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文章基本信息

  • 标题:Pour une sensibilite mais contre le monopole disciplinaire en sciences sociales.
  • 作者:Jewsiewicki, Bogumil
  • 期刊名称:Ethnologies
  • 印刷版ISSN:1481-5974
  • 出版年度:2001
  • 期号:January
  • 语种:English
  • 出版社:Ethnologies
  • 关键词:Social sciences

Pour une sensibilite mais contre le monopole disciplinaire en sciences sociales.


Jewsiewicki, Bogumil


Le particulier comme point de vue sur l'universel

A Jean Bazin(1)

J'estime utile de distinguer en sciences sociales deux regimes de production du rapport entre le sujet connaissant (le chercheur) et l'objet de cette connaissance. Le premier ordonne ce rapport sur le mode de l'eloignement, sur celui de la distance qui separe les sujets de l'objet afin d'eviter toute confusion et de pouvoir pretendre sur cette base a l'objectivite. Le second mode ordonne ce rapport sur le principe de contemporaneite, de copresence dans le temps et dans l'espace, un lieu ou l'echange, voire un certain va-et-vient, entre le sujet et l'objet s'imposent. Introduisant le numero special du Genre Humain sur Actualites du contemporain , Jean Bazin a ecrit a ce propos : Le contemporain, c'est le temps des acteurs, ce qui fait l'urgence, la necessite d'une situation, mais aussi son ouverture sur une pluralite des possibles. Restituer aux actions, presentees comme passees, la dimension de leur actualite, c'est notre nouveau realisme . Dans ce numero (2000), Vincent Descombes caracterise ainsi la relation de contemporaneite : une relation entre des proces, entre des changements, entre des activites : elle est donc a concevoir comme un concours temporel de ces proces ou des activites ... une relation entre tous les ingredients de l'actualite (2).

Aucun des deux modes de construction du rapport entre le sujet et l'objet n'est ni naturel, ni neutre, mais chacun offre un fondement specifique a la procedure de mise en sens du soi et de l'autre, et supporte un regime de savoir qu'on pourrait, en termes de Michel Foucault, qualifier d'episteme. Dans un premier temps, il s'agit d'un univers discontinu que le chercheur decoupe en tranches et ou il se pose en explorateur de son autre, parfois en mediateur entre un soi et un autre. Dans le second cas, l'univers de la recherche est celui ou le traditionnel, le moderne, l'archaique et le nouveau se combinent et dont le chercheur s'efforce de produire l'intelligibilite qui cependant n'echappe pas aux categories propres a la tradition du savoir dans laquelle il/elle s'inscrit. Alors que le premier mode presume de l'unicite et de la certitude du soi, le second postule plutot l'incertitude du soi, sa fluidite, sa pluralite, la nature relationnelle du rapport entre le soi et l'autre.

Si la production de la distance est le trait le plus apparent de la constitution de la demarche en ethnologie/anthropologie (Auge 1999) et en histoire comme disciplines scientifiques universitaires, il n'est pas difficile de montrer que cette meme demarche est suivie par toutes les disciplines des sciences sociales et humaines.

Le basculement fondamental se produit lors du passage de la construction de l'autre a titre de celui dont la connaissance donnerait l'acces au soi -- precisement parce que l'autre n'est pas moi, a la construction de l'autre a titre d'une relation permettant d'identifier simultanement le soi et l'autre (Ricoeur 1990). Dans le premier cas, c'est la difference entre le soi et l'autre, postulee au depart, qui produit l'objet sur lequel se penche le sujet en quete du savoir sur soi-meme. Dans le second cas, c'est la relation entre deux termes interdependants qui aide a comprendre la profonde solidarite entre le soi et l'autre. La seconde demarche s'oppose a toute idee d'unicite, qu'il s'agisse de l'unicite du soi ou de l'unicite de la connaissance.

On pourrait m'objecter que la difference entre ces deux demarches est faible, presque de l'ordre de l'illusion d'optique. Il me faudrait reconnaitre la justesse de cette critique si, dans la production du savoir, la discipline devait l'emporter sur l'objet de la connaissance. Dans un cas comme dans l'autre, c'est l'identite, donc la connaissance du soi, qui constitue le veritable enjeu.(3) L'autre, celui sur qui porte la recherche, n'est qu'une voie pour y parvenir, mais il y a une difference de taille entre l'autre chosifie et l'autre percu en terme de relation qui revele au sujet connaissant un aspect de soi.

Cependant, l'objet de mon propos n'est pas la recherche de la verite, encore moins la defense de l'objectivite ou de l'unicite du savoir sur soi et sur l'autre. Ce qui m'interesse ici, c'est le mode de constitution de cet objet du savoir qui effectue le detour par l'autre dans la quete de se construire comme sujet capable de se connaitre.

Il a ete, et il est encore, de bon ton d'accuser les Lumieres et le colonialisme (la critique du second a conduit aux accusations portees contre les premieres) d'avoir produit l'idee de l'humanite pour aussitot y introduire la difference radicale entre le soi et l'autre, decouper l'humain au scalpel de la race. Il est certain que l'unification (occidentale) philosophique et morale de l'humanite ainsi que sa transformation en un agregat d'agents economiques, ideologiquement libres d'obeir aux regles du marche liberal, a pose un defi a la definition du soi. Les concepts specifiques de race (aussi de sexe), de temps et d'espace (le milieu geographique), dotes a priori de certaines qualites ou en etant prives, ont servi au savoir universitaire a produire la difference entre le soi et l'autre. En poussant ce raisonnement jusqu'au bout, il est possible d'affirmer que la constitution des disciplines des sciences sociales s'y est plus ou moins alignee. Ces differences etaient presumees transitoires (a l'exception des theses racistes) au sein de l'humanite ; a certaines conditions elles devaient pouvoir etre surmontees. Connaitre ces conditions, hater leur avenement, ce qui legitimait l'action civilisatrice jadis, et legitime actuellement de nombreuses actions humanitaires, git au coeur des sciences sociales et au fondement de leurs disciplines.

Au sein d'un meme espace culturel (longtemps aussi social), le temps fondait la specificite de l'histoire ; sa scientificite dependait a tel point des archives que la regle legale occidentale de leur ouverture definissait jusqu'a recemment a partir de quel point dans le temps un evenement, un personnage, pouvait devenir l'objet legitime du savoir historique. Pour l'ethnographie/anthropologie, le temps exprime comme distance permettait, meme aux theories hostiles a l'evolutionnisme, de definir qui est l'autre. Construit comme objet du savoir, cet autre n'etait que le soi de jadis, celui que nous avions deja ete. L'autre appartiendrait a un autre temps, a un passe revolu pour le soi connaissant; pour le premier, le temps s'est attarde sur lui-meme. Echoue sur le rivage du fleuve nomme progres, il attendrait la venue de l'explorateur. Meme un historien aussi subtil, dans les analyses de la societe medievale de l'Europe occidentale actuelle, que Georges Duby, escomptait tirer du developpement de l'anthropologie historique de l'Afrique au sud du Sahara une meilleure connaissance du Moyen Age europeen. Longtemps, l'objet du savoir sociologique c'etait l'autre habitant de facto un meme espace et partageant le meme temps que le sujet connaissant, mais dont l'univers social modifiait les termes au point de l'eloigner par la specificite culturelle, par exemple celle d'une culture de la pauvrete. Cet autre etait longtemps ressenti comme le plus dangereux, le plus menacant, parce qu'il etait le plus intime.

La posture scolastique comme fondement de l'objectivite scientifique, si bien analysee par Pierre Bourdieu (1997), est evidemment basee sur le postulat tacite que l'autre pourrait etre tout sauf le soi du sujet connaissant. C'est le sens de cette anecdote que Marc Bloch aurait rapportee a propos de son maitre devenu cible des ses critiques, Seignebos. Cet historien aurait eu l'habitude de prevenir ses etudiants contre tout sentiment a l'egard de l'objet de leur recherche, car au cas ou l'on se prendrait de passion pour l'objet de sa recherche, il n'y aurait d'autre choix que de l'abandonner. L'objectivite etait remise en question.

La construction de l'informateur, expert es sa culture tribale, ethnique, paroissiale(4), elu a ce titre par le chercheur en vertu de l'appartenance a celle-ci, ne differe pas de la demarche de l'historien brisant la continuite du temps sur le seuil d'un depot d'archives. Archives ou informateur, le moment de leur decouverte par le chercheur changerait la qualite du temps et de l'espace ; cet evenement etait cense ouvrir une societe a la civilisation et a l'histoire (Auge 1998). Francois Hartog (2000) vient d'en faire la demonstration: l'objectivite de l'historien repose sur la distinction entre lui-meme et le temoin. Le premier n'est surtout pas temoin. Fort de cette distinction et de sa science, il critique les temoignages laisses par des temoins. Il exerce sa profession sur des traces du passe objectivees par le recours a la Methode. L'anthropologue, l'ethnologue, est reste longtemps celui qui ne fait pas partie de la culture etudiee, mais qu'il construit en objet d'etude, qu'il fixe -- comme un photographe fixe une image en plongeant le cliche dans le bain de fixateur -- dans un present ethnographique. L'ethnologue n'est ni primitif, ni sauvage, ni paysan, ni artisan, de meme que l'historien n'est pas temoin. Que ce soit dans l'espace ou dans le temps, l'ethnologue, l'historien, viennent d'ailleurs et y repartiront afin de construire dans un autre espace/temps le savoir pour eux-memes.

Les deux decennies situees entre 1968 et 1989 ont inaugure une profonde transformation de la construction du soi et de l'autre en Occident, mais egalement ailleurs dans notre monde(5). La caracteristique principale de cette nouvelle episteme c'est la contemporaneite, la copresence dans l'espace et dans le temps. Certains, comme Zygmunt Bauman (2000), expriment cette nouvelle realite en termes de liquefaction du temps et de l'espace, ce qui mettrait fin au grand recit dont l'effacement annoncait selon Lyotard la naissance de la postmodernite(6). Il n'est pas difficile de deviner qu'en ce qui me concerne le postmodernisme occidental est une grande illusion d'optique, un nouveau mode de production de la difference, qualitative en apparence, afin de mieux cacher l'echec de construction d'une connaissance unitaire du soi. Le post du postmodernisme, comme celui du postcolonialisme, du postcommunisme, ne sont rien d'autre que des moyens rhetoriques d'affirmation fondatrice de la difference entre un moi de jadis (colonialiste, paternaliste, patriarcal, homophobe, etc.) et un moi actuel qui en serait libere. Ce post marquerait la frontiere ideologique entre un avant et un maintenant afin de ne pas assumer le passe du soi, avoir une bonne raison de refuser l'heritage encombrant. Pourtant, le soi est meconnaissable sans la presence permanente des relations a l'autre. C'est la raison de la febrilite avec laquelle les sciences sociales cherchent aujourd'hui un autre, plusieurs autres autour du soi, alors qu'il y a encore une trentaine d'annees les memes disciplines s'acharnaient a trouver le soi de jadis dans l'autre d'ailleurs.

Je voudrais suggerer d'inverser la strategie de construction de la connaissance du soi. Au lieu de mettre en avant les methodes, les techniques, les concepts qui, donnes pour lieux propres de chaque discipline, en assoient l'identite, ne serait-il pas mieux de mettre en avant l'objet du savoir? Ainsi serait mis en evidence le fait fondateur des sciences sociales, le peche originel de cette connaissance mais qui est aussi sa felix culpa. L'impossibilite de connaitre le soi directement et totalement rend l'autre incontournable, indispensable. Notre savoir de nous-memes ne saurait proceder que par la construction d'un objet specifique du savoir, une invention -- au sens qu'ont donne a cette notion Hobsbawm et Ranger (1983) -- qui s'inscrit toujours dans une tradition de connaissance et, dans le cas du savoir universitaire, dans une discipline. Partir de la discipline masque par la Methode la construction de l'objet, la deguise en technicite d'une demarche, en specificite d'une tradition disciplinaire. Partir de l'objet, dont le caractere construit est assume, conduit a assumer un pluralisme non seulement disciplinaire mais aussi epistemologique. Reconnaitre une pluralite de ces objets et une pluralite des constructions savantes qui permettent d'en connaitre des aspects constitue le premier acquis de la demarche qui voudrait provincialiser l'Europe(7).

Prise sous cet angle, la discipline ne s'efface pas, elle ne devient ni inutile ni superflue. Elle propose un point de vue sur l'objet, point de vue dont la fabrication specifique (traditions, concepts, techniques) fait un observatoire particulier permettant de mieux distinguer certains traits de l'objet mais au prix d'en cacher d'autres. Comme de tout belvedere, une fois que l'on y est bien installe on croit d'abord voir au loin, pris de vertige on pretend tout voir. Il faut en redescendre pour changer d'echelle, il faut monter a un autre belvedere pour se rendre a l'evidence de l'illusion.

Si ni aucun belvedere ni aucune discipline ne donne sur aucun objet de point de vue complet, le point de vue qui epuiserait tout ce qu'il serait possible de voir, ne faudrait-il pas accepter que le savoir, au moins le savoir sur la societe, est a l'instar d'un kaleidoscope, une configuration instable des connaissances partielles toujours produites a partir d'un point de vue, a partir d'une discipline. L'objectif serait alors, non pas d'unifier ces savoirs disciplinaires, mais de les rassembler a propos des objets specifiques afin de pouvoir changer, et surtout comparer, les points de vue. Leur contemporaneite devrait correspondre a, mais devrait aussi expliciter, la volonte actuelle de copresence dans le temps et dans l'espace qu'il ne faut cependant pas confondre avec la pretention a abolir le temps et l'espace. L'illusion d'unification du monde dans la globalisation est contredite par la vigueur actuelle des localismes et alors que la premiere revigore les seconds, ceux-ci, de leur cote, sont la raison d'etre de l'appel a la globalisation.

Puisque l'idee avancee est deja un parti pris sur la realite, les prets-a-penser , qu'il s'agisse de la posthistoire , du posthumanisme , du posthomme , s'enracinant dans la morgue du neoliberalisme de l'apres-communisme, risquent de continuer par d'autres moyens les totalitarismes d'hier. Dans son bref texte introductif a la publication des textes presentes au colloque La contemporaneite en question , organise en 1995 par l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Jean Bazin affirmait : On deplore souvent que les sciences sociales ne soient pas cumulatives; mieux vaudrait se feliciter de leur capacite a la reiteration, de leur vocation au recommencement, voire a la refondation. Elles sont trop intimement politiques pour que leur dogmatisme ne soit pas redoutable (Bazin 2000).

Cependant, la reconnaissance de l'autonomie des savoirs pratiques ne rend pas impraticable le savoir theorique, tout comme la dignite du particulier ne s'oppose pas a l'idee de l'universel, ce tiers ideel qui rend possible le dialogue entre les particuliers. La pluralite des disciplines, a condition qu'elles soient prises pour ce qu'elles sont, a savoir des points de vue particuliers sur l'actuel, ne conduit pas necessairement a un relativisme. Elle affirme tout simplement que le savoir social n'est ni cumulatif, ni definitif.

Comme le temps [qui] suppose une vue sur le temps (Merleau-Ponty) -- personne ne saurait vivre le temps, chacun vivant le sien propre -- le particulier offre une vue sur l'universel, une vue proposee par une modalite de l'imaginaire, telle la narration(8). Le pluralisme epistemologique (Jewsiewicki 2001) est aussi, peut-etre surtout, un pluralisme des modalites de l'imaginaire qui donnent un sens au monde -- une multitude de particuliers en transformation, qui pourrait prendre l'universel pour horizon ideel.

Prenons pour l'exemple l'objet memoire .

Mon experience de recherche, anthropologique au sens propre du terme, sur les societes urbaines de l'Afrique centrale francophone, m'a fait realiser la centralite du deuil proprement leve pour le destin des vivants ; sans le deuil la mort reste inachevee et hante la vie. Le defunt ne pouvant realiser sa vocation d'ancetre est empeche de tourner vers l'avenir l'action protectrice attendue de lui. Faute du rappel de cette experience qui, parce qu'elle a ete, pourrait ne plus advenir, le savoir social serait tronque. Le deuil proprement leve c'est la production de cette memoire que Paul Ricoeur appelle la memoire heureuse (Ricoeur 2000). La conscience de la duree s'inscrit dans la maitrise du present. C'est le souvenir d'une experience qui a cesse d'etre une hypotheque, que les vivants doivent assumer pour en faire une ressource permettant de penser le present a la lumiere de l'experience qui, ayant deja ete, pourrait etre evitee ou au contraire actualisee. Les vivants fabriquent l'ancetre -- soit-il heros ou vilain -- (Centlivres et al. 1998) en faisant passer le defunt de sa position de cadavre qui hante les consciences a celle de lieu de memoire de l'experience, ressource pour un present ouvert vers l'avenir.

Tel le corps du defunt manquant de sepulture convenable, le passe hante la conscience des vivants. Comme la memoire refoulee, interdite de souvenir sous peine de voir ressusciter le defunt, le deuil non accompli, le passe non assume, font du passe un obstacle qui empeche le passage a l'avenir.

Dans son dernier livre, Paul Ricoeur conforte cette position, permettant de reconnaitre une incidence plus generale, plus universelle. Parlant de l'ombre que l'esprit de pardon projetterait sur l'histoire des historiens , Ricoeur ecrit :

La veritable replique a l'absence en histoire d'un equivalent du phenomene mnemonique de la reconnaissance se lit dans les pages consacrees a la mort en histoire. L'histoire, disons-nous alors, a la charge des morts de jadis dont nous sommes les heritiers. L'operation historique tout entiere peut alors etre tenue pour un acte de sepulture. Non point un lieu, un cimetiere, simple depot d'ossements, mais un acte renouvele de mise en tombeau. Cette sepulture scripturaire prolonge au plan de l'histoire le travail de memoire et le travail de deuil. Le travail de deuil separe definitivement le passe du present et fait place au futur (Ricoeur 2000).

Pour que nous, les vivants, liberes du poids du passe par la propre disposition des morts, puissions passer a l'avenir instruits par le passe a titre d'experience-ressource, nous avons besoin de l'oubli. Faute d'oubli, nous serons des Funes qui n'oubliait pas (Borges), ensevelis sous le poids du passe qui ne passe pas, ecrases par la resurrection des ce qui a ete , paradoxalement frappes de l'amnesie la plus profonde, parce qu'incapables de distinguer le passe de l'avenir. Il n'y a pas de vie en l'absence d'avenir, mais sans distinguer le passe, le present et l'avenir, on ne peut pas prendre conscience que la source de l'avenir est dans le present. L'acte de deuil, avec la sociabilite que son accomplissement exige, manque a la relation que nous entretenons avec le passe qui nous lie autant qu'il nous separe de l'avenir.

Le debat entre la verite de l'histoire et la fidelite de la memoire ne saurait etre tranche sur le plan epistemologique. C'est au citoyen destinataire du texte, ecrit, oral ou pictural, que revient de faire le choix, d'etablir la balance entre l'histoire et la memoire. Il est necessaire de les convoquer toutes les deux au deuil du passe afin que la memoire empeche l'histoire d'ensevelir les vivants sous le poids des morts museifies, exposes au musee de la verite. Il nous faut aussi de l'histoire pour empecher la memoire de marginaliser les vivants dans l'univers peuple par trop de revenants.

Liberer le monde de la hantise du passe (l'expression est de Henri Rousso), choisir le principe de tri necessaire entre ce qui est contemporain et ce qui merite l'oubli accorde par le pardon, ou encore l'oubli de reserve, c'est un travail des citoyens rassembles pour lever le deuil du passe. Pour une re-fondation du politique, il faut une amnistie, qui, sans etre une amnesie, fait taire le non-oubli de la memoire (Ricoeur 2000). C'est ne pas rappeler les maux, taire l'infamie, comme le commande l'amnistie d'Athenes, ou la regle de bienseance (assortie de possible sanction des ancetres) de village kongo au Bas-Kongo, qui interdit d'evoquer publiquement la violence fondatrice par le rappel de statut d'esclave de certains membres du clan. Cette amnistie choisit le present oriente vers l'avenir contre l'heritage qui divise.

Le deuil, dont l'amnistie fait partie, se fonde sur la passeite du passe -- ne plus , qui en marque le caractere revolu, aboli. Il ne peut, et ne devrait pas affecter, le caractere originaire (ce qui ne veut pas dire genealogique), du passe -- ayant-ete . Ainsi, la traite des esclaves, la colonisation, peuvent faire l'objet de deuil, trouver leur place dans la memoire de reserve, mais ne peuvent etre refutees puisqu'elles ont ete, et a ce titre, doivent etre dites par l'histoire afin qu'elles ne ressuscitent pas en nouvelles incarnations de negation de l'humanite des autres. A cote de cette histoire, nous avons aussi besoin d'une memoire refondee sur le travail de deuil, memoire qui, depassant l'experience inscrite dans le corps et emprisonnee dans le ressentiment ou dans la culpabilite, transformerait les souvenirs qui divisent en refondation tournee vers l'avenir.

A-t-on veritablement change d'epoque, ou s'agit-il du meme theatre, des memes jeux mimetiques, avec des acteurs et des spectateurs differents certes, mais avec les memes convulsions et la meme injure? Peut-on vraiment parler de depassement? s'interroge Achille Mbembe (2001) a propos de l'Afrique, mais aussi du monde. La prise de conscience de soi comme volonte libre reste pour nous tous un horizon convoite que l'experience du passe impose, de la postcolonie ou du postcommunisme, peut rendre plus difficile a atteindre. La conscience que personne ne saurait y parvenir seul, que cette demarche ne peut se faire ni au prix de l'oubli par effacement ni par deni, est un pas important que nous sommes en train de franchir. Aujourd'hui pese encore sur nous le poids de cet aspect du passe qu'on pourrait qualifier de passeite, un cadavre qui appelle le travail de deuil afin de donner au caractere originaire du passe -- a son ayant ete -- le statut d'ancetre du monde contemporain. S'il ne faut jamais oublier que le monde contemporain recele dans ses entrailles la violence fondatrice, il nous faut aussi nous detacher du passe, en faire le deuil qui nous tourne vers l'avenir. Il nous faut emprunter la demarche genealogique de Michel Foucault, celle qui considere que le point de depart, mais aussi celui d'arrivee, de toute excursion vers le passe c'est le present. Il nous faut la suivre a condition de ne pas oublier que plusieurs genealogies sont possibles et qu'aucune n'epuise la totalite des rapports legitimes entre le present et le passe.

Le pluralisme epistemologique est un lieu (au sens que lui donne Pierre Nora) ou le travail de deuil saurait etre engage. Le pluralisme des modalites de l'imaginaire donne un sens au monde qui a elu l'universel pour l'horizon ideel. En son sein, le present, ce temps et ce lieu ou l'imaginaire travaille, offre une vue sur la diversite des mondes contemporains qu'aucun inventaire multiculturel ne saurait remplacer. C'est entre Les lieux de memoire (Nora 1984-1992) et le Retour des ancetres (Wachtel 1990) que Jacques Revel rapproche a l'aide du jeu d'echelles (Revel 1996), que je propose de trouver une modalite pour penser, dans mon cas en francais,(11) la reconstitution du film du devenir (12). Un passe pense comme devenir divise, mais le deuil peut en faire une refondation de l'avenir dans le present. Penser le deuil, penser l'avenir en anglais, en arabe, en chinois..., c'est produire autant de points de vue particuliers sur l'universel, comparables aux points de vue que proposent les disciplines. A l'egard de la pluralite des points de vue, la verite passe par l'epreuve de la traduction et si jamais il etait possible d'assigner un lieu a la verite, ce serait la relation entre les traductions. Penser le passe dans les langues des vaincus de jadis (a partir et dans le respect de leurs experiences), c'est reinstaller la memoire du Logos au lieu ou elle peut vaincre l'oubli (13) (Gendreau-Massaloux 2001)parce que l'histoire des vainqueurs ne voit qu'un seul cote, le sien, celle des vaincus doit, pour comprendre ce qui s'est passe, prendre en compte les deux cotes (Hartog 2000 : 14), plusieurs cotes.

Commentaire/Commentary : Jean Bazin, Pauline Greenhill

Jean Bazin : Je voudrais dire une premiere chose au sujet de la demarche de Bogumil Jewsiewicki. Aujourd'hui, en ce lieu et a cette occasion, il remet evidemment en cause, a sa maniere, non seulement le partage disciplinaire, mais tout ce qu'il implique. Ce n'est pas seulement un partage bureaucratique, mais le fait que nous soyons tous les heritiers de la tradition savante. Je crois qu'il a raison de le faire aujourd'hui, puisque nous sommes ici dans un rassemblement de societes savantes qui, dans des etages differents, fonctionnent sur la base d'une memoire savante differente et qui, pourtant, se melangent ... puisque le but de l'operation est de les rassembler dans un meme lieu ou, finalement (on peut le supposer quand meme, si on est optimiste), les gens circulent, moi-meme j'ai beaucoup circule, d'une societe savante a une autre. Alors, on pourrait aller plus loin ... se demander, au fond, qu'est-ce qu'une discipline ? Et je vois que c'est la question latente dans l'expose que vous a propose Bogumil Jewsiewicki : qu'est-ce qu'une discipline ? C'est-a-dire, une discipline, est-ce vraiment un savoir ? Ou bien, n'est-ce pas plutot une facon d'administrer du savoir ? De gerer du savoir ? Une discipline, n'est-ce pas justement une facon de marquer des frontieres, d'etablir des limites ? Et, est-ce qu'au niveau de la construction de l'objet, ce que nous appelons la construction de l'objet savant, ne jouent pas, a la fois, comme tu le disais, des effets de mode, parfois, mais aussi, souvent, le souci de se demarquer de la discipline d'a cote ? C'est-a-dire, la construction de l'objet est-elle vraiment libre ? N'est-elle pas parasitee par le souci que nous avons d'etre ethnologue et pas historien, d'etre historien et pas ethnologue, etc. ? C'est une question, je n'ai pas de reponse.

Bien sur que nous posons tous les problemes de la meme maniere, mais je veux dire que l'on ne peut pas sous-estimer, dans la constitution du sujet de connaissance, ce poids enorme des traditions savantes que nous avons apprises, que nous avons digerees, integrees, et qui font que les uns se trouvent ethnologues et les autres historiens, meme dans le cas ou on a recu les deux formations.

Deuxieme remarque que je voudrais faire, au sujet de ce que tu dis du probleme du savoir de soi, du savoir de l'autre. Au fond, si je t'ai bien compris, au fond des sciences humaines, en general, ou des sciences sociales, comme vous voudrez, les sciences humaines, c'est un savoir de soi . C'est-a-dire qu'il y a une conception reflechie, reflexive, des sciences humaines. Les sciences humaines, c'est un savoir que nous essayons d'acquerir de nous-memes. Mais, pour acquerir ce savoir de nous-memes, il faut passer par la construction d'un autre ; il faut passer par la construction d'une alterite. Or, dis-tu, si j'ai bien compris, c'est dans la construction de cette alterite que quelque chose a change, que deux regimes s'opposent, que deux epoques peuvent s'opposer. Et tu dis, d'une certaine facon, que la certitude de soi, pour employer un terme philosophique, a tendance a diminuer. Tu nous dis, on ne sait plus tres bien si on est homme ou femme, si on est homo ou hetero ... en tout cas, c'est un exemple ! Et donc, d'une certaine facon, l'autre, la distance avec l'autre, devient floue. Au fond, il y a une sorte de science sociale de soi objectivante, qui serait un petit peu l'epoque que nous avons depassee, et puis une science de soi qui serait dans le flou, ou qui aurait tendance a se melanger, et qui serait cette espece de regime de confusion, d'obscurite, de flou, de fluidite, dans lequel se deploierait la science sociale aujourd'hui.

C'est ta perception des choses. Moi, je presenterais les choses autrement. Peut-etre que cela se recoupe, mais je dirais plutot qu'aussi bien, pour les deux disciplines dont il est question, l'ethnologie et l'histoire, je pense que l'ethnologie, dans cette periode ancienne, traditionnelle et meme fondatrice, est une ethnologie effectivement constitutive d'une alterite radicale, mais d'une certaine facon, l'histoire aussi. C'est-a-dire que l'histoire est ethnologique dans la mesure ou, pendant un certain temps, les historiens se sont eux-memes efforces de nous montrer que, vraiment, les gens du Moyen Age ne pensaient pas du tout comme nous, que les Grecs avaient une pensee tout a fait particuliere, et on essaie de reconstruire cette alterite a travers des documents, sans en etre temoins, de meme que l'anthropologue Malinowski chez les Trobriandais reconstituait cette alterite radicale pourtant tres proche de lui, et dont il etait, d'une certaine maniere, temoin ...

J'aurais tendance a dire que, d'une certaine facon, c'est vrai pour une partie des sciences sociales. Mais moi ce qui m'interesse, c'est quand ca marche en sens inverse. C'est-a-dire lorsqu'en lisant un de nos collegues sur la politique medievale, vous vous dites : Ah, mais, en fait, c'est tout a fait Chirac ! Et lorsque, apres avoir passe des annees chez les Trobriandais vous dites : Ah, finalement, ces gens se conduisent exactement comme dans un college de Cambridge ! Et, a ce moment-la, je crois qu'on a fait un grand pas. Enfin, on a inverse les choses. Alors, connaissance de soi, peut-etre, mais ce n'est pas tellement la fluidite qui m'interesse, que le fait que, finalement, c'est le renversement radical. Je pense que c'est en ce sens que la science sociale a un projet anthropologique. Non pas au sens disciplinaire, mais au sens ou cela convient aussi bien aux historiens. Au fond, faire de l'histoire, c'est aussi montrer comment les acteurs politiques, sous la Renaissance, se conduisent en fonction d'une certaine logique, de certains types de rationalite qui sont des variantes par rapport aux notres, dans des situations differentes, mais qui ne sont pas profondement differents. Donc, la science sociale que vous voudriez, c'est qu'elle dissolve l'alterite, n'est-ce pas ? L'alterite entendue au sens de l'autre que moi , de ce qui apparemment m'est totalement inaccessible. Et bien, tout, tout ce qui est humain m'est accessible, et c'est ca le principe de la science humaine. C'est de considerer que tout ce qui est humain m'est accessible. Et du meme coup, y compris les femmes pour les hommes, ou les homos pour les heteros, non pas parce qu'ils ont un petit doute personnel, mais parce que, finalement, ce n'est pas si different. Voila ce que je veux dire.

Pauline Greenhill : I had the pleasure of reading this insightful and moving paper before you got to hear it, and I don't find much to argue with, but like many talks that I particularly appreciate, it caused me to reflect on my own situation. So, if you will forgive me for collapsing the subject and the object here, I would like to testify.

I call myself a recovering folklorist, because while intellectual reference to a discipline, like having a glass of red wine with dinner, can be healthy and revitalising, an excessive dependence upon that discipline, like having three bottles of red wine with dinner, is inevitably debilitating and eventually destructive. Yet one can never fully transcend that need to return to the betraying comfort of an addiction, whether chemical or disciplinary; one must always fight it, even as it becomes part of one's self.

In English Canada, being part of the discipline of folklore usually means being brushed aside by what too many of our colleagues consider the true mainstream, the centre of things, in the United States. As Barbro Klein's session and subsequent discussion suggested -- and we already know -- for those folks America is international; Canada is merely local. A recent example of this truly irritating ideology came in a reviewer's reaction to an issue of the Journal of American Folklore -- the veritable Everest of folklore journals, the biggest, the best, the type case, really the only one worth mentioning! -- coedited by myself and Peter Narvaez, on folklore in Canada. To our collection's reader, the articles represented both a "region" and an "ethnicity". Remember that to the colonial power, what is not part of its self is its other. And so Canada becomes a region, an adjunct, an extension -- presumably, of the U.S.A. And isn't it just adorable that they have such funny coloured money? Canadian people are ethnics, which we know because they quaintly say "oot and aboot" instead of "out and about". Canada, as the brilliant, perceptive writers of "South Park" note, "is not even a real country, anyway!"

The standard tactical responses to this form of colonialism, include -- like the JAF special issue is one -- the "me too" reaction (to borrow a feminist metaphor, it's the "add Canada and stir" mode). If we must be in a discipline, at least we can be a declared part of it. We'll accept it more or less on its own terms, but insist on the value and inclusion of what we have to say. On the other hand, the "not me" or disengagement tactic pays no attention whatsoever to what happens outside Canada, and refuses to play that academic game at ail, in a kind of scholarly separatism. However flippantly I identify these alternatives, I strongly affirm their contextual strategic and tactical value. Sometimes a loud scream will get the right attention, but often being absolutely silent gets the point across best.

But academic disciplines are more than just avatars of colonial power. Disciplinary in the Foucauldian senses, they form and shape a particular mode of thinking and expressing ideas and concepts. And they do so in contexts of expression of power much more than through direct repression of dissent. Academic disciplines, in this sense, limit rather than develop the ways in which we might see the world; they impose a common sense that simply cannot be questioned. In addressing how disciplinary hegemony limits thinking, we can oppose the tactic of multidisciplinarity. Let a thousand flowers bloom. Each is different. When approaching a particular topic, the best mode of thought is one which incorporates as many disciplines as possible. But interdisciplinarity is another tactic. As Trinh Minh-Ha describes it:

Interdisciplinarity is ... not just a question of putting several fields together, so that individuals can share their specialised knowledge and converse with one another within their expertise. It is to create in sharing a field that belongs to no one, hot even to those who create it. What is at stake, therefore, in this inter-creation is the very notion of specialisation and of expertise, of discipline and professionalism. To identify oneself with a position of specialised knowledge, to see oneself as an expert or as an authority on certain matters ... is to give up all attempts at understanding relations in the game of power. To survive, to live with heterogeneity, [is to be] necessarily polyvalent in ... skills,... function,... role. (1991:108).

Diane Tye and I have recently described the undisciplined women in Canadian traditional and popular culture -- the collectors, theorists, and analysts as well as the subjects of study. I would like to go further today and call for indiscipline in Canadian folklore/ethnology studies -- indiscipline especially in Trinh Minh-Ha's sense of interdisciplinarity. Let us break down the boundaries of our thinking, as we build up the locations within our institutions where we can practice. Let us open the spaces of thinking, researching, writing, disseminating, instead of policing the borders. Let the future be a multinational democracy, not a corporate oligarchy. Let our relationship with our disciplines of folklore/ethnology be a passion, not an addiction; or, in our keynote speaker's much more eloquent metaphor, let us embrace a sensibility rather than a monopoly.

Carmelle Begin : If there are no questions, we shall ask Bogumil Jewsiewicki to respond to M. Bazin's comments.

Bogumil Jewsiewicki : Je dirais que la difference entre nos deux perspectives tient a nos formations disciplinaires : Jean Bazin situe la pratique anthropologique dans une perspective essentiellement philosophique, ou la quete de l'universel l'emporte sur la connaissance du particulier. Comme tu le dis, tout ce qui est humain est accessible a n'importe quel humain. Pour moi, cet universel partage, il faut le retrouver dans la multiplicite, dans le kaleidoscope dont nous sommes tous des composantes. L'incertitude dont j'ai parle dans mon expose n'est evidemment pas a prendre au sens propre. En acceptant le fait que les identites sexuelles sont socialement construites, j'admets ne pas etre certain de quels elements dits feminins je retrouve dans l'homme que je me considere etre, ou encore de quels elements dits homosexuels je retrouve dans l'heterosexuel que je suis, etc. Bref, mon regard porte plus sur ce qu'on voit, sur l'experience des rapports, alors que le tien s'interesse aux fondements de ces memes processus. Le mien explore l'experience, le sens commun, et le tien est tourne vers les fondements et vers la theorie que seule la recherche rend accessibles. Admettre que je ne suis pas certain ni lesquels ni combien d'elements socialement taxes de feminite composent presentement ma masculinite, c'est dire : Je peux comprendre l'univers feminin socialement construit puisque je porte en moi-meme de ces elements qui peuvent me servir de ponts. Je peux comprendre les decisions, je peux partager l'imaginaire des Congolais, qui vivent depuis plus d'une decennie dans le denuement et l'insecurite, sans construire le concept de culture de la pauvrete. Dans leur situation, j'aurais agi de maniere comparable, meme si je serais certainement moins habile, plus maladroit parce que je n'en ai pas encore l'experience . Par le chemin du particulier, je reviens a ce postulat ultime de l'humanite unique, un postulat des Lumieres. Ta demarche vise directement l'unicite des humains et cherche a dissoudre l'alterite. Celle que je propose procede a partir des fragments, des eclats, emprunte des petits ponts qui existent entre les particuliers parce que je voudrais respecter l'identite qu'ils se donnent, qu'ils recoivent, souvent aussi qu'ils subissent. Ma demarche n'est pas multiculturelle, puisque je ne crois pas que la societe soit une mosaique ; pour moi elle est plutot un kaleidoscope : la mosaique est fixe, le kaleidoscope fluide, il suffit de le secouer et la configuration que j'observe -- ou dont je fais partie -- a change. On ne peut pas deplacer les elements d'une mosaique, a moins de la briser en morceaux. Dire mosaique culturelle , c'est affirmer que les gens sont pris, englues dans leur culture. Ils ne sont alors pas les acteurs de ces manieres particulieres d'etre que nous nommons culture , ils en seraient des produits. J'y vois le danger principal de notre engouement pour le multiculturel ; l'admettre c'est reproduire par d'autres moyens le racisme biologique de jadis. Certes, il y a beaucoup plus de cultures que de races ; mais la consequence politique d'une telle position demeure : on parle d'authenticite, de fidelite a ce qu'on serait, et chacun se trouve enferme dans un cadre dont il serait produit plutot que producteur. Un ami, Antony Appiah, a recemment ecrit a propos des Africains americains et autres Americains refutant la realite d'une culture noire, une culture blanche, une culture hispanique : plusieurs, parmi les Americains, dit-il, sans egard a leur culture , prient dans les memes eglises, et a defaut de partager un culte, nombreux (y compris la majorite des musulmans americains) partagent la meme attitude a l'egard du religieux. Nous mangeons des hamburgers, dit-il. Nous partageons le metro, les autoroutes. Ou est la difference de culture ? Par contre, il y a une politique noire americaine , une politique hispanique, voire une politique des conservateurs (qui ne sont pas tous blancs) heritiere des WASP d'hier.

Avancant par des chemins differents, je pense qu'en route nous nous retrouvons, je ne sais pas exactement ou, mais n'as-tu pas ecrit que le contemporain est le temps des acteurs ?

Jean Bazin : Je suis passe par un autre chemin.

Bogumil Jewsiewicki : Exactement. N'as-tu pas ecrit aussi que nous devons nous feliciter de cette vocation des sciences sociales au recommencement, voire a la refondation ?

Jean Bazin : Encore une fois, ce que je voulais dire, c'est que cette idee n'est pas une universalite de principe. C'est l'achevement du travail savant qui produit cette identite. Au depart, au fond, l'alterite est toujours premiere. C'est pour ca que, comme tu le dis, le multiculturalisme, c'est ce qu'il y a de plus facile. C'est ce qui vient tres spontanement. Mais ce n'est pas parce que nous aurions en nous un petit peu de toutes les cultures que nous pouvons comprendre celle du voisin. Par exemple, l'inventeur du fait que l'etre humain est bisexuel, c'est Freud. Or, si j'ai bien compris, cela fait environ cinquante ans qu'on explique que Freud n'a jamais rien compris a la sexualite feminine. Donc, cela signifie que tout cela ne passe pas par la feminite du pere Freud qui lui aurait permis de comprendre quelque chose de tout ca. Cela passe bien par un travail, qui peut etre un travail analytique, mais qui, en tout cas, est un travail de recherche.

(1.) Jean Bazin est decede a son bureau d'une crise cardiaque le jour ou il s'appretait a editer la transcription de son commentaire. Sa mort nous prive d'un regard sur les sciences sociales exigeant pour lui-meme et pour les autres, tres critique, mais toujours optimiste. Sa contribution a la critique anthropologique -- au sens premier, non disciplinaire -- de l'anthropologie est quantitativement majeure. Elle fait penser a cette science de la science dont traite le dernier cours du College de France de Pierre Bourdieu (2001). Maintenant, quand l'oeuvre en construction a ete brutalement interrompue, il faut esperer que ses divers morceaux se trouvent rassembles pour une meilleure diffusion.

(2.) Voir a titre d'exemples B. Jewsiewicki et J. Letourneau (2000) et B. Jewsiewicki et M. Pastinelli (2000).

(3.) A propos de l'histoire et de l'hermeneutique du sujet voir Michel Foucault, 2001.

(4.) Les travaux consacres autant a l'histoire de l'oeuvre qu'a celle de la demarche de recherche des grands anthropologues -- un Griaule ou un Turner -- nous montrent leur profonde dependance a l'egard d'un seul informateur privilegie, un co-auteur de facto dont la contribution n'a jamais ete pleinement reconnue a ce titre non pas par malhonnetete intellectuelle mais precisement parce qu'il fallait clairement distinguer entre le sujet connaissant et l'informateur.

(5.) Ce texte s'insere dans mes travaux comme membre de l'equipe GTRC Le soi et l'autre subventionnee par le Conseil de recherche en sciences sociales du Canada.

(6.) Nous nous projetons deja dans une nouvelle epoque, celle de la globalisation; pour une discussion critique voir Anthony Giddens (2000) et Arjun Appadurai (1996).

(7.) C'est l'objectif premier du courant de l'historiographie indienne dit Subaltern Studies ; voir pour l'affirmation explicite Dipesh Chakrabarty (2000). Dans une perspective comparatiste Mamadou Diouf aborde ce probleme dans son Introduction au volume sous sa direction (1999).

(8.) Christina Stead (2001) ecrit que l'imagination est une memoire indisciplinee, tordue.

(11.) Sur l'exemple de Reyes Mate, Penser en espagnol (2001).

(12.) L'expression est de Nathan Wachtel, 1990. Jacques Revel suggere ce rapprochement dans Pratiques du contemporain et regimes d'historicite .

(13.) La phrase qui precede paraphrase un passage dans le meme texte; Michele Gendreau-Massaloux ecrit alors a propos de la pluralite des langues.

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