Et on recommence! Ethicites et regionalismes.
Greenhill, Pauline
Pauline Greenhill
Redactrice invitee
University of Winnipeg
Laissez-moi vous raconter une histoire. C'est une histoire
vraie qui me concerne, mais c'est aussi une histoire familiere --
trop familiere -- du monde universitaire. C'est aussi, peut-etre
mieux encore, une histoire courte.
Il etait une fois, il y a longtemps, en 1996, un article que
j'ai ecrit et qui portait sur differents aspects de ma recherche sur les politiques identitaires et culturelles des festivals de
Winnipeg(1). J'ai presente ce texte lors d'une rencontre conjointe de la Societe pour l'ethnomusicologie et de la Societe
canadienne pour les traditions musicales qui se tenait a Toronto. Les
responsables de conference, Bev Diamond et Bob Witmer, tous deux
ethnomusicologues a York University, m'ont demande de presenter une
version de ce texte pour les actes du colloque, ce que j'ai fait.
Trouver une maison d'edition pour un collectif est une demarche longue et difficile, je n'ai donc pas ete surprise de ne pas avoir
de nouvelles de Bev et Bob pendant un bon moment. En fait, c'est
plus de deux ans apres, en mars 1999, que Bob m'a contactee pour me
dire que la publication etait en cours de preparation et pour me donner
les commentaires des premiers evaluateurs.
Il m'a explique que les evaluateurs trouvaient mon travail << trop limite >>. Je dois preciser que Bob s'est
resolument dissocie de cette critique. Bien sur, j'avais hate de
voir la reponse des autres evaluateurs. Mais, je dois vous avouer que
j'ai immediatement suspecte ce que << trop limite >>
voulait dire. Cela signifiait tout simplement que mon article portait
sur Winnipeg. S'il avait traite de Toronto, il aurait pu etre
considere comme largement representatif et on aurait juge qu'il
demontrait finement les logiques internes des politiques culturelles et
identitaires des festivals canadiens. Mais comme mon texte portait sur
Winnipeg, il etait simplement restreint et pas suffisamment
representatif, non seulement des regions, mais aussi du Canada lui-meme.
Je ne suis pas certaine de terminer mon histoire en disant <<
rendons grace a dieu >> pour temoigner ma gratitude en retour de
la lecon apprise, comme on le fait dans certaines pratiques religieuses
chretiennes. Mais je devrais eviter de melanger mes metaphores
narratives.
La lecon que j'ai tiree de cette aventure est que nous ne
<< vecumes pas dans le bonheur >> a la suite de la ferveur
nationaliste qui a suivi le rapport de T. H. B. Symons sur les etudes
canadiennes et l'etat de la recherche et de l'enseignement au
Canada (1978, voir aussi Mathews 1994 et Vickers 1994). En depit des
critiques constantes, de nombreuses donnees dans ce pays sont
considerees comme locales et regionales; elles sont habituellement
issues de l'exterieur de l'Ontario et du Quebec. Toutefois,
quelques informations proviennent de ces deux provinces -- ou, pour etre
plus precise, de leurs zones frontalieres urbaines, de Toronto ou de
Montreal -- qui sont vues comme des sources nationales, tant a cause de
leur portee que de leur valeur. Cette partie de notre pays est appelee
le << centre du Canada >>.
Pourtant, auparavant, quand j'ai enseigne les etudes
canadiennes, une des premieres choses que mes etudiants tendaient a
remarquer quand ils essayaient de revoir et de rationaliser les
frontieres sociales et politiques du Canada etait que la ville la plus
au centre de notre pays, en termes de configuration estouest, c'est
Winnipeg. L'idee selon laquelle le centre du Canada est une fiction
politique -- et geographique -- strategique, durement gagnee par les
canadianistes entre les annees 1960 et les annees 1980, semble
maintenant avoir ete mise au rancart dans le sillage du remous
internationaliste du premillenaire qui, bien sur, cede le pas aux
interets du capitalisme corporatiste.
Enfin! Je dis a mes etudiants que la redondance et la repetition
sont rarement une perte de temps, si jamais elles peuvent l'etre.
En fait, comme Martha Stewart dirait, c'est << une bonne chose >> (voir Tye 1997). Ainsi, nous repartons de nouveau.
Les etudes de folklore americaines ont tendu a reaffirmer les
concepts d'ethnicite et de regionalisme comme recouvrant d'
<< autres >> cultures, distinctes par leurs differences de
la culture normale, ordinaire, principale, qui est celle du centre, soit
celle des blancs, de la classe moyenne (voir par exemple Stern et Cicala
1991). Ces personnes -- blanches, d'expression anglaise, etc. --
sont ordinaires, alors que les autres -- non blanches, ne parlant pas
anglais, etc. -- sont ethniques. C'est nous et eux; soi et les
autres. Ils (les ethniques) sont hauts en couleurs, avec des traditions
amusantes; nous (les dominants) sommes ennuyeux, mais puissants (voir la
discussion dans Greenhill 1994).
Bien que certains travaux canadiens recents soient egalement
marques par cette tradition universitaire, notre perspective
ethnologique a une longue histoire de reconnaissance des groupes
ethniques et des regions comme des constructions sociopolitiques plutot
que comme des faits sociaux reifies (voir par exemple Carpenter 1985).
Les appartenances ethniques et les regions, autant que les nationalites,
sont des << communautes imaginees >> dans les termes de
Benedict Anderson (1983); elles ne sont pas constituees
d'interactions quotidiennes en face-a-face, mais elles necessitent
un peu plus d'ingeniosite pour que soit possible la creation de
liens entre les membres de la communaute et parmi eux. Les manipulations
strategiques, distinguant le soi des autres et l'ethnique de la
culture populaire ordinaire, servent le plus souvent les besoins et les
interets de l'hegemonie. Or, ces manoeuvres sont aussi temporaires,
parfois souhaitees par les individus et parfois imposees a ceux-ci,
habituellement pour des raisons plus pragmatiques qu'ontologiques.
(voir par exemple Greenhill 1994, Tye 1987). Une fois de plus, il faut
souligner que le fait de reconnaitre les identites comme contingentes et
fabriquees n'implique pas forcement de considerer ces identites
comme epiphenomenales ou fictives, particulierement dans leurs effets
sur les individus ou les groupes (voir par exemple Clifford 1988, Butler
1993). Parce que la plupart des auteur(e)s de ce numero sont
Canadien(ne)s et politiquement conscient(e)s, ils acceptent ces concepts
de region et d'ethnicite, qui se manifestent, dans leurs travaux,
comme partie prenante de leur experience quotidienne. Heureusement, je
peux ainsi tourner le dos au vieux refrain pour faire face au nouveau et
passionnant travail qui est presente dans ce numero.
Plusieurs regions et groupes ethniques sont representes dans ces
textes, mais aucun des auteurs n'echappe a la prise en compte de
ses propres constructions ethniques et regionales ou de celles de son
etude. Chacun releve plusieurs aspects originaux de la construction
identitaire: le genre (specialement Buhler, O'Brien et Fulford et
al.), la sexualite (specialement Oakley), le tourisme (specialement
Burns, Hamel et LeMenestrel), la region (specialement Desdouits, Koven
et Maynard) et differents modes de transmission (specialement Freake et
Carpenter et LeGuevel). La plupart des auteurs se penchent sur des
influences complexes plutot que de se limiter a une seule. Les
communautes ethniques presentees ici sont, a plusieurs titres,
relativement invisibles pour la culture dominante; elles tendent a etre
blanches, de classe moyenne, etc. Les auteurs sont davantage preoccupes
par les interactions que par les groupes eux-memes. Concernant les
regions, les travaux portent sur le Quebec, l'Ontario, Terre-Neuve,
le Yukon, le Manitoba et la diaspora francophone d'Amerique du
Nord. Cela reflete en partie les centres d'interets des travaux en
ethnologie -- particulierement du Quebec et de Terre-Neuve -- et en
partie les interests et les origines de ceux qui ont contribue a ce
numero. Toutefois, je vois quatre themes emerger de ces travaux, qui
correspondent non seulement aux objets d'etude, mais aussi aux
approches adoptees.
Relecture du centre des marges
Dans une certaine mesure, tous les travaux presentes ici sont des
relectures de perspectives ou de textes, mais ceux de Nathalie Hamel,
Sarah Buhler et Andrea O'Brien sont particulierement interessants,
a cause de la finesse de leurs analyses qui renvoient, explicitement ou
autrement, a ce que Donna Haraway identifie comme des <<
connaissances localisees >> (1988). Haraway soutient que le
<< truc divin >> de la pretendue objectivite, le regard
distant, embrouille la dimension reelle d'ou provient l'image
construite, soit d'un lieu et de certaines personnes. Pas de truc
divin ici! Chaque auteure s'adresse a son propre groupe
socioculturel en se referant aux sensibilites particulieres de sa
communaute.
Bien que les Mennonites, les Quebecois et les Terre-Neuviens du
monde rural soient profondement differents, ils ont en commun un espace
en marge du pouvoir sociopolitique classique du Canada, qui tend a etre
urbain, anglophone, etc. Pour les auteurs feministes et antiracistes,
les marges sont un espace particulierement revelateur et interessant,
qui permet de comprendre et de critiquer la construction du centre et de
son savoir (voir par exemple Cohen 1997). De meme, dans les perspectives
ethnologiques, les interstices culturels sont des espaces parfaits pour
entreprendre l'examen des symboles, du modernisme, des litteratures
et des identites (voir par exemple Turgeon 1998).
J'ai integre l'article de Nathalie Hamel a cette serie de
textes parce que, meme si elle n'est pas aussi explicite sur sa
position d'observatrice que le sont Buhler et O'Brien, son
observation et son intuition qui la menent a penser que la question de
l' << authenticite >> peut etre subordonnee aux
questions de symbolisme, d'images, de conscience historique et meme
de gout s'appuient sur ses propres connaissances culturelles.
Definitivement, les ethnologues doivent admettre que plusieurs des
costumes qui ont ete presentes comme vetements regionaux quebecois ne
correspondent pas vraiment aux habits qui ont reellement ete portes dans
le passe. Or, il est bien plus interessant de comprendre pourquoi des
traditions crees de toutes pieces ont pu rejoindre et influencer
l'imaginaire populaire que de s'acharner a mettre en evidence
leur ridicule comme le faisait Hugh Trevor-Roper (1983). Telle est la
perspicacite de l'observatrice qui se situe a l'interieur du
groupe et du probleme.
Depuis les debuts de l'ethnologie au Canada, et plus
particulierement au Quebec et chez les francophones, les chercheurs sont
nombreux a avoir adopte cette position d'observateurs de
l'interieur. La necessite de mener des recherches pour mieux se
comprendre et mieux se connaitre (discutee dans Desdouits et Turgeon
1997) a donne lieu a une conception qui reconnait la distinction
culturelle non seulement dans les survivances, mais aussi dans la
presence sociopolitique. Cette conception est apparue plus recemment
dans les travaux des anglophones, telle qu'on la rencontre dans le
travail de Luisa Del Giudice sur sa famille italienne de Toronto (1994)
ou dans celui de Michael Taft sur les exiles americains (1991).
L'article de Sarah Buhler, qui porte sur les histoires de sa
grand-mere, et celui d'Andrea O'Brien, sur les traditions
familiales et communautaires, se situent tous les deux dans cette
perspective d'observation de l'interieur.
Buhler se refere au travail feministe de Jo Radner et Susan Lanser
(1993) sur le codage (qui est aussi tres important pour Janice Oakley)
dans son analyse critique, mais il est evident que son inspiration
s'enracine dans ses propres connaissances et sa propre
comprehension de ce qu'est une femme mennonite. Je me souviens de
mon enthousiasme quand Buhler a presente son travail pour la premiere
fois dans un seminaire; nous avons tout de suite reconnu la combinaison
de l'engagement emotif et intellectuel qui pousse a une fine
comprehension de la realite. J'ai connu un sentiment semblable quand j'ai lu pour la premiere fois le texte d'O'Brien
sur les collations des travailleurs de la foret et de la mer de la
region de Cape Broyle. J'ai ete seduite tant par la combinaison de
colere et de fierte que par la profondeur de l'analyse qui met en
relation une pratique si terre a terre avec la resistance a
l'imperialisme et aux centres et aux marges du pouvoir economique
et politique (la meme perspective et les memes emotions menent Lara
Maynard a une conclusion ideologique plus explicite).
Etude des genres
On peut observer l'effet interne des ideologies (voir par
exemple Eagleton 1991), de l'hegemonie (voir par exemple Williams
1983) -- et les reactions s'y opposant -- dans les textes
d'Yves Le Guevel, de Douglas Freake et Carole Carpenter et de Mikel
J. Koven. Les etudes sur les genres occupent une place centrale non
seulement dans les travaux ethnologiques nationaux et internationaux,
mais aussi dans les conceptions populaires de l'ethnologie. Par
exemple, l'analyse critique de Ian McKay de la folklorisation de la
Nouvelle-Ecosse (1994) montre bien que certaines pratiques sont devenues
emblematiques non seulement pour la culture populaire et folklorique,
mais aussi pour l'identite regionale. Chacun de ces trois articles
est clairement centre sur ces connaissances traditionnelles, mais tous
les auteurs en critiquent aussi les fermetures et les limites.
L'article d'Yves Le Guevel analyse les modes par lesquels
cinq fabricants d'accordeons quebecois ont appris leur art et leur
savoir-faire. Il demontre comment, en l'absence de lieux et
d'outils d'apprentissage classiques -- ecoles, manuels et
autres -- ces individus sont alles puiser a toutes les sources
disponibles. Ce n'est pas tant leur mode d'apprentissage
specifique que leur eclectisme qui les rend si interessants. Un tel
travail de bricolage oppose fondamentalement l'ideologie et
l'hegemonie. Ces facteurs d'accordeons sortent des sentiers
battus et tracent eux-memes leur voie avant que les institutions ne le
fassent.
Dans leur analyse des mises en relation de l'ethnologie et de
la litterature au Canada, Douglas Freake et Carole Carpenter critiquent
plus explicitement encore l'imperialisme et ses effets. Comme Le
Guevel, Freake et Carpenter s'interessent aux processus. Ils
notent, par exemple, que le refus de l'Ontario de reconnaitre sa
propre culture n'a pas empeche les ecrivains qui depeignent le
milieu rural, comme Alice Munro (j'ajouterais aussi Margaret Atwood
pour les centres urbains), de presenter ce qu'ils concoivent comme
de la << fiction ethnographique >> (pour d'autres
travaux ethnographiques sur cette province, voir Greenhill [1989] et
Farber [1983]). Freake et Carpenter soulevent le probleme de
l'appropriation litteraire de la culture populaire locale et de
celle des Amerindiens par differents ecrivains d'origine europeenne
(comme Terry Goldie l'avait aussi fait ressortir [1989]). En fin de
compte, ils reconnaissent que la solide et profonde distinction entre
l'ethnologie et la litterature s'amenuise, ce qui entraine des
effets varies sur les differentes configurations des cultures
traditionnelles et populaires.
L'article de Mikel J. Koven sur le Festival du cinema juif de
Toronto est aussi une etude de genre; cependant, l'auteur fait bien
plus que de demontrer en quoi cet evenement peut etre considere comme
traditionnel. En utilisant la logique des travaux sur les festivals
(dont la plupart proviennent des Etats-Unis), Koven demontre comment, a
travers le Festival du cinema juif, les organisateurs representent
intentionnellement tant une vision intellectuelle qu'emotionnelle
de la diaspora juive. Dans un contexte ou une notion simpliste des
origines juives et du developpement culturel est integralement associee
au genocide (l'holocauste et l'Etat d'Israel), les femmes
qui assurent la direction artistique du festival diffusent plusieurs
autres options viables pour presenter le developpement culturel juif, a
travers un contenu qui est peut-etre plus encouragent. De plus, elles
deconstruisent ou rejettent l'opposition binaire de
l'imperialisme -- sujet ou objet -- qui a tendu a definir la vision
populaire du judaisme et de la culture juive au Canada, en reconnaissant
que les Juifs sont autant colonisateurs que colonises.
Koven ecrit a propos de son << propre >> groupe -- les
Juifs de Toronto -- mais comme il l'a dit a Helen Zukerman,
organisatrice du festival du cinema juif, il ne voit pas le reflet de sa
propre culture dans ce festival. C'est la un paradoxe qui est
explore dans la serie d'articles qui suit. Comme on le sentait deja
dans le texte d'Hamel, les observateurs de l'interieur ne
donnent pas toujours une perspective de l'interieur et ceux de
l'exterieur ne donne pas toujours celle de l'exterieur.
Parfois, les forces externes peuvent avoir un effet, leurs recits et
leurs objets pouvant etre utilises dans l'autorepresentation du
groupe, en plus des elements provenant directement de ce dernier, qui,
eux, sont issus de l'interieur. Dans certains cas, la critique de
l'autorepresentation peut nous apprendre davantage sur le groupe
que ses propres representations elles-memes (voir par exemple Brydon
1997).
Relecture des marges a partir des marges
Les rencontres interculturelles ont recemment fourni aux
ethnologues canadiens des donnees extraordinaires sur lesquelles
utiliser et affiner leurs outils habituels d'observation et
d'analyse des origines, des structures, des significations et des
fonctions culturelles (voir par exemple Rieti 1995, Turgeon 1997 et
Ferguson 1994). Cette demarche ressort clairement des travaux de Sara
LeMenestrel, Janice Oakley et Jane Burns.
Bien sur, ces auteures s'interrogent sur la notion de culture
monolithique et essentialisee, mais elles trouvent aussi des donnees
interessantes dans les situations de conflits entre les groupes percus
comme differents. Que le tourisme fournisse une toile de fond a ces
tensions ne peut etre un effet du hasard. Comme l'ont montre les
recents travaux ethnologiques et anthropologiques (voir par exemple
Culler 1988, MacCannell 1976 et Urry 1990), la notion de voyage est
devenue une metaphore de la culture euro-nord-americaine et de son
hegemonie imperiale (voir aussi Clifford 1992 et 1997). Toutefois, les
auteures de ce numero ne presentent pas le tourisme uniquement comme une
representation artificielle et un processus d'appropriation; elles
montrent aussi comment les membres de la communaute, autant que les
etrangers, peuvent tirer profit de ce processus -- et peuvent etre
desorganises par des forces se trouvant hors de leur controle (comme le
demontre Tye 1994).
Sara LeMenestrel releve un element important en notant que
plusieurs ethnologues critiquent l'imposition du tourisme aux
cultures, particulierement dans sa tendance a detruire son propre objet,
alors que les membres du groupe, eux, l'accueillent souvent avec
enthousiasme. Les gens percoivent bien sur les benefices economiques
decoulant du tourisme, mais ils reconnaissent aussi le caractere non
statique, dynamique, des traditions et, ainsi, ils ne trouvent pas
particulierement menacant le changement que le tourisme accelere (cette
idee suivant laquelle les membres des communautes sont pleinement
conscients des processus et font preuve d'une comprehension plus
fine de la dynamique culturelle que ceux-la memes qui se disent des
experts dans l'etude de celle-ci -- les ethnologues et les
anthropologues -- est aussi presente dans le travail de Nathalie Hamel).
Ce qui rend les traditions cajuns particulierement attirantes est
qu'elles font le lien entre les marginalites regionales, ethniques,
raciales et linguistiques -- et qu'elles naissent en contexte de
conflit culturel explicite, voire souvent meme violent.
Cette perspective fait echo au travail de Janice Oakley sur la
performance des artistes Shawna Dempsey et Lorri Millan qui ont concu
une campagne publicitaire satirique pour le tourisme. Je ne suis pas
certaine que les membres de la communaute gaie de Winnipeg (gais,
lesbiennes, bisexuelles, etc.) soient tous contents d'etres
utilises comme objet de promotion pour le tourisme culturel (voir
Hagen-Smith 1997). Quoi qu'il en soit, le travail d'Oakley
demontre bien que les habitants de Winnipeg de toutes orientations,
convictions et preferences sont proteges des retombees de cet art par un
processus de codage -- et ce meme si devenir l'objet du rire
n'est pas necessairement mieux que de devenir l'objet de la
haine (voir par exemple Greenhill et al. 1993). Ces representations
artistiques ne peuvent echapper a la mise en relation de la manipulation
des idees et des imperatifs du marche. Ainsi, malgre le fait que cette
campagne publicitaire soit le lieu tout indique d'expression
d'ideologies, le travail de Dempsey et Millan est censure parce
qu'il est a la fois trop artistique et trop politique. Alors
qu'Oakley dit qu'il y a quelque chose de << gai-lon-la
>> dans tout ca (voir par exemple Doty 1995), il y a aussi quelque
chose qui releve du genre, parfois regional (particulierement avec la
mise en evidence de la conception torontoise selon laquelle Winnipeg est
l'aisselle de l'univers) et parfois ethnique. La presentation
est codee en termes feministes en plus de l'etre en termes
lesbiens, ce qui donne des effets assez particuliers qui sont plus
manifestes et plus perceptibles pour les membres de ces communautes --
la population locale et plus particulierement les gais de Winnipeg.
Mais, comme Oakley le fait clairement ressortir, cela ne derange
aucunement les principaux interesses.
L'article de Jane Burns porte egalement sur le tourisme et sur
son contenu. La notion de tourisme local n'est guere etudiee dans
la litterature anthropologique et ethnologique, mais, dans ce travail,
ses implications sont manifestes. La population de Dawson City sent
qu'elle peut contribuer, avec ses propres perspectives, au modele
touristique presente aux etrangers par Parcs Canada; les gens veulent
que le Dawson presente aux touriste soit le leur. Or, est-ce que les
Torontois visitent la tour du CN? Peut-etre, mais pas aussi
systematiquement que le font les touristes. Pour des raisons de
perspectives economiques, dans des regions plus favorisees, ce
n'est probablement pas tres important que le point de vue des
touristes differe de celui de la population locale. Mais pour les gens
de Dawson qui sont directement impliques dans les representations de
leur ville, reconnaitre la culture touristique comme une culture
n'est pas important. Ce qu'ils veulent que l'Autre voit,
c'est que le modele touristique ne correspond pas a leur culture --
culture qu'ils voudraient que les touristes aient egalement
l'occasion de voir.
Mais quelles options peut-on voir, presenter, creer? La ou il y a
deliberement -- et meme inconsciemment -- manipulations culturelles et
historiques, il y a toujours des gens qui veulent travailler a travers
cette creation pour critiquer, deconstruire et repenser ces contenus.
C'est la la principale orientation de la derniere partie de ce
numero.
Apocalypse hier et aujourd'hui
Comme Anne-Marie Desdouits, Georges Fulford et al. et Lara Maynard
l'ont explique, plus l'hegemonie est omnipresente, plus la
resistance est locale et quotidienne. Cette logique, souvent attribuee
au travaux postmodernes de Michel Foucault (voir par exemple 1966) et de
Pierre Bourdieu (voir par exemple 1982), presente les processus de
resistance comme etant partie prenante de la formation socioculturelle.
Cette idee qui est developpee dans les travaux feministes depuis leurs
premieres manifestations est maintenant au centre de ceux-ci (voir par
exemple Doucette 1993, bell hooks 1990).
Alors que les ethnologues sont habitues de reconnaitre les facons
par lesquelles l'hegemonie peut etre revue et reetudiee par les
(re)creations et l'interpretation populaires, le travail
d'Anne-Marie Desdouits, sur une reecriture catholique de la
tradition, nous rappelle que ce processus peut egalement fonctionner en
sens inverse (voir aussi Lyon 1993 sur les tensions entre les
conceptions populaires et quotidiennes de la culture albertaine). Le
pouvoir peut egalement reecrire la tradition et l'utiliser a ses
propres fins. Meme si les manifestations de cette forme de perspective
ideologique ne sont pas toutes aussi claires que dans le cas de La Bonne
chanson, celles-ci peuvent etre relevees dans des contextes tres varies.
Par exemple, j'ai du mal a percevoir un texte comme l'histoire
de << Saint Pierre aux portes du paradis >> autrement que
comme une reclame du chauvinisme masculin et de la pensee patriarcale,
et ce en depit de ses qualites artistiques et symboliques. Mon
evaluation s'appuie en partie sur la misogynie flagrante de ce
recit, mais aussi sur le fait que Francis Colbert, aupres duquel Wilf
Wareham l'a collecte, soit << frequemment appele pour le
reciter lors des mariages de sa region >> (Wareham 1976, voir
aussi Greenhill 1984). Il n'est peut-etre plus a la mode de voir la
culture populaire et traditionnelle comme explicitement didactique,
surtout maintenant que nous avons rejete le joug du fonctionnalisme
structural. Cependant, Desdouits cite des reecritures qui sont toujours
intentionnellement didactiques.
L'intention didactique n'est pas non plus absente des
formes de culture materielle, specialement celles qui proviennent des
centres du pouvoir et du controle (voir aussi Cavell 1994). Quand les
etudiantes et les etudiants de Georges Fulford parcourent l'edifice
legislatif du Manitoba en tous sens, non seulement font-ils preuve de la
subjectivite inherente aux perspectives explicitement politiques --
generalement feministes -- mais, aussi, ils apprehendent
l'hegemonie aussi intensement que le fait Desdouits dans sa lecture
de la chanson. Les etudiants de Fulford voient clair dans ce jeu et
percoivent bien les liens qui s'etablissent entre l'action
sociale et la lecture critique. Meme si, avant ce seminaire de
semiotique, la plupart de ces auteurs voyaient l'edifice legislatif
(le << leg >> ) non comme un texte, mais comme un lieu de
rassemblement -- pour le deuil, la protestation, le travail et
l'oppression -- je doute qu'ils l'utiliseront ou
qu'ils le comprendront dans le meme sens dorenavant.
Bien sur, les travaux de Desdouits et de Fulford et al. sont
apocalyptiques d'une maniere plutot diffuse. Je les percois ainsi
parce que je trouve que leur lecture a vraiment de quoi changer le
monde; on ne peut plus penser ces chansons et cet edifice de la meme
facon une fois qu'on a pris connaissance des agendas politiques. Le
travail de Lara Maynard, lui, est plus explicitement apocalyptique. Dans
son article -- et dans sa vie personnelle et celle de sa famille -- sa
chaise-baril est bien plus qu'un simple objet de nostalgie. La
chaise represente l'effondrement economique, la decomposition
sociale et le desastre ecologique, ce qui nous oblige a penser
l'impensable -- que cela veuille dire un moratoire sur la peche a
la morue a Terre-Neuve ou la fin du monde. De plus, elle fait echo a une
perspective de Donna Haraway dont les etudes culturelles et
scientifiques remenent a des positions et a des idees plutot
inconfortables: << mon modeste temoignage ne peut jamais etre
simplement oppositionnel, il est plutot mefiant, engage, savant,
ignorant, inquiet et confiant >> (Haraway 1997:3).
Bonne lecture!
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(1) . Pour laquelle je remercie le Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada de son genereux support.