La vie religieuse feminine en evolution et sous observation. Un apercu historique.

Rouleau, Jean-Paul

Jean-Paul Rouleau [1]

RESUME Dans un regard d'ensemble sur la recherche des sciences humaines et sociales concernant les communautes religieuses, y compris les communautes feminines au Quebec depuis 1960 jusque'a aujourd'hui, cet article identifie quelques caracteristiques de cette activite a partir de parametres qui lui sont propres : volume, distribution chronologique, disciplines utilisees auteur(e)s types de recherche, centres d'interet methodologies. En conclusion, il suggere quelques pistes de recherche susceptibles de renouveler l'ionteret des scientifiques pour ce domaine d'etude.

ABSTRACT: On the basis of a review of the research carried Out in the social sciences on religious communities in Quebec, including women's religious communities, from 1960 to the present, this article identifies a number of characteristics of that research using measures derived from the discipline itself: number of publications, frequency of distribution over time, disciplines involved, authors at work, types of research carried out, principal issues raised and methodologies used. In conclusion, the author suggests avenues for future research which may spark a renewal of interest in this question among social scientists.

Le but de cet article est de degager quelques grands axes de la recherche en sciences humaines et sociales sur les communautes ou les ordres religieux au Quebec, entre 1960 et aujourd'hui, en portant une attention speciale a la recherche sur les congregations feminines A l'occasion, nous mettrons ces axes en relation avec l'evolution de ce style de vie et l'internet que peut presenter son etude pour les scientifiques.

I. Les sources, la periode et le corpus

Pour les premiers vingt ans (1960-1980) de Ia periode de quarante ans couverte par ce survol, je puiserai largement dans le dossier documentaire intitule Les ordres religieux au Quebec Bilan de la recherche publie par Elisabeth Germain [2] en 1983. Les renseignements sur les vingt ans qui ont suivi (1980-2000) viennent du prolongement que j'ai donne ce dossier par mes propres inventaires.

Pourquoi commencer en 1960? Outre le fait qu'un retour sur le passe permet de faire mieux ressortir les nouvelles tendances et perspectives en histoire socioreligieuse les annees soixante marquent, par rapport aux annees anterieures, l'emergence d'un nouveau courant dans la production sur les ordres et congregations religieuses au Quebec La destabilisation des communautes religieuses par les effets conjugues de la Revolution tranquille et du concile Vatican II engendre a cette epoque un souci d'acquierir 'a leur sujet une connaissance Ia plus proche possible de Ia realite a egale distance entre le panegyrique et le denigrement. Ce courant n'elimine pas l'ancien ou se percoit en particulier, dans des parutions a l'occasion d'anniversaires, une perspective de louange et de promotion, parfois inse ree cependant dans des etuds rigoureuses. L'intention derriere cette quete d'adequation au reel, qui se repand alors de plus en plus dans la recherche, est de mieux cerner et de comprendre les mutations contemporaines, l'histoire des groupes qui les vivent, afin soit d'ajuster ceux-ci le plus efficacement possible aux nouvelles conjonctures dans Ia continutie de leur evolution et la fidelite 'a leurs racines, soit, plus simplement, d'acquerir une connaissance plus exacte des phenomenes et mieux comprendre Ia societe et le changement social.

Le corpus sur lequel s'appuient nos observations ne tient pas compte des monographies de communautes et encore moms des biographies de fondateurs ou fondatrices ou de religieuses et religieux exceptionnels. Bien que les changements profonds amorces dans les annees soixante et leur acceleration par Ia suite ajent fourni l'occasion d'une prodigieuse production theologique sur la vie religieuse, nos donnees se limitent aux etudes en sciences humaines et sociales et, parmi celles-ci, a celles qui ant ete portees a la connaissance d'un public plus large que les seuls membres du ou des groupes vise(s) Les documents reserves a l'usage interne d'une ou de plusieurs communaute(s) n'entrent donc pas dans l'objet de cette analyse.

Pour plus de concision, nous presenterons les resultats de notre enquete sous forme de constatations concernant quelques dimensions importantes d'un corpus de publications de recherche.

II. Aspect quantitatif, distribution dans le temps et etat civil des auteur(e)s

C'est entre 1971 et 1975 que la recherche en sciences humaines et sociales sur les communaaautes religieuses a connu son apogee avec une moyenne annuelle de 14 parutions et un pic de 18 en 1972. Entre 1960 et 1972, ce genre d'etudes a cru de facon constante puis a commence croitre progressivement par la suite, pour en venir une moyenne annuelle de pres de deux publications entre 1980 et 2000. Entre 1960 et 1980, Elisabeth Germain a recense 162 publications (187, si on tient compte des ouvrages de reference) entre 1980 et 2000, ce total tombe environ 38.

Cette distribution dans le temps suggere l'hypothese que l'interet des sciences humaines et sociales pour les ordres religieux a accompagne de tres pres l'emergence des nombreux et complexes problemes suscites par les bouleversements de la societe quebecoise et par l'exigence de l'Eglise pour une adaptation au monde moderne, au moyen de chapitres generaux convoquer obligatoirement. Par la suite, l'incapacite des communautes religieuses d'engiguer la diminution et le vieillissement de leurs effectifs et de se trouver une nouvelle pertinence dans la societe devenant progressivement de plus en plus evidente les specialistes de la recherche scientifique sur le phenomene religieux ont tourne peu peu leurs regards vers d'autres objets. Cette hypothese se trouve en partie confortee par le fait que la majorite des travaux publies pendant la periode e'effervescence et le debut du declin de 1960 a 1980, l'ont ete par des membres de communautes religieuses : selon les chiffres fournis par Elisabeth Germain c'est le cas a 50 % en histoire, a 80 % en sociologie et en psychologie et a 100 % pour les recherches alliant histoire et sociologie. Il n'en ira pas de meme par la suite, apres 1980 jusqu'a 2000, ou les auteur(e)s seront en majorite laics.

III Distribution par disciplines et scion l'accessibilite au grand public

De toutes les disciplines utilisees pour scruter l'ordre religieux, c'est l'histoire qui remporte la palme en termes de nombre de publications. Cette affirmation s'applique a la seconde sous-periode (1980 a 2000) comme a la premiere (1960 a 1980). Suivent loin derriere, entre 1960 et 1980, la sociologie, l'approche sociohistorique, la psychologie, les sciences de la gestion et de l'administration. Entre 1980 et 2000, hormis l'histoire, les autres etudes recourent a l'approche sociohistorique.

L'histoire est aussi la science qui utilise Les formes d'edition les plus accessibles au grand public: le volume ou la partie de volume et l'article dans des revues ou periodiques, la production des autres disciplines demeurant a plus de 50 % a rayonnement plus limite, accessible surtout au milieu universitaire sous forme de memories, de theses ou de documents reprographies. Cette affirmation, vraie entre 1960-1980, ne vaut plus entre 1980-2000. Du petit nombre total de publications recensees pour ces annees dans les autres disciplines que l'histoire, peu le sont sous forme de memoires ou de theses.

IV. Types de recherches, centres d'interet et methodologies

D'un point de vue methodologique, en dehors des statistiques, des bibliographies et des documents de pure information, on peut classer les publications repertoriees en deux categories, toutes disciplines confondues: d'une part, les recherches thematiques qui visent a reconstituer des logiques internes entre les faits reperes dans le champ observe, -- entre des acteurs, des enjeux, des causes, des effets, des conditions, des transactions, etc. -- au moyen de recits et de descriptions et, d'autre part, les analyses qui, au depart enoncent une ou des hypothese(s) et cherchent a les verifier a partir de cadres theoriques et conceptuels a portee generale dans la ou les discipline(s) dont elle(s) se reclame(nt).

L'un et l'autre types de recherche ont leurs merites et leurs limites. Le premier est englobant, mais s'en tient a ce qui est directement observable, a ce qui est perceptible [much less than] a l'oeil nu [much greater than]. Le second fait souvent apparaitre des resultats non discernables au premier regard, mais aux depens d'une restriction, d'une limitation de son objet.

Au cours des quarante ans de la periode sous observation, on constate la presence des deux types de travaux, la premiere categorie rassemblant un plus grand nombre d'inscriptions que la seconde.

Les principaux centres d'interet sont les communautees enseignantes, le rapport au developpement social et economique, le changement social, l'image de la vie religieuse et la condition feminine. Au cours des deux premieres decennies, a l'exception des recherches en psychologie, les instituts religieux masculins retiennent davantage l'attention que les instituts feminins. Par la suite, c'est l'inverse qui se produit. Cette inversion s' expliquerait par le double fait que ce n'est que tardivement que des religieuses ont accede en nombre significatif a la formation universitaire et que plusieurs etudes de la periode recente ont des femmes comme auteures.

Les chercheuses et chercheurs sont proportionnellement plus nombreux a porter un regard sur l'ensemble de la vie religieuse concrete plutot que sur un ordre en particulier au cours de la seconde periode que pendant la premiere.

Les principales problematiques utilisees dans les publications qui se structurent selon le second type de methodologie (avec cadres theorique et conceptuel prealables) sont: la congregation religieuse consideree soit comme organisation, soit comme institution totale, soit comme communaute; l'utopie, le charisme, la protestation sociale et la quasi secte; la secularisation le pluralisme, la structure de plausibilite ou de credibilite les communautes religieuses et le development socioeconomique l'acculturation et la religion populaire ; la synergie entre psychisme et vie spirituelle; enfin, la place et le role des religieuses en regard de la condition des femmes dans l'Eglise et dans la societe. La proportion des ouvrages elabores selon cette demiere problematique est allee constamment en augmentant, surtout depuis vingt ans parallelement a la croissance du nombre de femmes, des laiques surtout, s'adonnant a la recherche scientifique sur la vie religiense.

V. Les artistes prennent le relais des scientifiques

Depuis quelques annees il semble qu'au Quebec toujours, les artistes, entre autres les cineastes les photographes, s'associent aux historiens pour configurer la memoire sur la vie religieuse, comme en temoignent les films, les emissions de television, les erections de monuments, plus nombreuses qu'a l'accoutume, et la recente exposition de photographies de religieuses quebecoises produites par une americaine qui a longtemps vecu a Montreal Clara Gutshe, presentee pour la premiere fois a Joliette et qui fait maintenant le tour des Etats-Unis.

Evidemment nous sommes ici en presnece d'une tout autre epistemologie que celle de la science. Tout semble se passer comme si, devant le declin important sinon la disparition complete des formes traditionnelles d'engagement absolu et perpetuel pour le transcendant qu'est la vie religieuse, la societe dans une attitude de sympathie et d'admiration, cherche a fixer pour la posterite les traits qu'a revetus cette vie une epoque donnee celle ou la culture ambiante supportait sans condition la plausibilite et la pertinence sociale de cette facon d'exister et d'agir. Comme celle de la science, l'epistemologie de l'art a ses outils pour produire des connaissances, les diffuser et susciter des reflexions a leur sujet, ces connaissances et ces reflexions pouvant concerner aussi bien le present et 1'avenir que le passe.

Conclusion

Quel avenir pour la recherche scientifique sur les communautes religieuses?

J'inviterais d'abord les historiens continuer a s'interesser a la vie religieuse, dans la foulee des Micheline Dumont, des Nadia Fahmy-Eid, des Guy Laperriere des Nive Voisine. De tout temps, ce sont eux qui ont publie le plus sur ce sujet parmi les chercheurs en sciences sociales. Les chantiers ne manquent pas dans le domaine de la genese (fondation, implantation) et du developpement des communautes religieuses. Les rapports de ces groupes a l'economie, tant en ce qui concerne leurs propres possessions que leur participation au developpment, sont entre autres des territoires encore largement laisses en friche.

Outre ces quelques pistes, je voudrais simplement en signaler une qui me parait remplie de promesses de decouvertes, apres trente-cinq ans d'efforts de renouvellement de la vie religieuse. C'est celle du travail de recomposition de leurs champs symboliques par les communautes depuis 1965. Par champ symbolique, j'entends ici les significations que represent tent autant les transformations de leurs cadres physiques de residence de leurs habitudes de vie, de leur vie communautaire, de leurs activites apostoliques que de leurs ideations

Des l'apres-concile, les communautes se sont lancees a fond de train dans cette recomposition, ou les communautes feminines ont ete a l'avantgarde et particulierement creatrices. Quelles voies et quelle evolution a suivi cette recomposition ? Que sont devenus les champs symboliques des differentes communautes ? Quels rapports entretiennent ces champs avec l'essentiel de la vie religieuse (l'amour total de Dieu, l'Absolu ; les trois voeux), avec les champs symboliques d'autrefois, avec les transformations des champs symboliques de l'Eglise? De la societe quebecoise ? Les communautes religieuses peuvent-elles reconfigurer des champs symboliques qui soient en connaturalite avec l'Eglise redecouverte comme peuple de Dieu? Avec la sensibilite ecologique et environnementale? Avec les recompositions sociales visant a conserver ou redonner sa place la personne humaine dans la mondialisation, la globalisation des marches, la liberalisation de l'economie la revolution biogenetique, l'omnipresence des medias ? II me sem ble que de tels objets pourraient renouveler l'interet pour la recherche sur les communautes religieuses parce qu'alors, les connaissances produites pourraient aider a comprendre le changement non seulement dans la vie religieuse mais aussi dans l'Eglise et dans la societe.

(1.) Jean-Paul rouleau est professeur retraite de sociologie des religions et responsable de la recherche a la faculte de theologie et de sciences religieuses de l'Universite Laval. II est l'auteur de plusieurs volumes et articles sur les communautes religieuses dont, entre autres, Enquete sur l'activite apostolique des Jesuites au Canada francais (en coIl.), 6 vol.; La religieuse hospitaliere dans vane societe en transformation, 2 vol.; Le pretre et la retigieuse vus par des etudiants de niveau collegial (avec P. Reny) et" Mouvement et ordres religieux Les mouvements religieux aujourd'hui. Theories er prauiques, Quebec, Universite Lavat, Les Cahiers de recherches en sciences de la religion, 5, 1985, p. 175-205.

(2.) Elisabeth Germain, Les ordres religieux au Quebec Bilan de la recherche, Quebec Universite Laval, Centre de recherches en sociologic religieuse, coill Etudes et documents en sciences de la religion dossier documentaire 1, 1983, 80 p.