Musique des jeunes: entre nous et le monde, des avenirs.
Jewsiewicki, Bogumil ; Letourneau, Jocelyn
Le monde de demain Quoi qu'il advient nous appartient (NTM,
band de Saint-Denis, France)
La musique, c'est un truisme de le rappeler, constitue
l'un des canaux les plus employes et apprecies par l'humain
pour rendre et exterioriser ses bonheurs et ses malheurs, ses
transcendances et ses decheances, ses experiences et ses attentes. La
musique est au coeur de l'expression de soi en meme temps que de la
communication interpersonnelle. Elle est vehicule identitaire tout
autant que maniere d'interagir avec l'autre prochain ou
lointain, et ce en usant d'un repertoire de signes bien plus
universels que les mots -- encore que l'usage croissant d'une
forme banalisee, voire chatiee, de l'anglo-americain ( desesperanto
d'un monde en voie de globalisation ?) oblige a nuancer
singulierement cette affirmation.
C'est donc a partir de ces hypotheses d'ordre general que
nous avons initie la production de cette livraison speciale
d'Ethnologies.
Le lecteur sera peut-etre interesse a savoir que la realisation du
present numero marque le point final d'un projet de recherche
amorce il y a quelques annees et portant sur lae question fort actuelle
des expressions identitaires en contexte de mondialisation.
Finance par le CRSH et le FCAR(1), ce projet a donne lieu a
plusieurs publications individuelles ou conjointes auxquelles ont
participe de nombreux etudiants (Jewsiewicki 1995 ; Jewsiewicki et
Letourneau [dir.] 1998 ; Letourneau [dir.] 1997 ; Demers 1999 ; Leblanc
1999).
S'il est une conclusion d'ensemble qui ressort de ces
travaux, c'est que les processus actuels de mondialisation
n'annihilent absolument pas les dynamismes locaux
d'expressions identitaires. Ils contribuent cependant les
reactualiser dans leurs significations. Ils les infusent de meme de
nouveaux rythmes, langages, sonorites, gestuels, etc. C'est ainsi
qu'entre le local et le mondial s'etablissent des ponts,
certains revivifiants, d'autres destructurants, qui participent de
la refondation continuelle des groupements humains dans une dialectique
complexe de referents melant tradition et evasion, ce qui est assurement
facteur de transition des communautes vers des lieux culturels mutants
et mouvants ou s'effectuent concretement les pertes et gains de
sens grace auxquelles ces communautes se redefinissent dans un rapport
tout a la fois alienant et liberateur de reconnaissance et de distance
par rapport a elles-memes (Letourneau 1998, 2000).
C'est dans ce contexte compose d'ici et d'ailleurs,
d'heritage et d'emancipation, de mise en scene et de
production du soi et du nousautres dans le theatre de la contemporaneite
et de la mondialite et par rapport a lui, que l'on peut saisir
toute la richesse sociale, culturelle et identitaire de la musique des
jeunes -- ce qui est bel et bien l'objet de ce numero thematique.
A cet egard, le point de vue qui est le notre se presente ainsi:
Si les musiques du monde -- celles que les jeunes ecoutent,
auxquelles ils dansent et au rythme desquelles ils vivent la mondialite
-- organisent le champ de leurs experiences et sensibilites esthetiques,
elles devoilent aussi l'horizon de leurs attentes. Pour cette
raison, il est essentiel d'interroger ces musiques dans leur plus
large registre de significations nouvelles. Or les praticiens des
sciences sociales ont souvent tendance a saisir la culture des jeunes
d'aujourd'hui a partir d'un repertoire de references
vieillies, soit les leurs, celles qui dominaient l'univers culturel
occidental il y a une trentaine d'annees. Il s'agit la
d'un anachronisme malheureux. C'est que les jeunes du monde se
pensent aujourd'hui -- et pensent le monde en meme temps -- en
termes de world beat et de world music. Leur univers musical, et par la
leur univers social, est polyrythmique et polysemique, tout comme leur
maniere d'aborder le monde est plurielle. C'est cette realite
composite qu'exprime la formule suivante fabriquee a partir
d'extraits de paroles de musique citees dans ce dossier : quand la
realite te frappe (Dragusanu, p. 106), entre nous et le monde
(Kalulambi, p. 130), l'avenir est illimite (Dragusanu, p. 113),
meme si le passe ne meurt jamais (Hadj Miliani, p. 240).
Les musiques actuelles du monde offrent aux jeunes une glossolalie
fin de siecle (ou debut de millenaire). Elles leur donnent le pouvoir de
parler une langue, celle de la musique portable -- quel jeune
d'aujourd'hui n'est pas accoutre d'un walkman,
diskman ou autre kit electronico-deambulatoire ? -- qui est toutes les
langues, maniere d'habiter et de communiquer dans l'univers
globalise et d'inventer simultanement leur universel pluriel. La ou
ils sont, les jeunes ne veulent plus avoir statut symbolique
d'immigres en attente d'integration ou de deportation. Pour
eux comme pour Django Reinhardt, l'un des plus grands jazzman du
XXe siecle, cela laisse la possibilite d'etre autre chose -- pas
autre chose a la place en meme temps (cite par Williams 1998 : 18).
A vrai dire, notre postulat a ete et demeure simple : au lieu
d'attendre que les jeunes viennent s'exprimer la ou la societe
etablie voudrait dialoguer avec eux, il faut aller les ecouter, echanger
avec eux si possible, la ou ils debattent, avec leurs codes
communicationnels, de ces questions fondamentales pour eux, y compris
leur eventuel mal d'etre dans le present et leur difficulte
d'habiter un avenir qui soit en situation de continuite et de
rupture avec un passe etabli.
Dans la societe occidentale, la poesie a longtemps ete un genre
d'expression -- et par-la un espace social -- ou etaient testees
les limites du possible, du dicible et du concevable, et ce tant sur le
plan esthetique qu'existentiel. Or, depuis au moins une dizaine
d'annees, la musique, plus precisement les musiques de jeunes, sont
devenues ce lieu incubatoire de nouvelles formes de communication,
d'interaction et d'enonciation culturelle. La manchette
frontispice de L'Evenement du jeudi, dans son edition du 30 mars
2000, etait on ne peut plus eloquente a cet egard : Rap, le triomphe des
nouveaux poetes . Dans notre esprit, les musiques de jeunes semblent
partager, avec les poesies de diverses avant-garde, ce potentiel de
confrontation positive avec la societe etablie desireuse de convertir, a
ses registres eprouves de sens, toute nouveaute emergente. Or il y a la
situation digne d'interet et non pas, comme on le pretend souvent,
peril en la demeure.
Depuis longtemps, probablement depuis que l'Occident a
interiorise cette invention de la Revolution francaise voulant que le
peuple majoritaire soit fondement de la souverainete du pouvoir
d'Etat, le savoir social s'est construit sur un double
malentendu. La lecture de 1' autre , qu'il soit d' ici
(etranger interne) ou d' ailleurs (etranger tout court), envisage
celui-ci a distance de ce qui est presume ou impose comme etant la
norme. On verra dans cette facon de faire une lecture anthropologique du
particulier. C'est ainsi que la perception politique de ce que fait
l' autre le reduit a la somme des tactiques qu'il est
susceptible de mettre en oeuvre pour survivre envers et contre
l'ordre et la norme. Dans ce contexte interpretatif, l' autre
n'est finalement capable de reagir qu'aux actions du centre
politique. Et il est repute le faire habituellement mal.
C'est precisement sous cet angle derogatoire , soit celle de
la reaction et de la provocation a l'endroit de la societe etablie,
que sont envisagees les musiques de jeunes, les univers qu'elles
dessinent et les regles d'etre qu'elles vehiculent. Ces
musiques sont en effet apprehendees comme des agissements de frange, de
marge contre le centre dont elles convoiteraient la position. Or la
consequence de cette lecture politique des musiques de jeunes est
evidente. Elle entraine un refus de l'autonomie, de la personnalite
et de l'independance des bands, c'est-a-dire des groupes
jeunes, un refus aussi des espaces sociopolitiques faconnes par eux a
tatons de meme que des esthetiques elabores par eux dans leurs musiques,
esthetiques qui sont autant de facon de se projeter dans de nouveaux
modes d'etre culturels et existentiels, y compris par
l'entremise d'une esthetique des corps (piercing, tatouages,
coloration vive des cheveux, etc.).
Pourtant, plus souvent qu'on ne le pense, les musiques des
jeunes ne sont pas reactives a l'egard du centre ou par rapport a
la majorite normative. Elles sont des creations autonomes qui
retravaillent, reactualisent et reorientent de nombreux elements
d'une culture commune. Elles sont un apport positif, voire
necessaire, au renouvellement des societes etablies. Plus encore, elles
participent de la recreation de ces societes, voire l'appellent ou
la precedent. N'est-ce pas ce que voulait signifier Claude Sirce,
leader des Fabulous Troubadours de Toulouse, en France, en declarant :
Ce n'est pas la banlieue qui a invente le rap, mais le rap qui a
invente la banlieue (cite dans Askolovitch et Nassif 2000 : 9).
De region en region de la francophonie, depuis l'Europe
centrale et orientale jusqu'au Congo en passant par Montreal et
Paris, les musiques aident les jeunes a vivre un monde (des mondes)
qu'ils veulent different(s) et qu'ils sont desireux de
reinventer. L'une des caracteristiques de ce(s) monde(s),
identifiee par Denis-Constant Martin a partir d'une minutieuse
analyse du gospel afro-americain (Martin 1998 : 98), reside dans
l'ambiguite entre l'amour humain et l'amour divin -- ou
entre la relation amoureuse et le rapport social, comme l'ecrit
Dessislav Sabev dans ce dossier.
Les musiques de jeunes, dans la grace de leurs paroles mises en
rythme et en sons, doivent etre prises pour ce qu'elles sont, soit
des conversations sur le monde, sur son avenir et son passe. Les
musiques de jeunes sont affaires complexes. Certaines suscitent des
reactions alors que d'autres se perdent dans l'indifference
des fans et des matches. Certaines sont entendues, d'autres
ignorees. Certaines s'imposent rapidement pour s'etioler
vitement dans l'ephemere des modes. D'autres, anonymes au
depart, se revelent vivaces par leurs sonorites et messages. Elles
restent a la disposition des uns ou des autres pour solutionner des
ordres de problemes dont l'avenement ou le surgissement demandent
une autre interpretation du monde.
A cet egard, le texte de Dominique Caubet se revele interessant
pour ce dossier. L'auteure montre en effet la migration tranquille,
mais profonde, de formes musicales etrangeres vers le centre repute de
l'esthetique francaise, formes que ce centre voudrait bien
maintenir comme marginales. Si les musiques d'inspiration et
d'execution maghrebines sont aujourd'hui de plus en plus
acceptees par la societe francaise, c'est que leur incorporation a
la culture populaire francaise est en devenir. Pareille ingestion
culturelle n'est d'ailleurs pas exceptionnelle. Cela est
arrive maintes fois aux groupes et cultures d'immigration. Aux
dires de Caubet, l'acceptation, par de jeunes banlieusards
francais, d'expressions provenant de l'arabe et de ses
nombreux dialectes serait possiblement indicative d'une mutation
structurelle du bagage culturel commun de la jeunesse francaise. Si de
nouvelles recherches venaient confirmer les hypotheses de Caubet, le
present dossier trouverait egalement sa pertinence, fort de son postulat
voulant qu'il n'y ait d'identite que dans le
renouvellement et le melange(2).
(1) J. Letourneau, B. Jewsiewicki, Conscience d'appartenances.
Entre l'histoire et le present, l'individuel et le collectif,
le local et le global, sur le mode narratif et performatif , subvention
CRSH, 1995-1998 ; J. Letourneau, B. Jewsiewicki, G. Breton, Entre la
mondialisation et l'individuation : Horizons de l'Etat-Nation
contemporain , subvention FCAR-equipe, 1994-1997.
(2.) Comme le rappelait a juste titre Denis-Constant Martin (1999).
References
Askolovitch, C., et P. Nassif, 2000, Rap. La victoire des nouveaux
poetes , L'Evenement du jeudi, 20, 30, juin 2000 : 9.
Demers, Frederic, 1999, Celine Dion et l'identite quebecoise.
La petite fille de Charlemagne parmi les grands . Montreal, VLB.
Jewsiewicki, Bogumil, 1995, Mots savants, paroles indisciplinees et
musiques pop : quelques reflexions sur la normalisation des memoires :
95-112, dans Jacques Mathieu (dir.), La memoire dans la culture. Quebec,
Presses de l'Universite Laval.
--, et Jocelyn Letourneau (dir.), avec la collaboration
d'Irene Hermann, 1998, Les jeunes a l'ere de la
mondialisation. Quete identitaire et conscience historique. Sillery,
Septentrion.
Leblanc, Genevieve, 1999, Felix Leclerc en tant que figure
rassembleuse d'une communaute memorielle. Incursion au coeur du
pantheon franco-quebecois [memoire de maitrise]. Departement
d'histoire, Universite Laval.
Letourneau, Jocelyn (dir.), 1997, Le lieu identitaire de la
jeunesse d'aujourd'hui. Etudes de cas. Paris,
L'Harmattan.
--, 1998, La nation des jeunes : 411-430, dans B.Jewsiewicki et J.
Letourneau (dir.), Les jeunes a l'ere de la mondialisation. Quete
identitaire et conscience historique. Sillery, Septentrion.
--, 2000 [a paraitre], Passer a l'avenir. Histoire, memoire,
identite dans le Quebec d'aujourd'hui. Montreal, Boreal.
Martin, Denis-Constant, 1998, Le gospel afro-americain. Des
spirituals au rap religieux. Paris, Cite de la musique/Actes sud.
--, 1999, Recension du livre de P. Williams, Django, parue dans
Ethnologie francaise, 29, 1 (1999) : 146-148.
Williams, P., 1998, Django. Marseille, Parentheses.