Annie Lenoble-Bart, dir., Missionnaires et Eglises en Afrique et a Madagascar (XIXe-XXe siecles).
Kaninda-Muana, Jean-Bruno Mukanya
Annie Lenoble-Bart, dir., Missionnaires et Eglises en Afrique et a
Madagascar (XIXe-XXe siecles), Turnhout (Belgique), BREPOLS, 2015, 732
p.
Le monumental ouvrage, une anthologie de textes missionnaires,
rassemble des sources inedites--diaires, rapports de mission, recits de
voyage, correspondance, instructions, textes autobiographiques,
conferences catholiques et protestantes. D'entree de jeu, le
lecteur apprecie la methodologie couplant chaque texte avec une armature
critique, redigee par un ou des specialistes de la question, explicitant
le contexte et les aspects les moins facilement abordables pour les non
inities. Trente-quatre textes, passionnants mais d'importance
inegale, en charpentent les trois parties.
La premiere partie donne la parole aux pionniers, les missionnaires
des trois M, ce trio juge complice, somme toute complexe, constitue du
missionnaire, du marchand et du militaire. Sur fond multiple de la
Revolution francaise et de ranticlericalisme ambiant, de
l'abolition de la traite atlantique et de l'esclavage, de
guerres anglo-boers, de la Conference de Berlin et de ses suites, on
voit des missionnaires, hommes et femmes, catholiques et protestants,
inaugurer la 2e evangelisation (5), contribuer a l'exploration et a
la conquete des Afriques: Senegal, Nigeria, Congo, Zanzibar, Afrique du
Sud, Madagascar, etc.
Triomphaliste, le missionnaire que le lecteur decouvre a de
l'Africain une image tantot infantilisante, tantot empathique.
C'est l'homme, la femme, bute(e) contre les difficultes des
transports de l'epoque, les defis de la rencontre avec des cultures
inconnues, les rivalites interconfessionnelles ou
intercongregationnelles, les luttes de pouvoir, l'imprevisibilite
d'un modus vivendi avec les musulmans, les competitions
politico-commerciales. C'est le passionne de la mission tout autant
que l'humain frague, inadapte au climat local, enclin parfois au
fanatisme catholique hostile au protestant << ministre de
l'erreur >>, protestant oppose au catholique << papiste
>>.
Lieux de conquete et d'acculturation, l'enseignement, la
catechese, les oeuvres medicales, l'agriculture, le commerce
consolident la mission, alimentent sa vision europeocentriste. Cependant
l'ere des pionniers savait aussi emettre quelques signaux
refractaires aFeuropeocentrisme: << Les Noirs nous edifient par
leur piete et leur bonne tenue >> (p. 192).
La deuxieme partie, a cheval sur les XIXe et XXe siecles, traite de
permanences et devolutions dans la vie des missions. Elle deroule des
temoignages, parfois pittoresques, sur les expeditions militaires, la
vie ordinaire des missions, Feternelle competition
catholiques-protestants, les innovations et les conflits de pratiques
missionnaires, au gre de decrets pontificaux ou de conflits politiques.
Rude, la mission n'en enflammait pas moins certains agents, au
point de les pousser a inviter << tant de pretres qui
s'ennuient en France >> (p. 252) a venir se depenser pour la
gloire de Dieu en terre africaine. Sa consolidation n'etrillait pas
les prejuges sur les Africains, elle decillait en revanche, ici et la,
le regard pastoral. Alors des missionnaires se distanciaient des
raccourcis tels que celui qualifiant systematiquement de fetichisme les
religions africaines, reconnaissaient que celles-ci, au-dela des
apparences, recelaient d'authentiques cosmologies et theologies.
Certes, preeminence du christianisme oblige, c'est de la theologie
des jalons qu'il s'agissait. La polygamie, la condition de la
femme, la sorcellerie, l'esclavage, y compris domestique, loin de
seulement nourrir la propagande missionnaire, defiaient
l'imagination des ouvriers du Royaume.
Et comment en serait-il alie autrement, vu l'objection,
l'enonciation africaines de l'inutilite de la mission ?
<< Faire devenir chretiens (les Pahouins, un peuple gabonais)
c'est inutile, ils vont au ciel autant que vous, il y en a plus de
la moitie qui sont de braves gens, honnetes, forts, ils n'ont pas
besoin de devenir chretiens; quant aux autres, ils ne changeront pas
>> (p. 336). Des lors, les recits sur la perduration de
l'esclavage et les sacrifices humains, les villages dits de
liberte, la subvention par la Propagande de la lutte et de
l'apostolat antiesclavagistes codifiaient une grammaire sociale de
la contre-objection. De meme l'intention de developper des
principes d'ouverture aux cultures africaines, sous-jacente aux
directives episcopales au clerge (p. 381-408). Un double questionnement
cloture cette deuxieme partie: le modele missionnaire classique peut-il
se perpetuer dans une Eglise locale en voie d'africanisation?
Comment, en tant que missionnaire, informer objectivement un peuple
musele par la censure dictatoriale ?
La troisieme partie, forte de reflexions plus philosophiques et
politiques, documente les mutations de la mission et ses modes de
communication (radio, expositions, presse ecrite) depuis les annees 1930
jusqu'aux annees 1990. Avant 1960, les plaidoyers pour rehabiliter
les Noirs et l'ame arabe, la (re)-valorisation liturgique de Part
africain fustigeaient deja l'emprise du modele missionnaire
europeocentrique. Apres, execute par les independances africaines,
Pafricanisation de PEglise, la laicisation des Etats, les dialogues
entre christianisme, religions africaines ou malgaches et l'islam,
l'oecumenisme, etc., le champ du cygne de l'expansion
missionnaire traditionnelle resonnait irremediablement. Ainsi, la
vitalite des oeuvres tenues par des religieuses en Cote d'Ivoire,
encore vantee, ne rassurait plus devant la modernisation, le
materialisme ou l'incertitude politique. Des missionnaires
canadiens et suisses participaient a la creation au Rwanda d'une
universite non pas confessionnelle mais nationale ... D'autres
soulignaient les dilemmes des Eglises post-missionnaires face aux
transformations ou defis de transformations sociopolitiques telles que
l'authenticite au Zaire/Republique democratique du Congo, les
questions de pauvrete, de developpement, d'altemance politique au
Burundi, la montee de l'islamisme en Algerie.
Trois problematiques d'une criante actualite emergent en bout
de ligne: que represente, en fin de compte, Fauthenticite pour les
chretiens africains ? Comment la theologie africaine comprend-elle le
developpement de la technique moderne et Favenement d'un age
technologique ? Et que dire de la laicite de l'Etat en Afrique et
au Madagascar?
Magnifique, l'anthologie comporte toutefois quelques ecueils.
D'abord, le deuxieme membre de l'affirmation initiale de
Fintroduction generale, affirmation qui a probablement preside au choix
meme des textes: << L'Afrique ... reste une terre des
missions >>. Cette proposition s'avere discutable car
reductrice, anachronique voire conservatrice. Le paradigme et la
pratique missionnaires en Afrique se sont profondement transformes
depuis les independances, en passant par le Concile Vatican II, la
creation consecutive des Eglises locales, la declaration de Paul VI a
Kampala en 1969 (Africains, vous etes vos propres missionnaires), la
promotion de l'inculturation a partir de 1974, jusqu'a la
tenue du Synode africain de 1994-1995. L'Afrique est entree
irreversiblement dans l'ere de la cooperation missionnaire,
c'est ce qu'il aurait fallu mettre en evidence. Ensuite,
Fessentiel des textes confirme le biais denonce par les pretres noirs
deja en 1956: << On a souvent pense nos problemes pour nous, sans
nous et meme malgre nous >> (6). Les voix africaines y sont rares,
a Fexception de deux documents: le texte sur Fauthenticite, bien
presente par Catherine Foisy, meme si celle-ci confond manifestement
Fauthenticite et la zai'rianisation (7), et le dialogue
theologique, inacheve, entre Etienne Domche et Marc Spindler.
Finalement, le classement des textes deroute parfois le lecteur. La
directrice du volume, Annie Lenoble-Bart avait neanmoins anticipe cette
remarque et reconnu des Fintroduction les faiblesses de sa
periodisation, c'est tout a son honneur.
Jean-Bruno Mukanya Kaninda-Muana
Charge de cours
Universite de Montreal
(5.) L'evangelisation de l'Afrique subsaharienne amorcee
au XVe siecle s'estompa brutalement au XVIIP siecle, a la suite
d'innombrables difficultes.
(6.) A. ABBLE, e. a., Des pretres noirs s'interrogent, Paris,
Cerf, 2e ed., 1957, p. 16.
(7.) L'authenticite est une philosophic politique, voulue
nationaliste, africaniste voire universaliste, tandis que la
zai'rianisation fut un ensemble de mesures economiques et
commerciales conjoncturelles, d'expropriation et de nationalisation
d'entreprises etrangeres, prises au Zaire en 1973, abolies et
remplacees en 1977 par la retrocession.