Ira. Robinson, Rabbis and their Community : Studies in the Eastern European Orthodox Rabbinate in Montreal, 1896-1930.
Rainville, Paul-Etienne
Ira. Robinson, Rabbis and their Community : Studies in the Eastern
European Orthodox Rabbinate in Montreal, 1896-1930, Calgary, University
of Calgary Press, 2007, 166 p. 35$
Rabbis and their Community nous transporte au coeur de la vie des
rabbins orthodoxes montrealais et des grands enjeux qui ont marque leur
communaute dans les premieres decennies du XXe siecle. Pour Ira
Robinson, cette etude constitue avant tout une entreprise de
rehabilitation. En effet, elle s'inscrit en rupture avec
l'interpretation << whig >> du recit historique des
Juifs americains, qui selon lui insiste sur la modernite juive
nord-americaine au detriment de l'experience orthodoxe. Il souhaite
redonner a ces << rabbins oublies >> leur place au sein de
l'historiographie juive nord-americaine, demontrer
l'importance de leur role dans la construction de leur communaute
et la signification historique de leur tentative d'assurer la
survie du judaisme orthodoxe dans le contexte du << Nouveau Monde >>.
Contrairement a la plupart des travaux existants sur le rabbinat
orthodoxe des premieres decennies du XXe siecle, l'etude de
Robinson ne s'interesse pas a la vie d'un seul rabbin, mais se
penche sur les rapports, les alliances et les conflits entre plusieurs
rabbins orthodoxes montrealais qui ont partage une histoire commune.
Bien qu'il s'interesse a leur histoire individuelle,
l'ouvrage de Robinson depasse la simple perspective biographique.
C'est qu'a son avis, si l'evolution de cette communaute
ne peut etre comprise sans une connaissance appropriee des acteurs qui
l'ont faconnee, a l'inverse, l'histoire de ces individus
ne peut etre isolee de celle de leur communaute, de ses institutions et
du contexte historique dans lequel s'inserent leurs experiences
individuelles. Cette double perspective, qui guide la structure
narrative du livre, est aussi sa principale force, l'auteur alliant
avec finesse l'approche prosopographique et celle de
l'histoire generale du judaisme nord-americain.
Robinson s'interroge, plus generalement, sur la maniere dont
les rabbins orthodoxes immigres d'Europe de l'Est ont tente,
dans les trois premieres decennies du XXe siecle, de se tailler une
place comme leaders au sein de leur communaute. Il s'interesse aux
rapports complexes entre ces nouveaux arrivants et les organisations en
presence, ainsi qu'aux conflits internes qui ont emerge des
tentatives de restructuration, d'unification et de definition du
leadership de la communaute juive montrealaise.
Le premier chapitre de l'ouvrage, qui fait office
d'introduction, offre une reflexion sur l'evolution de
l'historiographie juive nord-americaine et sur les raisons qui
expliquent le peu de place qu'y tiennent les rabbins orthodoxes.
Selon Robinson, cette marginalisation est imputable non seulement aux
jugements portes par les historiens et la communaute juive en general,
mais egalement au manque de conscience historique des rabbins eux-memes,
qui ont laisse tres peu de traces de leurs experiences. L'auteur
rappelle egalement dans ce chapitre le processus d'implantation en
Amerique du Nord de la communaute orthodoxe originaire d'Europe de
l'Est, de la fin du XIXe siecle aux annees 1930. S'il reprend
a ce propos la distinction habituellement faite par les historiens du
judaisme nord-americain entre << accommodationists >> (plus
ouverts aux changements) et << resisters >> (plus
farouchement attaches a la preservation de l'orthodoxie), il
souligne avec justesse l'importance de transcender cette dichotomie
pour rendre compte de la complexite des schemas de participation et
d'integration des Juifs orthodoxes au sein des societes americaine
et montrealaise.
Les quatre chapitres qui suivent sont consacres a l'etude des
rabbins orthodoxes choisis par I. Robinson en fonction de leur
importance relative dans l'evolution de la communaute juive
montrealaise et de leur role dans les conflits qui emergent durant cette
periode. Robinson dresse un portrait detaille de chacun d'eux :
leurs origines, le contexte de leur migration, leur formation religieuse
et academique et les differents postes qu'ils ont occupes au sein
des communautes juives montrealaise et nord-americaine. Hirsh Cohen, le
plus important rabbin de la communaute dans la premiere moitie du XXe
siecle, est omnipresent dans cet ouvrage. Officieusement proclame
<< chief rabbi >> de Montreal, a une epoque o la population
juive de cette ville est la plus nombreuse au Canada, il est aussi
considere par certains comme << chief rabbi >> de ce pays.
Le chapitre suivant presente le rabbin Simon Glazer, dont la vie et
l'oeuvre sont marquees par ses rivalites avec Hirsh Cohen pour le
poste informel de << chief rabbi >>, jusqu'a son depart
de Montreal, en 1918. Il est alors remplace par Yudel Rosenberg qui
herite du conflit opposant son predecesseur a Cohen et a ses supporters.
Dans la partie consacree a ce dernier, au-dela des conflits internes
pour le leadership, Robinson analyse en profondeur les ecrits de ce
rabbin prolifique. Sa mission de << sauvegarde du judaisme
>>, qu'il concoit a travers le retour aux textes sacres, est
caracteristique de la << phase d'ouverture >> qui
marque l'histoire intellectuelle du judaisme orthodoxe a
l'epoque. Finalement, Getsel Laxer et Hyman Meir Cresthol, dont il
est question au chapitre suivant, n'ont ni l'un ni
l'autre pu conserver leur statut de rabbin a leur arrivee a
Montreal. Pour assurer leur subsistance, ces deux hommes, avant tout des
intellectuels ayant recu une education rabbinique, ont du exercer le
travail difficile, et moins prestigieux, d'abatteur rituel.
C'est pour Robinson l'occasion d'exposer les difficultes
d'adaptation rencontrees par de nombreux rabbins immigres et de
nous initier a l'histoire souvent occultee de cette << basse
hierarchie >> de l'establishment religieux orthodoxe.
Ces sections biographiques mettent a profit des sources inedites:
archives personnelles, correspondances et ecrits souvent non publies de
ces rabbins. Robinson observe plus largement les reponses que chacun
apporte aux defis que represente la survie de l'orthodoxie juive
dans le contexte modeme nord-americain, largement hostile a son
epanouissement. Il n'hesite pas a adopter une approche parfois tres
intimiste, notamment lorsqu'il nous livre en detail, a partir des
correspondances entretenues avec sa fille et son beau-fils, le
quotidien, la personnalite, les angoisses et la pensee de Hirsh Cohen.
Ces pages biographiques, qui evitent le piege de la simple juxtaposition
d'histoires individuelles, servent, en definitive, a presenter et a
mettre en relation les individus qui entrent en scene dans les sections
suivantes.
Les chapitres suivants expliquent en effet les roles et positions
de ces acteurs, a travers l'analyse de deux evenements cles de la
periode. D'abord, la creation, en 1922, du Jewish Community Council
of Montreal (Va'ad ha-'Ir), institution chargee de reguler et
de superviser l'industrie de la viande kasher, puis d'en
redistribuer les profits a differentes organisations de la communaute. A
travers elle, Robinson montre le role de premier plan qu'ont les
rabbins orthodoxes dans la structuration de la communaute juive de
l'epoque et met en lumiere les defis que leur pose cette
entreprise. Qui assumera le leadership au sein du Va'ad? Quel
modele guidera l'etablissement de cette organisation ? De quelle
maniere seront depensees les importantes recettes provenant de
l'industrie de la viande kasher? Comment assurer une representation
adequate de l'ensemble des composantes de cette communaute ? Voila
autant de questions, soulevees par la creation de cette structure, qui
exposent avec clarte les nombreuses controverses qui divisent la
communaute juive de l'epoque.
Les << guerres de la viande cachere >> (1923-1925) que
Robinson analyse au chapitre 7, sont le resultat de ces debats
ideologiques et de ces conflits internes. Elles provoqueront une
veritable scission au sein de la communaute et auront presque raison
d'u tout nouveau Jewish Community Council. L'auteur presente
les alliances, les rivalites et les strategies des acteurs qui
s'affronteront tout au long de cette periode difficile. Au-dela des
questions purement logistiques (liees aux techniques d'abatage, au
salaire des bouchers, au personnel nomme pour la supervision, etc.), ces
episodes de << guerres >> permettent a Robinson
d'illustrer les tensions qui emergent de la tentative
d'imposer une autorite et une certaine unite au sein de la
communaute juive montrealaise dans les annees 1920.
De maniere tres habile, I. Robinbson termine son ouvrage par une
presentation de la pensee d'Hirsh Wolofsky, a partir de son
commentaire de la Torah, publie dans le Keneder Odler. A travers les
ecrits de ce journaliste et principal instigateur du Jewish Community
Council, I. Robinson aborde une serie de sujets fondamentaux qui
transcendent l'ensemble de l'ouvrage. Wolofsky analyse
d'abord cette coupure generationnelle (<< generation gap
>>) qui separe une jeunesse de plus en plus en << rebellion
>> face a la tradition orthodoxe. Il s'inscrit en opposition
face a l'assimilation progressive des Juifs au sein de la societe
nord-americaine, qu'il considere comme un <<peche contre la
Torah>>, et defend avec force l'importance de
l'education religieuse de lajeunesse juive. On apprend egalement la
position de ce leader influent sur le sionisme, a propos duquel il
exprime certaines reserves, lui reprochant notamment son caractere
<< belliqueux >>, et sur le marxisme, qu'il condamne
ardemment. 'Son commentaire de la Torah comprend egalement une
reflexion approfondie sur les rapports entre la science et les textes
sacres qui permet de clore l'ouvrage par une ouverture sur les
defis que representent le renouvellement de la pensee orthodoxe dans le
contexte de sa confrontation a la societe moderne nord-americaine.
En somme, l'ouvrage de Robinson est novateur, tant au niveau
de sa perspective que de son contenu. Il permet de souligner
l'importance des acteurs sociaux, de leurs experiences
individuelles, de leurs ambitions et de leurs ideologies, et de situer
ces individualites a l'interieur de l'histoire plus large de
la communaute, de ses institutions et de ses organisations. De meme, une
de ses forces incontestables reside dans le fait que la communaute juive
montrealaise et les acteurs qui l'ont faconnee sont places dans le
contexte plus large du << Nouveau Monde >>, ce qui ouvre des
possibilites interessantes pour les etudes comparatives. De plus,
l'ouvrage de Robinson introduit plusieurs elements de reflexion
susceptibles d'interpeller les historiens travaillant dans le champ
de l'histoire de l'immigration et des communautes ethniques.
Abordant des questions liees a l'integration, au leadership
ethnique, a la structuration interne et a l'unification de la
communaute qu'il etudie, I. Robinson illustre, de maniere evidente,
le fait qu'une communaute ethnoculturelle, malgre cette croyance
heritee du sens commun, ne constitue jamais un bloc monolithique,
homogene, et que sa structuration et son unification posent,
indefectiblement, des defis importants aux membres qui la composent.
Si nous devions formuler quelques critiques a cet excellent
ouvrage, nous pourrions deplorer un certain manque de structure interne
des sections biographiques: les citations tirees des sources
personnelles des rabbins ou de leurs ecrits sont parfois longues ou mal
presentees, ce qui donne l'impression de passer d'un sujet a
l'autre sans reelle transition. De facon plus significative, il
aurait ete interessant que l'auteur accorde davantage
d'importance aux concepts qu'il utilise et a
l'elaboration de son cadre d'analyse. Ainsi il aurait pu
discuter et nuancer tout au long du livre l'opposition faite entre
<<accommodationists>> et <<resisters>>. Son
etude empirique aurait ainsi gagne en profondeur et contribue a etayer
par des elements factuels de nombreuses etudes theoriques elaborees dans
le champ de l'histoire de l'immigration et des communautes
ethniques.
Quoiqu'il en soit, l'ouvrage d'I. Robinson,
d'une ecriture habile et limpide, constitue une lecture
incontournable pour tout historien s'interessant aux communautes
juives nord-americaines au XXe siecle et, plus largement, aux processus
complexes a l'oeuvre dans la structuration, l'organisation et
l'unification de toutes les communautes issues de
l'immigration.
Paul-Etienne Rainville
Departement des sciences humaines
Universite du Quebec a Trois-Rivieres