous posons tous les problemes de la meme maniere,
mais je veux dire que l'on ne peut pas sous-estimer, dans la
constitution du sujet de connaissance, ce poids enorme des traditions
savantes que nous avons apprises, que nous avons digerees, integrees, et
qui font que les uns se trouvent ethnologues et les autres historiens,
meme dans le cas ou on a recu les deux formations.
Deuxieme remarque que je voudrais faire, au sujet de ce que tu dis
du probleme du savoir de soi, du savoir de l'autre. Au fond, si je
t'ai bien compris, au fond des sciences humaines, en general, ou
des sciences sociales, comme vous voudrez, les sciences humaines,
c'est un savoir de soi . C'est-a-dire qu'il y a une
conception reflechie, reflexive, des sciences humaines. Les sciences
humaines, c'est un savoir que nous essayons d'acquerir de
nous-memes. Mais, pour acquerir ce savoir de nous-memes, il faut passer
par la construction d'un autre ; il faut passer par la construction
d'une alterite. Or, dis-tu, si j'ai bien compris, c'est
dans la construction de cette alterite que quelque chose a change, que
deux regimes s'opposent, que deux epoques peuvent s'opposer.
Et tu dis, d'une certaine facon, que la certitude de soi, pour
employer un terme philosophique, a tendance a diminuer. Tu nous dis, on
ne sait plus tres bien si on est homme ou femme, si on est homo ou
hetero ... en tout cas, c'est un exemple ! Et donc, d'une
certaine facon, l'autre, la distance avec l'autre, devient
floue. Au fond, il y a une sorte de science sociale de soi objectivante,
qui serait un petit peu l'epoque que nous avons depassee, et puis
une science de soi qui serait dans le flou, ou qui aurait tendance a se
melanger, et qui serait cette espece de regime de confusion,
d'obscurite, de flou, de fluidite, dans lequel se deploierait la
science sociale aujourd'hui.
C'est ta perception des choses. Moi, je presenterais les
choses autrement. Peut-etre que cela se recoupe, mais je dirais plutot
qu'aussi bien, pour les deux disciplines dont il est question,
l'ethnologie et l'histoire, je pense que l'ethnologie,
dans cette periode ancienne, traditionnelle et meme fondatrice, est une
ethnologie effectivement constitutive d'une alterite radicale, mais
d'une certaine facon, l'histoire aussi. C'est-a-dire que
l'histoire est ethnologique dans la mesure ou, pendant un certain
temps, les historiens se sont eux-memes efforces de nous montrer que,
vraiment, les gens du Moyen Age ne pensaient pas du tout comme nous, que
les Grecs avaient une pensee tout a fait particuliere, et on essaie de
reconstruire cette alterite a travers des documents, sans en etre
temoins, de meme que l'anthropologue Malinowski chez les
Trobriandais reconstituait cette alterite radicale pourtant tres proche
de lui, et dont il etait, d'une certaine maniere, temoin ...
J'aurais tendance a dire que, d'une certaine facon,
c'est vrai pour une partie des sciences sociales. Mais moi ce qui
m'interesse, c'est quand ca marche en sens inverse.
C'est-a-dire lorsqu'en lisant un de nos collegues sur la
politique medievale, vous vous dites : Ah, mais, en fait, c'est
tout a fait Chirac ! Et lorsque, apres avoir passe des annees chez les
Trobriandais vous dites : Ah, finalement, ces gens se conduisent
exactement comme dans un college de Cambridge ! Et, a ce moment-la, je
crois qu'on a fait un grand pas. Enfin, on a inverse les choses.
Alors, connaissance de soi, peut-etre, mais ce n'est pas tellement
la fluidite qui m'interesse, que le fait que, finalement,
c'est le renversement radical. Je pense que c'est en ce sens
que la science sociale a un projet anthropologique. Non pas au sens
disciplinaire, mais au sens ou cela convient aussi bien aux historiens.
Au fond, faire de l'histoire, c'est aussi montrer comment les
acteurs politiques, sous la Renaissance, se conduisent en fonction
d'une certaine logique, de certains types de rationalite qui sont
des variantes par rapport aux notres, dans des situations differentes,
mais qui ne sont pas profondement differents. Donc, la science sociale
que vous voudriez, c'est qu'elle dissolve l'alterite,
n'est-ce pas ? L'alterite entendue au sens de l'autre que
moi , de ce qui apparemment m'est totalement inaccessible. Et bien,
tout, tout ce qui est humain m'est accessible, et c'est ca le
principe de la science humaine. C'est de considerer que tout ce qui
est humain m'est accessible. Et du meme coup, y compris les femmes
pour les hommes, ou les homos pour les heteros, non pas parce
qu'ils ont un petit doute personnel, mais parce que, finalement, ce
n'est pas si different. Voila ce que je veux dire.
Pauline Greenhill : I had the pleasure of reading this insightful
and moving paper before you got to hear it, and I don't find much
to argue with, but like many talks that I particularly appreciate, it
caused me to reflect on my own situation. So, if you will forgive me for
collapsing the subject and the object here, I would like to testify.
I call myself a recovering folklorist, because while intellectual
reference to a discipline, like having a glass of red wine with dinner,
can be healthy and revitalising, an excessive dependence upon that
discipline, like having three bottles of red wine with dinner, is
inevitably debilitating and eventually destructive. Yet one can never
fully transcend that need to return to the betraying comfort of an
addiction, whether chemical or disciplinary; one must always fight it,
even as it becomes part of one's self.
In English Canada, being part of the discipline of folklore usually
means being brushed aside by what too many of our colleagues consider
the true mainstream, the centre of things, in the United States. As
Barbro Klein's session and subsequent discussion suggested -- and
we already know -- for those folks America is international; Canada is
merely local. A recent example of this truly irritating ideology came in
a reviewer's reaction to an issue of the Journal of American
Folklore -- the veritable Everest of folklore journals, the biggest, the
best, the type case, really the only one worth mentioning! -- coedited
by myself and Peter Narvaez, on folklore in Canada. To our
collection's reader, the articles represented both a
"region" and an "ethnicity". Remember that to the
colonial power, what is not part of its self is its other. And so Canada
becomes a region, an adjunct, an extension -- presumably, of the U.S.A.
And isn't it just adorable that they have such funny coloured
money? Canadian people are ethnics, which we know because they quaintly
say "oot and aboot" instead of "out and about".
Canada, as the brilliant, perceptive writers of "South Park"
note, "is not even a real country, anyway!"
The standard tactical responses to this form of colonialism,
include -- like the JAF special issue is one -- the "me too"
reaction (to borrow a feminist metaphor, it's the "add Canada
and stir" mode). If we must be in a discipline, at least we can be
a declared part of it. We'll accept it more or less on its own
terms, but insist on the value and inclusion of what we have to say. On
the other hand, the "not me" or disengagement tactic pays no
attention whatsoever to what happens outside Canada, and refuses to play
that academic game at ail, in a kind of scholarly separatism. However
flippantly I identify these alternatives, I strongly affirm their
contextual strategic and tactical value. Sometimes a loud scream will
get the right attention, but often being absolutely silent gets the
point across best.
But academic disciplines are more than just avatars of colonial
power. Disciplinary in the Foucauldian senses, they form and shape a
particular mode of thinking and expressing ideas and concepts. And they
do so in contexts of expression of power much more than through direct
repression of dissent. Academic disciplines, in this sense, limit rather
than develop the ways in which we might see the world; they impose a
common sense that simply cannot be questioned. In addressing how
disciplinary hegemony limits thinking, we can oppose the tactic of
multidisciplinarity. Let a thousand flowers bloom. Each is different.
When approaching a particular topic, the best mode of thought is one
which incorporates as many disciplines as possible. But
interdisciplinarity is another tactic. As Trinh Minh-Ha describes it:
Interdisciplinarity is ... not just a question of putting several
fields together, so that individuals can share their specialised
knowledge and converse with one another within their expertise. It is to
create in sharing a field that belongs to no one, hot even to those who
create it. What is at stake, therefore, in this inter-creation is the
very notion of specialisation and of expertise, of discipline and
professionalism. To identify oneself with a position of specialised
knowledge, to see oneself as an expert or as an authority on certain
matters ... is to give up all attempts at understanding relations in the
game of power. To survive, to live with heterogeneity, [is to be]
necessarily polyvalent in ... skills,... function,... role. (1991:108).
Diane Tye and I have recently described the undisciplined women in
Canadian traditional and popular culture -- the collectors, theorists,
and analysts as well as the subjects of study. I would like to go
further today and call for indiscipline in Canadian folklore/ethnology
studies -- indiscipline especially in Trinh Minh-Ha's sense of
interdisciplinarity. Let us break down the boundaries of our thinking,
as we build up the locations within our institutions where we can
practice. Let us open the spaces of thinking, researching, writing,
disseminating, instead of policing the borders. Let the future be a
multinational democracy, not a corporate oligarchy. Let our relationship
with our disciplines of folklore/ethnology be a passion, not an
addiction; or, in our keynote speaker's much more eloquent
metaphor, let us embrace a sensibility rather than a monopoly.
Carmelle Begin : If there are no questions, we shall ask Bogumil
Jewsiewicki to respond to M. Bazin's comments.
Bogumil Jewsiewicki : Je dirais que la difference entre nos deux
perspectives tient a nos formations disciplinaires : Jean Bazin situe la
pratique anthropologique dans une perspective essentiellement
philosophique, ou la quete de l'universel l'emporte sur la
connaissance du particulier. Comme tu le dis, tout ce qui est humain est
accessible a n'importe quel humain. Pour moi, cet universel
partage, il faut le retrouver dans la multiplicite, dans le kaleidoscope
dont nous sommes tous des composantes. L'incertitude dont j'ai
parle dans mon expose n'est evidemment pas a prendre au sens
propre. En acceptant le fait que les identites sexuelles sont
socialement construites, j'admets ne pas etre certain de quels
elements dits feminins je retrouve dans l'homme que je me considere
etre, ou encore de quels elements dits homosexuels je retrouve dans
l'heterosexuel que je suis, etc. Bref, mon regard porte plus sur ce
qu'on voit, sur l'experience des rapports, alors que le tien
s'interesse aux fondements de ces memes processus. Le mien explore
l'experience, le sens commun, et le tien est tourne vers les
fondements et vers la theorie que seule la recherche rend accessibles.
Admettre que je ne suis pas certain ni lesquels ni combien
d'elements socialement taxes de feminite composent presentement ma
masculinite, c'est dire : Je peux comprendre l'univers feminin
socialement construit puisque je porte en moi-meme de ces elements qui
peuvent me servir de ponts. Je peux comprendre les decisions, je peux
partager l'imaginaire des Congolais, qui vivent depuis plus
d'une decennie dans le denuement et l'insecurite, sans
construire le concept de culture de la pauvrete. Dans leur situation,
j'aurais agi de maniere comparable, meme si je serais certainement
moins habile, plus maladroit parce que je n'en ai pas encore
l'experience . Par le chemin du particulier, je reviens a ce
postulat ultime de l'humanite unique, un postulat des Lumieres. Ta
demarche vise directement l'unicite des humains et cherche a
dissoudre l'alterite. Celle que je propose procede a partir des
fragments, des eclats, emprunte des petits ponts qui existent entre les
particuliers parce que je voudrais respecter l'identite qu'ils
se donnent, qu'ils recoivent, souvent aussi qu'ils subissent.
Ma demarche n'est pas multiculturelle, puisque je ne crois pas que
la societe soit une mosaique ; pour moi elle est plutot un kaleidoscope
: la mosaique est fixe, le kaleidoscope fluide, il suffit de le secouer
et la configuration que j'observe -- ou dont je fais partie -- a
change. On ne peut pas deplacer les elements d'une mosaique, a
moins de la briser en morceaux. Dire mosaique culturelle , c'est
affirmer que les gens sont pris, englues dans leur culture. Ils ne sont
alors pas les acteurs de ces manieres particulieres d'etre que nous
nommons culture , ils en seraient des produits. J'y vois le danger
principal de notre engouement pour le multiculturel ; l'admettre
c'est reproduire par d'autres moyens le racisme biologique de
jadis. Certes, il y a beaucoup plus de cultures que de races ; mais la
consequence politique d'une telle position demeure : on parle
d'authenticite, de fidelite a ce qu'on serait, et chacun se
trouve enferme dans un cadre dont il serait produit plutot que
producteur. Un ami, Antony Appiah, a recemment ecrit a propos des
Africains americains et autres Americains refutant la realite d'une
culture noire, une culture blanche, une culture hispanique : plusieurs,
parmi les Americains, dit-il, sans egard a leur culture , prient dans
les memes eglises, et a defaut de partager un culte, nombreux (y compris
la majorite des musulmans americains) partagent la meme attitude a
l'egard du religieux. Nous mangeons des hamburgers, dit-il. Nous
partageons le metro, les autoroutes. Ou est la difference de culture ?
Par contre, il y a une politique noire americaine , une politique
hispanique, voire une politique des conservateurs (qui ne sont pas tous
blancs) heritiere des WASP d'hier.
Avancant par des chemins differents, je pense qu'en route nous
nous retrouvons, je ne sais pas exactement ou, mais n'as-tu pas
ecrit que le contemporain est le temps des acteurs ?
Jean Bazin : Je suis passe par un autre chemin.
Bogumil Jewsiewicki : Exactement. N'as-tu pas ecrit aussi que
nous devons nous feliciter de cette vocation des sciences sociales au
recommencement, voire a la refondation ?
Jean Bazin : Encore une fois, ce que je voulais dire, c'est
que cette idee n'est pas une universalite de principe. C'est
l'achevement du travail savant qui produit cette identite. Au
depart, au fond, l'alterite est toujours premiere. C'est pour
ca que, comme tu le dis, le multiculturalisme, c'est ce qu'il
y a de plus facile. C'est ce qui vient tres spontanement. Mais ce
n'est pas parce que nous aurions en nous un petit peu de toutes les
cultures que nous pouvons comprendre celle du voisin. Par exemple,
l'inventeur du fait que l'etre humain est bisexuel, c'est
Freud. Or, si j'ai bien compris, cela fait environ cinquante ans
qu'on explique que Freud n'a jamais rien compris a la
sexualite feminine. Donc, cela signifie que tout cela ne passe pas par
la feminite du pere Freud qui lui aurait permis de comprendre quelque
chose de tout ca. Cela passe bien par un travail, qui peut etre un
travail analytique, mais qui, en tout cas, est un travail de recherche.
(1.) Jean Bazin est decede a son bureau d'une crise cardiaque
le jour ou il s'appretait a editer la transcription de son
commentaire. Sa mort nous prive d'un regard sur les sciences
sociales exigeant pour lui-meme et pour les autres, tres critique, mais
toujours optimiste. Sa contribution a la critique anthropologique -- au
sens premier, non disciplinaire -- de l'anthropologie est
quantitativement majeure. Elle fait penser a cette science de la science
dont traite le dernier cours du College de France de Pierre Bourdieu
(2001). Maintenant, quand l'oeuvre en construction a ete
brutalement interrompue, il faut esperer que ses divers morceaux se
trouvent rassembles pour une meilleure diffusion.
(2.) Voir a titre d'exemples B. Jewsiewicki et J. Letourneau
(2000) et B. Jewsiewicki et M. Pastinelli (2000).
(3.) A propos de l'histoire et de l'hermeneutique du
sujet voir Michel Foucault, 2001.
(4.) Les travaux consacres autant a l'histoire de
l'oeuvre qu'a celle de la demarche de recherche des grands
anthropologues -- un Griaule ou un Turner -- nous montrent leur profonde
dependance a l'egard d'un seul informateur privilegie, un
co-auteur de facto dont la contribution n'a jamais ete pleinement
reconnue a ce titre non pas par malhonnetete intellectuelle mais
precisement parce qu'il fallait clairement distinguer entre le
sujet connaissant et l'informateur.
(5.) Ce texte s'insere dans mes travaux comme membre de
l'equipe GTRC Le soi et l'autre subventionnee par le Conseil
de recherche en sciences sociales du Canada.
(6.) Nous nous projetons deja dans une nouvelle epoque, celle de la
globalisation; pour une discussion critique voir Anthony Giddens (2000)
et Arjun Appadurai (1996).
(7.) C'est l'objectif premier du courant de
l'historiographie indienne dit Subaltern Studies ; voir pour
l'affirmation explicite Dipesh Chakrabarty (2000). Dans une
perspective comparatiste Mamadou Diouf aborde ce probleme dans son
Introduction au volume sous sa direction (1999).
(8.) Christina Stead (2001) ecrit que l'imagination est une
memoire indisciplinee, tordue.
(11.) Sur l'exemple de Reyes Mate, Penser en espagnol (2001).
(12.) L'expression est de Nathan Wachtel, 1990. Jacques Revel
suggere ce rapprochement dans Pratiques du contemporain et regimes
d'historicite .
(13.) La phrase qui precede paraphrase un passage dans le meme
texte; Michele Gendreau-Massaloux ecrit alors a propos de la pluralite
des langues.
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