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  • 标题:Mise en scene webienne et fragmentation du recit: le cas de la crise en Republique democratique du Congo.
  • 作者:Pastinelli, Madeleine
  • 期刊名称:Ethnologies
  • 印刷版ISSN:1481-5974
  • 出版年度:2000
  • 期号:January
  • 语种:English
  • 出版社:Ethnologies
  • 摘要:A la suite de Marc Auge (1994) et de Gerard Althabe (1990, Althabe et al. 1992), on peut toutefois apaiser ses tourments en se disant que, en fin de compte, la question de la nature ontologique de cette acceleration des temporalites n'est peut-etre pas pertinente, puisque si on s'entend a savoir qu'on ne travaille jamais sur un quelconque reel mais plutot sur des representations (au sens d'images mentales) de ce reel, il est evident qu'on ne pourra jamais observer plus que des impressions. Et comme Marc Auge l'a expose, le sentiment largement partage de vivre une epoque unique qui va passer a l'Histoire est, lui, des plus reels (de meme que les consequences qu'il entraine), peu importe que cette impression soit fondee ou qu'elle repose uniquement sur des effets discursifs, sur des modalites mediatiques ou sur des evenements qui sont appeles a etre oublies. Qu'on se rassure, je ne mettrai donc pas la main dans ce vilain panier de crabes pour tenter de savoir si vraiment quelque chose a change et je laisserai entier le probleme pose par Huyssen.
  • 关键词:Current events;Internet;Politics;Web sites (World Wide Web)

Mise en scene webienne et fragmentation du recit: le cas de la crise en Republique democratique du Congo.


Pastinelli, Madeleine


Dans son essai intitule Un paysage d'evenements, Paul Virilio constate que la succession des evenements dans l'Occident(2) contemporain entraine un fractionnement de l'histoire, alors que seuls les evenements restreints mais precisement localises retiennent l'attention, au detriment d'une histoire plus generale (Virilio 1996). Il est toujours hasardeux de discourir sur ce phenomene insaisissable que serait l'acceleration du temps ou la fragmentation du reel, car meme les explications les plus brillantes, prises seules, sont toujours reductrices et ne parviennent jamais a rendre compte pleinement de cette realite multidimensionnelle. Par ailleurs, on peut egalement s'interroger a savoir si quelque chose a vraiment change ou s'il ne s'agit pas d'un phantasmagoria of loss generated by modernity itself rather than by its prehistory (Huyssen 2000 : 34). Plus encore, on peut eprouver des doutes et meme se questionner a savoir si on n'est pas en train de confondre l'emergence d'un nouveau paradigme en sciences sociales et la transformation en profondeur du monde tel que nous le connaissions auparavant.

A la suite de Marc Auge (1994) et de Gerard Althabe (1990, Althabe et al. 1992), on peut toutefois apaiser ses tourments en se disant que, en fin de compte, la question de la nature ontologique de cette acceleration des temporalites n'est peut-etre pas pertinente, puisque si on s'entend a savoir qu'on ne travaille jamais sur un quelconque reel mais plutot sur des representations (au sens d'images mentales) de ce reel, il est evident qu'on ne pourra jamais observer plus que des impressions. Et comme Marc Auge l'a expose, le sentiment largement partage de vivre une epoque unique qui va passer a l'Histoire est, lui, des plus reels (de meme que les consequences qu'il entraine), peu importe que cette impression soit fondee ou qu'elle repose uniquement sur des effets discursifs, sur des modalites mediatiques ou sur des evenements qui sont appeles a etre oublies. Qu'on se rassure, je ne mettrai donc pas la main dans ce vilain panier de crabes pour tenter de savoir si vraiment quelque chose a change et je laisserai entier le probleme pose par Huyssen.

Quoi qu'il en soit et au-dela des positions paradigmatiques de chacun de ces auteurs, tous s'accordent pour dire que le fonctionnement, la forme et les modalites discursives des medias de masse jouent un role capital dans l'organisation du discours historique et dans la facon dont on apprehende les evenements. L'equation est simple : nouveaux medias, nouvelles modalites et, donc, nouvelle impression et nouvelle facon de concevoir le monde. Les nombreux travaux portant sur la presentation televisuelle et journalistique des evenements sont riches en enseignements. A la suite de ceux-ci, il est desormais incontournable d'explorer les memes questions en regard des NTIC et, plus specialement, du World Wide Web. En effet, le Web a ceci de particulier et d'extraordinaire qu'il permet a quiconque a acces a un ordinateur pourvu d'un modem de diffuser de l'information a l'echelle internationale, et ce au meme titre et au meme plan que des geants comme NBC ou CNN. En matiere de diffusion de l'information, ce n'est pas la une transformation banale.

Nombreux sont les auteurs qui ont tour a tour demontre de quelle facon les medias de masse organisaient une image toute speciale du reel, creant un effet d'homogeneite des discours et des schemas qui les sous-tendent (Doane 1990, Esquenazi 1996 et 1997). Cette uniformisation des contenus et des formes est attribuable notamment a l'existence d'intermediaires qui font offices de filtres. En ce sens, le monde non occidental n'a jamais pu se presenter lui-meme directement au reste du monde. La diffusion a l'echelle internationale de discours provenant de l'Afrique, de l'Asie, de l'Amerique du Sud ou de l'Europe de l'Est a toujours ete tributaire des grands medias europeens ou americains, de leurs interets economiques, politiques ou sociaux et de leurs modalites particulieres. Avec l'avenement du Web, differentes communautes peuvent, pour une premiere fois peut-etre, presenter au monde leur propre image d'elles-memes et leur propre interpretation des evenements.

Bien sur, tenir un discours et le diffuser n'implique pas forcement d'etre compris ni meme d'etre entendu, particulierement dans le Web ou la visibilite des sites dans les portails et les moteurs de recherche est en fin de compte tres inegale. Il est difficile de savoir quelle est la portee effective des contenus diffuses dans le Web, mais l'histoire de la resistance zapatiste nous enseigne qu'Internet est un outil puissant dont il ne faut pas sous-estimer le potentiel (Paquet 2000). Quoi qu'il en soit, l'analyse des discours eux-memes nous permet au moins de comprendre ce que les auteurs des sites vehiculent, les effets qu'ils visent a creer, les strategies qu'ils adoptent et aussi les contraintes auxquelles ils sont soumis compte tenu des modalites particulieres de l'hypertexte qui sert de support au message (Mitra et Cohen 1999). J'ai tente, par le biais d'une etude de cas, de voir comment des groupes non occidentaux utilisent le Web pour diffuser leur presentation des evenements et quelle forme celle-ci adopte. Comme la recherche sur tout ce qui concerne les NTIC en est encore a ses balbutiements, il m'est apparu que l'etude de cas et l'ethnographie etaient des methodes tout indiquees, puisqu'elles permettent de rester colle au plus pres a ce qui est observable. Face a un objet nouveau et encore peu explore, il me semble qu'il est preferable de demeurer modeste (quitte a etre descriptif) et, a defaut de pouvoir s'appuyer sur des analyses concretes, d'eviter les analyses globales et les grands pronostics. Par ailleurs, il peut etre pertinent de remarquer que la demarche d'observation participante dans le Web conduit a une forme metissee d'ethnographie. En effet, dans le Web, on fait a la fois un travail de terrain et une forme d'ethnographie a distance. A distance, parce que j'ai travaille sur le cas de la Republique democratique du Congo (RDC) sans jamais y mettre les pieds, et sur le terrain, parce que la representation de la RDC dans le Web est un terrain en soi et que celui-ci n'est pas ailleurs que dans le Web. Sans jamais observer plus que mon seul ecran d'ordinateur, j'ai meme reussi a ethnographier plusieurs terrains:

d'abord l'autre, le Congolais, puis le semblable, l'internaute occidental qui visite les sites congolais.

J'ai en effet entrepris de travailler, en 1999, sur le cas de la crise congolaise, en faisant une ethnographie des sites de deux organisations rivales, soit celui des Forces de la liberte, le regroupement des rebelles, et celui du gouvernement de la Republique democratique du Congo (RDC), dirige par Laurent-Desire Kabila(3). Je ne presente pas ici une analyse de la crise congolaise elle-meme puisque, d'une part, ce n'est pas l'objet premier de ce travail et que, qui plus est, n'ayant pas les connaissances historiques et politiques necessaires, je dois avouer que je ne serais pas en mesure de le faire convenablement. Je me suis essentiellement interessee a la question des strategies et modalites d'utilisation du Web par les groupes non occidentaux et je n'ai surtout pas voulu aborder avec froideur une situation dramatique qui fait la misere et la souffrance de milliers de personnes. J'espere que le lecteur saura comprendre ma demarche.

J'ai fait l'ethnographie de ces deux sites a l'hiver 1999 et deja a l'ete 2000, celui du gouvernement avait ete retire et remplace par un autre, beaucoup plus volumineux, sans meme qu'un lien ou qu'une indication a cet effet ne soit places sur la page d'accueil de l'ancien site. Le caractere souvent ephemere, voire temporaire (au moins changeant), des sites Web est une contrainte importante dans le cadre du travail de recherche. Certains sites Web sont relativement stables, c'est le cas de celui des Forces de la liberte qui est demeure pratiquement inchange pendant plus de deux ans (mais qui peut tres bien avoir disparu au moment ou ce texte sera publie ...), alors que d'autres changent rapidement et qu'un grand nombre finissent par disparaitre, souvent sans qu'on sache trop si ce sont les responsables qui ont decide de les supprimer ou si ce sont les serveurs qui les supportaient qui ont eu des ennuis techniques. Sur la base de ce constat, doit-on copier et archiver tous les fichiers html sur lesquels on travaille pour pallier leur eventuelle suppression des serveurs? Cette solution serait peut-etre efficace, mais elle risque d'etre difficile a appliquer a plus ou moins longue echeance. Par ailleurs, les changements eux-memes et l'evolution generale des sites meritent d'etre etudies, au meme titre que les contenus (Jones 1999). Pour des raisons d'efficacite, notamment parce que la consultation d'un fichier peut etre beaucoup plus rapide hors connexion, il peut toutefois etre interessant de copier certains fichiers, ce qui constitue egalement une mesure de securite interessante advenant le cas ou un site est supprime a une etape de la recherche ou la perte des donnees est tout simplement catastrophique.

Il faut tout de suite preciser que les sites sur lesquels je me suis penchee ont ceci de particulier qu'ils appartiennent a un genre que je qualifie de non interactif , puisqu'ils ne comportent pas de forums de discussion, qu'ils ne semblent pas etre discutes ou alimentes par des echanges qui se tiendraient en parallele a leur existence, comme dans des groupes Usenet, des canaux IRC (les bavardages de l'Internet Relay Chat) ou des groupes ICQ(4). En fait, ces sites, contrairement a d'autres, n'appellent pas la participation directe de l'internaute dans le reseau. Il va de soi que des sites du meme genre, mais autour desquels on trouve des forums animes ou des groupes de discussion massivement frequentes, sont forcement organises d'une toute autre facon. Le caractere non interactif des sites choisis, s'il les rend peut-etre moins riches, fait de ceux-ci des sujets plus faciles a aborder dans le cadre d'une premiere exploration, puisque l'analyse peut se restreindre a leur contenu et a leur forme. J'ai donc aborde la presentation generale et l'organisation des sites avant de traiter des strategies d'authentification du discours, puis de me livrer a une analyse du contenu visant a identifier le destinataire et a comprendre les effets qu'on essaie de creer. En dernier lieu, j'ai brievement explore la question des modalites hypertextuelles afin de proposer quelques pistes de reflexion et d'analyse.

Information haute densite

Si on s'en remet aux dates de publication des fichiers des sites, celui du gouvernement aurait ete mis en ligne dans le Web a l'automne 1997 et celui des Forces de la liberte seulement un an plus tard, en octobre 1998. Toutefois, l'apparition du site des Forces de la liberte a coincide avec le moment ou les responsables du site du gouvernement se sont mis a faire des mises a jour quotidiennes et a publier une quantite beaucoup plus importante d'information. Bien sur, les deux sites n'ont jamais ete relies ensemble, les deux groupes n'ayant pas interet a faire la promotion de leurs rivaux. On peut cependant penser qu'ils se sont developpes en parallele, les uns voulant faire contrepoids a l'information diffusee par les autres et inversement. Bien sur, comme les deux sites presentent des actualites recentes, ceux-ci traitent couramment des memes sujets en meme temps, mais jamais ils ne se repondent directement ou ne font explicitement reference aux informations publiees par le groupe oppose.

Le site des Forces de la liberte se presente d'entree de jeu, des la page d'accueil, comme le site d'une organisation politique dont le but est de Mettre fin a toute forme de dictature, par l'instauration d'un Etat de droit et d'une bonne gouvernance (en anglais et en francais dans le site). L'internaute, a son arrivee dans la page d'accueil bleue et jaune garnie de drapeaux bleus etoiles et de la photo d'un leopard, a le choix entre trois boutons, soit Francais , English page et Genocide , sous lesquels il peut voir une caricature peu flatteuse de Laurent-Desire Kabila. Des lors, l'internaute aura certainement compris qu'il est dans le site d'une organisation politique opposee au gouvernement en place. La page d'accueil du site du gouvernement, au centre de laquelle on peut voir une carte de la RDC accompagnee, elle aussi, du drapeau etoile et de dessins d'animaux sauvages, est, quant a elle, tout en francais bien qu'on y trouve egalement un bouton English menant a une page qui nous avise que la version complete en langue anglaise sera disponible bientot. Le bouton Gouvernement et l'adresse du site qui se termine par .org auront tot fait de mener l'internaute a conclure sans doute possible qu'il est dans la page officielle du gouvernement de la RDC.

Dans le site des Forces de la liberte, le choix d'une des langues proposees conduit a la page du menu principal ou, comme dans le site du gouvernement, l'internaute peut choisir entre une dizaine de boutons menant a des pages differentes. Comme c'est presque toujours le cas, les boutons des deux menus principaux sont places en ordre d'importance ou suivant l'ordre de ce qu'on voudrait que l'internaute consulte. Il est surprenant de voir a quel point les deux sites presentent un contenu de meme nature, ordonne d'une meme maniere. Dans le cas des Forces de la liberte, c'est le bouton Depeches qui apparait en premier lieu, tandis que dans le site du gouvernement se sont plutot les Dernieres nouvelles . Ensuite les rebelles nous presentent leurs Objectifs , une page ou on trouve la Declaration politique de l'organisation, alors que, chez le gouvernement, c'est le bouton Declaration du president Kabila qui vient en deuxieme lieu. Cette declaration reprend la meme forme que celle des Forces de la liberte avec une serie d'enonces, numerotes cette fois, qui se presentent comme les fondements du projet politique de Kabila et de son gouvernement.

Avec leur bouton Depeches et Dernieres nouvelles en tete de liste, les deux sites sont essentiellement axes vers la diffusion massive d'information. Les pages d'information des deux sites sont d'ailleurs, et de tres loin, les plus volumineuses. Dans la page Depeches du site des rebelles, on trouve une multitude de liens vers differents textes traitant de la situation politique et de l'evolution du conflit. Cette page, mise a jour quotidiennement, contient pres de 200 titres qui sont tous des hyperliens menant au contenu integral des articles (quand les liens renvoient a des fichiers qui sont toujours en place, puisque les lignes mortes sont nombreuses). Au bas de la page, un lien renvoie aux Depeches precedentes ou on trouve encore plus de titres, les plus anciens ayant ete publies en date du 13 octobre 1998. Chaque jour ou presque, de nouvelles depeches ont ete ajoutees, et ce jusqu'au mois de juillet 1999, le site en contenant environ 500 au total. Contrairement a ce qu'on pourrait croire, les responsables des Forces de la liberte n'ont jamais produit eux-memes d'information ou alors vraiment tres peu. En suivant les liens des differents titres des depeches et des dossiers, on se retrouve systematiquement dans d'autres sites, ceux de quotidiens ou d'agences de presse qui n'ont rien a voir avec les Forces de la liberte, comme l'Agence France presse (AFP), Reuters, le Monde, le Monde diplomatique, Africa Online, etc. Il est interessant de noter que ces textes sont, pour la plupart, des articles qui paraissent egalement dans les versions imprimees des grands quotidiens. Dans ce cas-ci, le Web n'est pas relaye par l'imprime comme on tend parfois a l'avancer, il en est simplement le prolongement. Les responsables du site font une recherche quotidienne dans le Web et placent des liens vers les textes qu'ils jugent interessants, mais ils ne produisent a peu pres jamais eux-memes de nouvelles informations.

Tout comme le site des Forces de la liberte, celui du gouvernement presente une somme considerable d'informations et de depeches, mais, contrairement a celles presentees par l'organisation rivale qui proviennent de differents journaux ou agences de presse, celles-ci sont toutes preparees pour le compte du gouvernement et emanent d'une meme organisation, soit l'Agence congolaise de presse (ACP). Cinq jours par semaine depuis mars 1998, un nouveau bulletin d'information est publie dans le site, les archives comportant tout pres de 400 bulletins et autres documents de l'ACP. A l'occasion, quoique rarement, des depeches publiees dans le site de Jeune Afrique sont presentees a travers les bulletins de l'ACP, mais, exception faite de celles-ci, l'information est toujours signee par l'ACP. Les bulletins commencent tous avec les nouvelles nationales, apres lesquelles viennent les nouvelles dites generales (informations d'interet national qui ne traitent ni de politique ni d'economie), puis provinciales, suivies des nouvelles economiques et finalement des nouvelles sportives. Les bulletins quotidiens comportent generalement entre 8 000 et 11 000 mots, ce qui correspond a plus ou moins 15 pages de texte a simple interligne. La densite de l'information presentee est telle que le site du gouvernement peut rivaliser sans probleme avec ceux des plus grandes agences de presse. Il peut etre pertinent de soulever au passage que les bulletins ne contiennent jamais de nouvelles internationales qui ne concernent pas la RDC et qu'il en va bien sur de meme avec les nouvelles des Forces de la liberte ...

L'urgence evenementielle et l'authentification du discours

Avant meme d'amener l'internaute a adopter une certaine vision de la crise congolaise, il faut d'abord et avant tout le convaincre de l'urgence de la situation, le convaincre de s'interesser au cas congolais. Ne l'oublions pas, dans le Web, les Congolais sont en competition directe avec nombre d'autres communautes d'ailleurs dans le monde (voir par exemple Paquet 2000 et Landry dans ce numero) qui, elles aussi, voudraient bien faire connaitre aux internautes les tenants et aboutissants des crises qui les traversent. Il faut donc convaincre les destinataires que la situation est dramatique, urgente et qu'elle evolue tres rapidement.

Le medium utilise, a savoir le Web, est deja en lui-meme porteur d'un certain effet d'urgence. L'information presentee dans le Web le serait souvent avant d'etre diffusee dans n'importe quel autre media, ce qui fait qu'on se represente couramment le Web comme le media de premier ligne -- le lieu parfait pour diffuser l'information marquee d'un caractere d'urgence. L'effet d'urgence est cree tant par la mise a jour quotidienne des deux sites que par la quantite d'information qui y est diffusee. Beaucoup, beaucoup d'informations et beaucoup de nouvelles informations tous les jours dans le media de premiere ligne creent, sans doute possible, l'impression qu'il est question d'une situation urgente qui evolue tres rapidement.

Comme Internet permet a presque n'importe qui de presenter de l'information, ceux qui diffusent dans le Web doivent adopter une strategie, de facon deliberee ou non, pour asseoir leur credibilite et, partant, pour assurer leurs destinataires de l'authenticite de l'information qu'ils diffusent. Les Congolais qui s'occupent des deux sites dont il est question ici se montrent comme au coeur meme des evenements rapportes, se placant ainsi en opposition avec les medias occidentaux qui, eux, ne sont en contact avec le terrain que par l'intermediaire de journalistes depeches sur place (qui se situent donc toujours a l'exterieur des evenements rapportes). Dans les sites congolais, l'information serait diffusee par les premiers interesses, sans intermediaire, sans etre prealablement filtree par les chefs de pupitres et autres directeurs de programmation occidentaux. L'hypertexte, parce qu'il n'est soumis a aucun intermediaire et qu'il permet une communication directe de l'emetteur au recepteur, permettrait aux internautes d'acceder a une information pure, presque plus vraie que le reel lui-meme ou, du moins, plus pres du reel que ne le sont CNN ou NBC.

Les deux sites parviennent a creer ce meme effet en recourant a des strategies diametralement opposees. Pour le gouvernement, c'est le caractere officiel du site qui permet d'assurer les internautes de l'authenticite du contenu, alors que, pour les Forces de la liberte, c'est le caractere bacle du site qui permet d'obtenir le meme effet. Selon un lieu commun largement repandu, le Web contiendrait une somme considerable d'informations provenant de sources inconnues et, comme le contenu se presente toujours sur le meme support, soit un ecran d'ordinateur, les internautes auraient beaucoup de difficulte a categoriser les informations qu'ils consultent et a les hierarchiser en fonction de la credibilite des sources d'ou elles proviennent. Contrairement a cette these, je soutiens qu'il existe differents genres webiens que les habitues du Web parviennent a distinguer sans aucune difficulte.

L'experience de la navigation nous permet de decouvrir assez rapidement que le site d'un gouvernement n'a absolument pas la meme forme qu'une page personnelle ni meme que celle d'un grand site commercial comme celui de Microsoft. Parmi les sites commerciaux, on peut distinguer ceux qui ont pour unique but de publiciser un produit, comme le site de Coke ou de McDonald's, et ceux qui visent a vendre le produit en ligne, comme ceux d'Adobe ou de Kodak. La forme des sites est tres differente : dans les premiers, il y a peu d'information, peu de texte, beaucoup d'images et des couleurs vives, alors que, dans les seconds, il y a generalement peu d'images, beaucoup de texte, des teintes sobres et de nombreux hyperliens conduisant aux differents services et produits offerts par la compagnie. De la meme maniere, les sites d'une meme categorie se distinguent entre eux par leur forme, leur genre et leur esthetique. Meme si n'importe quel branche peut concevoir et diffuser un site Web, il appert que certains concepteurs maitrisent beaucoup mieux que d'autres certaines technicites et certaines normes esthetiques. Ainsi, les petites organisations ont habituellement des sites qui trahissent l'amateurisme de leurs concepteurs, alors que les grandes multinationales ont des sites d'allure tres professionnelle.

Le site des Forces de la liberte est sans aucun doute possible l'oeuvre d'amateurs et cet aspect ne manquera pas d'avoir un effet certain chez les internautes qui le visitent. Sans entrer dans tous les details qui me permettent de faire une telle affirmation, on peut retenir simplement que les pages se chargent tres lentement(5), que la maquette du site est un des modeles tout faits qu'on trouve dans le dossier tutorial du logiciel FrontPage(6) -- maquette qu'on rencontre par milliers dans le Web -- que les images ne sont pas dans leur format original (elles sont ecrasees ou etirees), que le texte d'un meme niveau n'apparait pas toujours dans le meme format ou dans la meme couleur, que les textes sont remplis de fautes d'orthographe, que plusieurs ont visiblement ete numerises et mis directement en ligne sans avoir ete corriges et que, meme si le site n'est en fin de compte pas tres volumineux, toutes les pages semblent surchargees de texte, d'images et de liens.

Pour les Forces de la liberte, le caractere amateur de leur site est essentiellement un atout qui contribue a fonder l'authenticite des informations diffusees. Comme il est cense s'agir de Congolais dans le feu de l'action, en etroit contact avec la realite, qui livrent dans le Web de l'information brute et directe, on peut croire que ceux-ci n'ont sans doute pas les ressources necessaires pour faire de l'edition electronique professionnelle et que, qui plus est, ils n'ont que faire du genre de leur site, l'essentiel etant le contenu et non la forme de ce dernier. Le caractere amateur du site contribue a laisser croire a l'internaute qu'il ne peut s'agir d'une organisation puissante qui dispose d'outils sophistiques de propagande et, donc, qu'il s'agit bien de gens en etroit contact avec le terrain qui decrivent objectivement les evenements tels qu'ils les ont vus de leurs propres yeux. L'authentique se fonde dans l'effet direct , qui est direct a la fois dans le temps, parce qu'on presente avec empressement de l'information recente, mais aussi dans l'espace, parce qu'on est sur les lieux, non pas par l'intermediaire d'un journaliste de CNN, mais bien directement sur le terrain.

A l'oppose, le site du gouvernement de la RDC est a classer dans la categorie oeuvre de professionnels . Il presente un graphisme original et soigne, avec des images superposees et des degrades de couleur qui supposent la maitrise d'outils infographiques complexes, une mise en page impeccable (taille et couleur des caracteres uniformes), il se charge assez rapidement et contient des fichiers sonores et un fichier video qu'un amateur aurait bien du mal a programmer et a configurer pour l'edition electronique. Le graphisme colore, quoique moins criard que celui des sites publicitaires, avec la carte geographique au centre de la page d'accueil rendent ce site semblable en tous points a la plupart des sites gouvernementaux. Cela ne peut faire aucun doute pour l'internaute : il s'agit bien d'un site officiel de gouvernement. C'est la de toute evidence l'effet que les diffuseurs de la RDC veulent creer : ils diffusent, dans le site officiel, l'information officielle qui emane du media officiel, l'Agence congolaise de presse. C'est precisement ce caractere professionnel et officiel qui sert a asseoir la credibilite de l'information diffusee, en opposition avec l'information de source douteuse qui, elle, est diffusee par les amateurs.

Le destinataire : un temoin passif

Internet est un reseau mondial utilise regulierement par plus de 200 millions de branches provenant de presque tous les pays du monde, quoique fortement concentres en Occident. Sachant que l'Afrique presente un des taux de raccordement au reseau les plus bas du monde, une question se pose : les sites des Forces de la liberte et du gouvernement de la RDC s'adressent-ils aux Congolais ?

Bien sur, dans le Web, tous les sites sont susceptibles d'etre visites par des internautes provenant de tous les coins du monde. En revanche et meme si un grand nombre de concepteurs de sites sont desireux de profiter de cette possibilite, tous doivent composer avec un certain nombre de contraintes (tant linguistiques que techniques et culturelles) qui font qu'on peut difficilement s'adresser a un public aussi large ( tout le monde ) et, a plus forte raison, parvenir a rejoindre ce dit public. On ne peut donc penser le contenu d'un site Web en relation avec un destinataire unique, parfaitement cible, pas plus qu'on ne peut, a l'inverse, ecarter le probleme en soutenant qu'un site est visite par tous les internautes. Par ailleurs, comme l'expose Jones (1999) et comme le travail d'eric Paquet le demontre (2000), l'echange s'organise inevitablement selon plusieurs niveaux (local, national, international), le contenu prenant un sens different selon la situation particuliere de l'internaute qui consulte le site. Consequemment, la solution la plus efficace, qui est aussi celle adoptee par les Congolais, consiste sans aucun doute a cibler simultanement plusieurs destinataires se situant a des niveaux distincts, en elaborant un discours a portee multiple. Les Congolais s'adressent donc a la fois aux Congolais qui sont en RDC, a ceux qui sont ailleurs, aux amis de la RDC (qui sont sur le territoire national ou ailleurs), de meme qu'a l'opinion publique internationale, et plus specialement occidentale. Cela etant dit et meme si on reconnait que le destinataire n'est pas unique, il peut quand meme etre pertinent de tenter de voir qui pourra etre rejoint, et de quelle facon, par le contenu des sites.

La langue des sites, le francais et l'anglais, est un premier indice qui permet de croire que ceux-ci s'adressent en premier lieu a l'Occident. Si le francais est une des langues officielles de la RDC, il en va autrement de l'anglais, qui est tout simplement la langue predominante du Web et de la majorite de ses utilisateurs. Le site du gouvernement presente de l'information technique aux eventuels visiteurs du pays (facon d'obtenir un visa, vaccins a recevoir avant d'entrer au pays) et s'adresse donc en partie et de facon tres claire aux non-Congolais, tout comme le font les sites officiels de nombre d'autres gouvernements. Cependant, amenant l'observateur a croire que le site s'adresse d'abord aux Congolais, les bulletins d'information quotidiens presentes par le gouvernement contiennent nombre d'informations locales qui sont, a premiere vue, peu interessantes pour les etrangers, comme les resultats de competitions sportives de niveau provincial, les activites et evenements municipaux de second interet comme l'achat de nouveaux autobus par le service de transport de Kinshasa ou les travaux de reparation d'une ecole de Lubumbashi. On pourrait donc croire que ces bulletins s'adressent d'abord et avant tout a la population congolaise et a ceux qui sont familiers avec le pays. En revanche, chaque section de nouvelles provinciales est accompagnee d'une carte de la RDC sur laquelle les frontieres de la province en question sont mises en evidence. On peut bien sur soutenir que ces cartes sont necessaires, puisqu'il est possible que certains Congolais, connaissant mal la geographie de leur pays, aient besoin de cartes pour situer les differentes regions de la RDC. On opposera toutefois a cet argument le fait que les Congolais qui ont acces au reseau Internet sont certainement beaucoup plus scolarises que l'ensemble de la population et qu'il ne fait aucun doute que la large majorite de ceux-ci n'ont pas besoin d'une carte pour savoir ou se trouve le Katanga ou la ville de Kinshasa. L'internaute moyen, un non-Congolais qui connait peu l'Afrique, aura, lui, bien besoin pour s'y retrouver de ces cartes provinciales, voire meme de celle qui situe la RDC a l'interieur du continent africain et qui est presentee dans la page d'accueil du site du gouvernement.

Aux premiers abords, le site des Forces de la liberte semble lui aussi s'adresser essentiellement aux Congolais. C'est parfois tres clair, notamment dans la page du menu principal ou on annonce que le site [...] est egalement destine a favoriser un reflexe de citoyennete responsable dans le chef de chacun d'entre nous . De toute evidence, ce nous ne peut etre autre qu'un Nous Congolais . Or, c'est paradoxalement dans un site ou on n'hesite pas a presenter des pages unilingues anglaises qu'on trouve cette forme de Nous Congolais ! Bien sur, le Web n'est certes pas le medium ideal pour rejoindre la population de la RDC et il va de soi que les concepteurs de ces sites en sont parfaitement conscients. Le contenu de ceux-ci ne peut s'adresser, en premier lieu, qu'a l'opinion publique occidentale. Pourquoi alors faire comme si en presentant des informations locales qui ne sont d'aucun interet pour le reste du monde ou en utilisant des Nous qui surprennent toujours tant ils semblent deplaces par rapport au reste ? Avec certaines reserves, je proposerai comme hypothese que c'est dans le but de placer l'internaute, voire l'opinion publique occidentale, en position de temoin du conflit politique, de la guerre et des massacres.

Les internautes occidentaux se sentiront certainement concernes par des evenements qu'on presente comme etant d'interet international. En effet, les articles contenus dans les bulletins de l'ACP contiennent couramment des messages qui s'adressent de facon peu subtile, voire directe, aux gouvernements americain, francais, belge et autres, aux Nations unies, a l'Unesco, a l'OMS et a nombre d'autres organisations non congolaises :

La francophonie devra jouer un role plus consequent dans le monde pour l'avenement d'une paix durable, grace a une action concertee visant a prevenir les conflits, apaiser les tensions et menager des issues pacifiques dans le strict respect de la souverainete des Etats membres, avaient reconnu tous les Chefs d'Etat et de gouvernement ayant le francais en partage a Cotonou. Une question se pose des lors, qu'attend donc la francophonie pour intervenir et elever la voix en faveur de la paix dans la region des Grands lacs, ou trois pays francophones -- la RDC, le Rwanda et le Burundi -- sont engages dans une guerre meurtriere ? (ACP, 20 mars 1999).

Cette forme de reference a la communaute internationale est tres frequente, tant dans le site du gouvernement que dans celui des Forces de la liberte. Ainsi, on demande parfois subtilement a la communaute internationale d'intervenir dans un sens ou dans l'autre, mais, le plus souvent, on denonce ouvertement l'inertie des ONG et des gouvernements occidentaux ou, dans le cas du gouvernement de la RDC, on les accuse de soutenir a tort la partie adverse :

Le Chef de l'Etat a regrette l'embargo de fait que la Republique Democratique du Congo (RDC) subit et que notre pays soit engage dans cet effort louable de reconstruction nationale et d'une rupture reparatrice qui aurait pu beneficier de la prevenance et de l'acceptation de la communaute internationale. Apres ces regrets et cette indignation face a cet embargo que personne ne peut expliquer a un pays qui fait des efforts de respect des droits de l'homme et de democratie, le Chef de l'Etat a indique, aux nouveaux membres du gouvernement de salut public, que cette iniquite de systeme economique mondial ne doit pas conduire les membres du gouvernement de salut public a baisser les bras (ACP, 22 mars 1999).

On s'interesse tant et si bien a la communaute internationale, voire a l'Occident, qu'en fin de compte l'information diffusee ne traite que rarement de la partie adverse elle-meme, et ce meme quand il est question des causes (reelles ou supposees) du conflit :

[...] Kabila est diabolise par les lobbies de la haute finance internationale parce qu'il a ferme les robinets ou ces messieurs avaient coutume de s'abreuver. [...] comment expliquer qu'une guerre ait eclate precisement au moment ou des signes de renaissance du Congo etaient partout perceptibles ? Comment comprendre que les Amis du Congo qui, a Bruxelles, avaient decide d'aider a la reconstruction de la RDC n'aient pas honore leur promesse alors que des signaux positifs de gestion efficiente etaient emis par le gouvernement congolais ? (ACP, 15 fevrier 1999).

Fondant le discours de denonciation de l'inaction de la communaute internationale, les references a la repetition de l'histoire et les comparaisons avec d'autres evenements historiques -- en particulier l'Holocauste -- sont un element cle de l'argumentation des Forces de la liberte. Aussi n'est-il pas surprenant de constater que l'intervention de l'Otan en Yougoslavie, amorcee en mars 1999, ait ete rapidement integree a l'argumentation des rebelles congolais. Presentee comme la premiere intervention militaire de la communaute internationale dans les affaires internes d'un Etat, l'operation Forces alliees est vite devenue, pour les rebelles, une reference de premier ordre dans leurs efforts pour fonder la responsabilite humanitaire de la communaute internationale vis-a-vis de la RDC. On compte les morts, les exiles et les refugies pour demontrer combien la situation de la RDC est plus dramatique que celle des Balkans et pour appeler l'intervention du monde ou pour denoncer son inaction. En ce sens, de nombreux textes ont ete publies dans le site des rebelles :

[...] les Grands Lacs africains et le reste de l'Afrique ont beau etre eloignes de l'Europe, il n'en demeure pas moins que le nombre de victimes, de personnes deplacees et de refugies depasse, et de loin, ce qui se passe dans les Balkans [...] c'est peut-etre justement parce que certaines puissances occidentales sont les allies caches des uns et des autres dans le conflit en RDC qu'elle ne peuvent s'investir officiellement dans la recherche proactive d'une solution. [...] ( Le Kosovo et les Grands Lacs africains , http:// www.congo.co.za/depeches.htm).

Plus frappantes encore que les comparaisons avec le Kosovo, les references a l'Holocauste sont nombreuses et courantes, tant chez les rebelles que chez le gouvernement. Comme Andreas Huyssen l'a expose, l'Holocauste appartient desormais a une sorte de memoire globalisee, chaque communaute locale pouvant le reactualiser et le reinterpreter pour en faire une base de comparaison ou un prisme a travers lequel evaluer sa situation (Huyssen 2000). Dans la page d'accueil du site des Forces de la liberte, le bouton Genocide , qui est place au meme niveau que les langues du site (francais et anglais), conduit a une page ou on peut voir une photo de Kabila encadree d'une bande animee representant du sang qui coule (en format gif) sous laquelle on peut lire This man is a killer . A ses cotes, un texte signe par Jan Pronk, ministre hollandais de la Cooperation, tente d'expliquer pourquoi les tentatives de genocide et les genocides se sont repetes au cours de la deuxieme moitie du XXesiecle, en depit du fait que la communaute internationale se soit engagee, apres l'Holocauste, a faire en sorte que de tels evenements ne se reproduisent plus. Dans un long texte, Jan Pronk explique que les massacres ont pu se repeter sans que l'ONU n'intervienne d'une part parce que les tentatives de genocide ont souvent ete bien dissimulees et, donc, que la communaute internationale ne disposait pas de raisons suffisantes pour intervenir et que, d'autre part, la Guerre froide a nui a l'organisation des grandes puissances militaires qui etaient souvent elles-memes trop dechirees pour pouvoir intervenir ailleurs dans le monde. Puis, Jan Pronk soutient que, dans le cas des Grands lacs africains, aucun de ces deux facteurs ne peut expliquer l'inaction de la communaute internationale et donc que celle-ci est en partie responsable des massacres commis.

Les deux evenements, l'Holocauste et la crise dans la region des Grands lacs africains, sont clairement mis en parallele, sans toutefois que la comparaison ne soit formulee explicitement, ce qui rend plus vrai encore le lien entre les deux. Bien sur, on peut s'interroger a savoir jusqu'ou s'etend la memoire globalisee ou, plus simplement, se demander quelle place occupe l'Holocauste dans la memoire des Congolais, mais qu'importe, puisqu'il est le lieu de memoire par excellence du monde globalise. Si on s'en remet encore une fois a Huyssen, tout l'enjeu est bien de forcer l'Occident a reconnaOtre que les evenements de la RDC sont de meme nature que l'Holocauste, puisque in the case of the organised massacres in Rwanda [...], comparisons with the Holocaust were at first fiercely resisted by politicians, the media, and much of the public not because of the undeniable historical differences, but rather because of a desire to resist intervention (2000 : 23).

Puis, la volonte des rebelles de culpabiliser leurs destinataires devient des plus flagrantes dans une page liee a la page Genocide . Apres avoir blame la communaute internationale de son inaction dans la crise rwandaise et les evenements de la RDC, voila que ce n'est plus a l'ONU, aux gouvernements occidentaux ou a la francophonie qu'on s'adresse, mais bien a l'internaute lui-meme. Sous une rangee de photos des charniers du Rwanda, on peut lire en tres grands caracteres rouges NEVER AGAIN HAPPENED AGAIN. WHERE WERE YOU ? . Le destinataire, qui est aussi le coupable, devient bien vivant en s'incarnant en la personne de l'internaute. Ce You vient faire contrepoids qau Nous Congolais rencontre precedemment. Si le site nous donne a voir des Congolais qui s'informent, s'il a pour but d'etablir un lien interactif entre vous [Congolais ?] en vous donnant l'occasion d'echanger des reflexions ou des propositions , il n'en demeure pas moins que, lorsqu'enfin le Vous (You) s'incarne, ce ne sont pas les Congolais qui apparaissent, mais bien les internautes, temoins passifs du conflit, qui ne peuvent etre autres que des non-Congolais, voire plus simplement que des Occidentaux.

Si les Forces de la liberte ou le gouvernement de Kabila s'adressaient d'abord a la population congolaise, du pays ou de la diaspora, l'essentiel de leur discours consisterait sans aucun doute a legitimer leur projet politique en s'appuyant sur l'histoire nationale ou encore en denigrant la partie adverse et l'essentiel de leur site n'aurait pas pour but de culpabiliser la communaute internationale. L'analyse du contenu de ces sites nous mene a observer un phenomene semblable a celui qu'Ignacio Ramonet a releve quand il a constate que les manifestants iraniens, reunis devant l'ambassade americaine de Teheran, attendaient que les cameras commencent a tourner pour se mettre a scander leurs revendications (Ramonet 1980). Les responsables des deux sites mettent en oeuvre differentes strategies qui visent a faire croire a l'internaute occidental qu'on se parle entre Nous , Congolais, et que lui n'est qu'un temoin -- en contrepartie de quoi il a bien toutes les responsabilites humanitaires qui viennent avec cette delicate position.

Modalites hypertextuelles et fragmentation de l'Histoire

Jusqu'a maintenant, j'ai aborde chacun des sites dans sa totalite et independamment du milieu dans lequel il se trouve, soit le Web dans son ensemble. Cette demarche, si elle permet de bien faire ressortir la structure d'un site et d'en analyser le contenu, donne une image artificielle de la realite hypertextuelle telle qu'elle est abordee et percue par les internautes.

Un site Web, pris dans sa totalite, est bien sur une realite tres structuree et, qui plus est, une realite dont la structure est de plus en plus codifiee. L'uniformite de la structure des sites facilite la navigation en permettant a l'internaute de savoir a l'avance quel lien le menera vers quel type de contenu. Si l'internaute n'ignore pas la structure webienne , il ne prend toutefois jamais en compte dans leur ensemble le contenu des sites qu'il visite. Ceux-ci ne sont des realites que pour leurs concepteurs ou que pour celui qui deciderait d'en faire une etude systematique. En fait, la navigation est un mouvement qui mene l'internaute d'une page a l'autre (qui peut appartenir au meme site ou a un autre) et ou l'internaute ne visite a peu pres jamais toutes les pages d'un meme site. Les moteurs de recherche conduisent l'internaute a une page d'un site, qui peut en etre la page d'accueil tout aussi bien que n'importe quelle autre page, qui, a son tour, le mene a une autre page, parfois du meme site mais parfois d'un autre, et ainsi de suite.

Dans le Web, l'unite de base n'est pas le site, mais bien la page, qui, elle seule, peut etre consideree dans son ensemble par les internautes (Mitra et Cohen 1999 : 183-186). Pour que le contenu d'un site soit intelligible, il est necessaire que chaque page soit relativement complete en elle-meme, puisqu'il est peu probable que les internautes visitent le site dans sa totalite et qu'ils sont susceptibles d'entrer dans le site par n'importe laquelle de ses pages. Les concepteurs de sites sont bien conscients de cette realite et prennent d'ailleurs toujours soin de placer dans chacune des pages tous les elements importants, comme les boutons menant aux pages principales, les logos, les bannieres de publicite, etc. Le contenu d'une page Web, autant que sa forme, doit etre relativement complet en lui-meme, intelligible pour l'internaute qui ne verrait pas les autres pages du site.

Ce mode d'organisation n'est pas sans consequence sur la facon dont les contenus diffuses peuvent etre apprehendes. Les internautes ont tous deja eu l'occasion de tenter, souvent sans succes, de retrouver une page Web en essayant de refaire de memoire le parcours qui les y avait conduit une premiere fois. Il est difficile de retrouver une page de cette facon parce que chaque parcours est unique. Dans le Web, la linearite n'existe pas, une trajectoire de navigation ne pouvant jamais etre imposee a l'internaute. Le Web apparait donc comme un amas de fragments a lier ensemble, mais auquel on ne peut donner un sens a priori, comme on peut le faire par exemple avec un volume imprime, dont la linearite est elle-meme deja porteuse d'un sens.

Compte tenu des modalites inherentes a l'hypertexte, il serait insense de chercher un recit historique lineaire dans des sites Web comme ceux des Congolais. Avec l'hypertexte, dans un cas comme celui-ci, tout ce qu'on peut faire c'est, un peu comme dans les clips des journaux televises, creer non pas du sens, mais bien des impressions, des emotions qui eventuellement meneront le destinataire a adherer a une vision particuliere de la realite. C'est bien ce que font les responsables du gouvernement congolais et ceux des Forces de la liberte avec leur site Web respectif. Ainsi, les nouvelles presentees dans les bulletins de l'ACP ne sont pas liees les unes aux autres. Leur forme s'apparente de tres pres d'ailleurs a celle des nouvelles televisees dans lesquelles on passe du fait divers, a l'actualite politique, en passant par les nouvelles d'interet provincial et ou on revient rarement sur les evenements presentes auparavant. De la meme facon, les depeches presentees dans le site des Forces de la liberte sont toutes independantes les unes des autres et, qui plus est, elles sont classees par dates de publication et non par themes. Il n'y pas de Recit historique dans ces sites, mais bien des fragments d'histoire depourvus du fil conducteur qui permettrait de les lier ensemble.

D'un cote comme de l'autre, on insiste beaucoup sur le contenu a sensation : nombre de morts et de civils massacres, femmes, enfants et vieillards victimes d'agression, armes utilisees quand elles suscitent l'horreur, etc. Ce type de contenu, comme celui des nouvelles televisees, a de toute evidence pour objectif premier de susciter des emotions tres fortes chez les destinataires, ce qui laisse peu de place a la contextualisation des evenements (Mouchon 1997).

Dans ces sites, comme dans les sites des grands medias de masse (ou comme dans les journaux televises), on met le sens de cote et on mise plutot sur les impressions. A defaut de faire de l'Histoire, on presente une masse demesuree d'histoires. Ainsi, dans le Web, la memoire ne peut adopter qu'une forme fragmentee et, en cela, il me semble que le Web peut difficilement devenir l'espace de constitution de recits historiques tels qu'on a ete habitue a les connaitre, puisque le Web appelle l'inverse, soit les evenements qui se succedent sans linearite, faisant oublier ceux de la semaine precedente ou de la veille.

Le premier contact avec les contenus webiens laisse l'impression que le Web est l'apogee de la fragmentation qu'on avait deja relevee ailleurs, comme dans l'ensemble des discours mediatiques, et plus particulierement dans les journaux televises, dans la publicite, dans le discours des jeunes, dans la bande dessinee et dans de nombreuses formes discursives contemporaines (Debord 1988 ; Esquenazi 1997 ; Maffesoli 1997 ; Virilio 1996). La decouverte de ce mode narratif, quels que soient son support et son objet, a mene nombre d'auteurs a un constat fort pessimiste selon lequel nous serions en train d'assister a la fin de l'Histoire, voire a la fin de l'intelligibilisation du monde. Or, ce n'est pas parce que les discours adoptent des modalites differentes (qui, il faut bien l'admettre, sont profondement deroutantes a premiere vue) qu'ils sont vides de toute substance. Comme Roger Chartier et d'autres l'ont si bien demontre, le texte -- qu'il soit oeuvre ecrite, discours, image ou autre -- est toujours etroitement lie a son support. Une oeuvre peut bien sur demeurer intelligible si on en change le support, mais elle sera forcement apprehendee d'une autre facon et prendra donc un sens different (Chartier 1995 ; Virilio 1988).

Ainsi, peut-etre que la reponse a l'enigme soulevee en introduction est autre, peut-etre que, pour comprendre, il soit necessaire de mettre en place un nouveau paradigme. Il me semble en effet qu'il serait grand temps de depasser le constat de la fragmentation des contenus pour essayer de trouver une nouvelle dimension a travers laquelle lire le sens, non pas comme on a ete habitue a le comprendre, mais bien tel qu'il se donne a voir. En effet, l'optimisme et une certaine confiance vis-a-vis de mes contemporains m'incitent a croire que ce nouvel univers discursif n'est peut-etre pas aussi decousu qu'il peut y paraitre et que ce sont plutot nos facons d'analyser les discours qui ne collent plus a la nature des objets etudies. Il est donc urgent de faire preuve d'imagination pour qu'enfin il soit possible d'etre libere du vieux discours conservateur qui, jusqu'a maintenant, a non seulement empeche les penseurs de decouvrir la cle de ce nouveau code, mais qui, pire encore, nous a aveugles a un point tel que nous n'avons meme pas encore compris que nous etions face a une langue etrangere ...

(1.) Une premiere version de ce texte a ete presentee le 12 juin 1999, au colloque international Lieux de memoire, politiques de la memoire et avenir de l'histoire qui s'est tenu a l'Universite Laval du 11 au 13 juin 1999, sous les auspices du CELAT (Quebec) et de l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales (Paris). Je tiens a remercier, pour leurs conseils et leurs precieux commentaires, Bogumil Jewsiewicki, Pauline Greenhill, Olivier Maligne et Tristan Landry.

(2.) De facon un peu grossiere, j'utilise tout au long de ce texte l'appellation Occident pour designer un ensemble qui, en realite, se limite probablement a l'Amerique du Nord et a l'Europe (de l'Ouest). Bien sur, l'emploi de ce terme est plus que discutable, puisque celui-ci, dans son sens premier, exclut d'emblee le Japon, place le mexique dans une situation ambigue et sous-entend qu'on puisse se referer a un centre. Or, ce n'est pas a cet Occident-la, a une realite geographique, que je refere, mais plutot a une construction de l'esprit qui renvoie a un espace et a un ensemble de communautes qui seraient le berceau de la Modernite (et probablement aussi celui de ce qui vient ensuite). Je reprendrai donc une idee qui m'a ete proposee par Pauline Greenhill pour affirmer que l'Occident est en fait une construction de l'imaginaire des plus vraisemblables.

(3.) Le site des Forces de la liberte se trouve au http://www.congo.co.za et celui du gouvernement etait au http://www.rdcongo.org. Ce dernier site est disparu au moment ou je mettais le point final a ce texte et en meme temps qu'apparaissait Congo2000, un site semblable (quoique plus etoffe), presentant le meme genre de contenu. On peut donc soupconner que Congo2000 vient en fait remplacer l'ancien site du gouvernement.

(4.) ICQ est une plateforme de communication du reseau Internet tres populaire a l'interieur de laquelle s'animent differents groupes qui partagent des interets varies.

(5.) A partir du meme terminal (muni d'un modem telephonique), entre 12h00 et 12h15 le mercredi 13 avril 1999, j'ai pu ouvrir le site d'Apple en 20 secondes, celui de Microsoft en 15 secondes, celui d'Hydro-Quebec en 8 secondes, celui de Bell Canada en 5 secondes, celui de Cossette-communication en 6 secondes et celui des Forces de la liberte en 50 secondes. La page d'accueil du site de Bell Canada (http://www.bell.ca), qui est beaucoup plus volumineux que celui des Forces de la liberte, s'ouvre dix fois plus rapidement que celle de ce dernier.

(6.) Ce logiciel commercialise par Microsoft permet a ceux qui ne connaissent pas le langage html de concevoir un site Web. Le logiciel (version 1998) propose sept maquettes standardisees pour lesquelles tous les elements graphiques (fond des pages, boutons, taille et couleur des caracteres, etc.) sont predetermines. Le concepteur du site n'a qu'a placer les images et a inserer le texte.

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Sites Web

Forces de la liberte http://www.congo.co.za Gouvernement de la RDC http://www.rdcongo.org Congo 2000 http://www.congo2000.com
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