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  • 标题:De la pervenche de rousseau A la recherche de proust.
  • 作者:Wang, Juan
  • 期刊名称:Romance Notes
  • 印刷版ISSN:0035-7995
  • 出版年度:2017
  • 期号:May
  • 出版社:University of North Carolina at Chapel Hill, Department of Romance Languages

De la pervenche de rousseau A la recherche de proust.


Wang, Juan


L'Intertextualite entre l'oeuvre de Marcel Proust et de Jean-Jacques Rousseau a ete commentee par bien des critiques depuis la premiere publication d'A la recherche du temps perdu. Annie-Claude Dobbs, par exemple, a decele un parallelisme entre l'ouverture de la Recherche et celle des Confessions, tandis que Philip Kolb a retrace l'origine du titre et la structure globale de l'oeuvre dans une phrase d'Emile. (1) Cette hypothese de Kolb semble se confirmer par le fait que les deux references a Rousseau encadrent l'oeuvre immense qu'est la Recherche: la premiere au debut (1: 39), la deuxieme vers la fin (4: 606). Si Proust s'etait inspire de Rousseau pour le titre et la structure de son oeuvre, cela n'aurait pas ete par imitation systematique, mais plutot par association libre. Car la par ou Proust voulait absolument se demarquer de Rousseau, c'est justement par la structure de son oeuvre. Dans une lettre adressee a Henri de Regnier, Proust s'indigne de la comparaison de la Recherche aux Confessions de Rousseau:

Je ne suis pas d'accord avec vous quand vous voyez des Memoires, des Souvenirs, dans une oeuvre construite ou le mot fin a ete inscrit au terme du dernier volume (non paru encore) avant que fussent ecrits ceux qu'on vient de publier. Le "Je" est une pure formule, le phenomene de memoire qui declenche l'ouvrage est un moyen voulu, comme si vous voulez la grive entendue a Montboissier qui ramene Chateaubriand a Combourg. (Correspondance 19: 630-31)

Cette reponse est fondee sur un malentendu a propos d'un article de Regnier, dans lequel le critique ne compare la Recherche aux Memoires de Casanova et aux Confessions de Rousseau que pour mieux l'en distinguer. Il n'en est pas moins que ce malentendu nous permette de voir la volonte de Proust de se demarquer de Rousseau, et cela a deux niveaux: a celui de la composition de l'oeuvre et a celui de la fidelite autobiographique.

Ce qui permet a Proust de mettre le mot "fin" a son dernier volume avant que ne fussent publies les volumes entre Du cote de chez Swann et Le Temps retrouve, ce sont bien les revelations et la theorisation de la memoire involontaire comme procede structurant de la Recherche. Il faudrait donc se concentrer sur la memoire involontaire pour expliquer l'attitude paradoxale de Proust envers l'heritage de Rousseau. A la difference d'autres ecrivains qui exaltent la metaphore, tels que Chateaubriand, Nerval et Baudelaire, le nom de Rousseau est exclu de la "filiation noble" (4: 498-99). Pourtant, selon Ferdinand Brunetiere, celui qui a le premier decrit l'experience de la memoire involontaire, ce n'est pas les membres privilegies de cette filiation, mais le "grand absent" de la Recherche--Jean-Jacques Rousseau. (2) Plus de cent ans avant que la petite madeleine proustienne ne fasse surgir tout Combray d'une tasse de the, la pervenche, une petite fleur bleue, humble habitante de la campagne, avait deja ramene Jean-Jacques au bonheur absolu qu'il avait ressenti aupres de Mme de Warens:

En marchant, elle vit quelque chose de bleu dans la haie, et me dit: "voila de la pervenche encore en fleur." Je n'avais jamais vu de la pervenche, je ne me baissai pas pour l'examiner, et j'ai la vue trop courte pour distinguer a terre les plantes de ma hauteur. Je jetai seulement en passant un coup d'oeil sur celle-la, et pres de trente ans se sont passes sans que j'aie revu de la pervenche, ou que j'y aie fait attention. En 1764, etant a Cressier, avec mon ami M. du Peyrou, nous montions une petite montagne [...]. En montant et regardant parmi les buissons, je pousse un cri de joie: Ah! voila de la pervenche! Et c'en etait en effet. (Confessions 212)

Il est vrai que dans ce passage, comme Brunetiere l'a remarque, il y a une description--peut-etre la premiere--d'une experience qui semble tres proche de la memoire involontaire proustienne. Mais ce qui provoque l'exclamation de joie, ce n'est pas la reminiscence elle-meme, mais plutot le contenu de ce souvenir, notamment le bonheur celeste vecu aupres de Mme de Warens, auquel la vue de la pervenche renvoie:

Ici commence le court bonheur de ma vie; ici viennent les paisibles mais rapides moments qui m'ont donne le droit de dire que j'ai vecu. Moments precieux et si regrettes! [...]. Encore si tout cela consistait en faits, en actions, en paroles, je pourrais le decrire et le rendre en quelque facon; mais comment dire ce qui n'etait ni dit ni fait, ni pense meme, mais goute, mais senti, sans que je puisse enoncer d'autre objet de mon bonheur que ce sentiment meme? (Confessions 211)

Si la periode de cohabitation avec Mme de Warens est celle du bonheur absolu pour Rousseau, c'est grace a l'amour pour cette femme, figure de mere, et a la communion avec la nature:

Je me levais avec le soleil, et j'etais heureux; je me promenais, et j'etais heureux; je voyais maman, et j'etais heureux; je la quittais, et j'etais heureux; je parcourais les bois, les coteaux, j'errais dans les vallons, je lisais, j'etais oisif, je travaillais au jardin, je cueillais les fruits, j'aidais au menage, et le bonheur me suivait partout: il n'etait dans aucune chose assignable, il etait tout en moi-meme, il ne pouvait me quitter un seul instant. (Confessions 211-12)

L'intensite du bonheur explique la persistance de la memoire: "rien de tout ce qui m'est arrive durant cette epoque cherie, rien de ce que j'ai fait, dit et pense tout le temps qu'elle a dure n'est echappe de ma memoire" (212). Et cela d'autant plus significatif que "les temps qui precedent et qui suivent me reviennent par intervalles; je me les rappelle inegalement et confusement; mais je me rappelle celui-la tout entier comme s'il durait encore" (212). Cette memoire qui perdure si longtemps, on pourrait bien la qualifier de memoire affective, (3) mais elle est loin d'etre la memoire involontaire concue par Proust. Si la pervenche a pu si facilement ressusciter le passe, ce n'est point a cause de sa puissance evocatrice, mais de l'intensite extreme du bonheur qui est le contenu de ce souvenir.

Un autre texte qui semble anticiper la memoire involontaire proustienne, c'est la septieme promenade des Reveries, ou Rousseau parle de son activite et de son bonheur d'herborisation:

Toutes mes courses de botanique, les diverses impressions du local des objets qui m'ont frappe, les idees qu'il m'a fait naitre, les incidents qui s'y sont meles, tout cela m'a laisse des impressions qui se renouvellent par l'aspect des plantes herborisees dans ces memes lieux. Je ne reverrai plus ces beaux paysages, ces forets, ces lacs, ces bosquets, ces rochers, ces montagnes dont l'aspect a toujours touche mon coeur: mais maintenant que je ne peux plus courir ces heureuses contrees je n'ai qu'a ouvrir mon herbier et bientot il m'y transporte. Les fragments des plantes que j'y ai cueillies suffisent pour me rappeler tout ce magnifique spectacle. (148-49)

Comme dans l'episode de la pervenche des Confessions, tous les elements necessaires de la memoire involontaire semblent se trouver en germe dans ce passage: la sensation presente qui evoque une sensation dans le passe par l'association metaphorique, puis la resurrection du souvenir du passe par les associations metonymiques. Mais a la difference de la fameuse petite madeleine proustienne, ces reminiscences rousseauistes sont fondees sur le rapport metonymique plutot que metaphorique; elles ne font ni retrouver tout le passe, ni epanouir l'oeuvre entiere; (4) elles restent localisees dans leurs effets d'evocation et se limitent, sur le plan affectif, au bonheur d'une periode bien heureuse du passe.

Si l'on considere l'episode de la petite madeleine comme paradigme de la memoire involontaire proustienne, on en discerne d'autres caracteristiques. D'abord, il y a un oubli total qui separe les deux sensations. Ensuite, un sentiment de felicite s'engendre immediatement par le gout de la petite madeleine, avant que le souvenir du passe ne surgisse, ce qui confere un caractere enigmatique a la sensation. (5) Par consequent, cette felicite ne pourrait etre celle du souvenir, mais reside dans l'acte meme de la reminiscence, qui implique la superposition inconsciente du present et du passe:

Tant de fois, au cours de ma vie, la realite m'avait decu parce que, au moment ou je la percevais, mon imagination, qui etait mon seul organe pour jouir de la beaute, ne pouvait s'appliquer a elle, en vertu de la loi inevitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce qui est absent. Et voici que soudain l'effet de cette dure loi s'etait trouve neutralise, suspendu, par un expedient merveilleux de la nature, qui avait fait miroiter une sensation [...] a la fois dans le passe, ce qui permettait a mon imagination de la gouter, et dans le present ou l'ebranlement effectif de mes sens par le bruit, le contact avait ajoute aux reves de l'imagination ce dont ils sont habituellement depourvus, l'idee d'existence et, grace a ce subterfuge, avait permis a mon etre d'obtenir, d'isoler, d'immobiliser--la duree d'un eclair--ce qu'il n'apprehende jamais: un peu de temps a l'etat pur. (4: 450-51)

Cette felicite proustienne provient de la coexistence du passe et du present, de la sensation et de l'imagination. On voit a quel point ce bonheur diverge de celui de Rousseau, associe a la vue de la pervenche ou des herbiers, qui reside exclusivement dans le passe, comme Rousseau l'explique:

Mon imagination, qui dans ma jeunesse allait toujours en avant, et maintenant retrograde, compense par ces doux souvenirs l'espoir que j'ai pour jamais perdu. Je ne vois plus rien dans l'avenir qui me tente; les seuls retours du passe peuvent me flatter, et ces retours si vifs et si vrais dans l'epoque dont je parle me font souvent vivre heureux malgre mes malheurs. (Confessions 212)

Pour mieux fixer ce passe, le recours ultime de Rousseau, c'est l'ecriture. Dans son "Introduction" aux Reveries, Crogiez constate: "pour lui [Rousseau], l'ecriture n'est pas un but, c'est un moyen; le but de l'ecriture, c'est le bonheur de retomber dans la reverie. Par l'ecriture de la reverie dans la Promenade reviendront les souvenirs [...] et par la relecture, reviendra l'etat d'esprit et des sens dont elle est le registre [...]. Il demeure le seul lecteur de ses Reveries" (Reveries 35).

Pour Proust, par contre, l'ecriture n'est pas un moyen de retrouver le passe, mais un but en elle-meme. Maintes fois dans la Recherche, une impression profonde accompagnee d'une felicite enigmatique ne s'explique pas par un souvenir du passe, mais aboutit a l'ecriture: "sans doute autrefois a Combray, certaines impressions fort humbles, ou une lecture de Bergotte, m'avaient mis dans un etat de reverie qui m'avait paru avoir une grande valeur. Mais cet etat, mon poeme en prose le refletait" (1: 466). Les plus connues des impressions mettant le narrateur dans cet etat de reverie, ce sont celle des trois arbres et celle des trois clochers (2: 76-77). Au lieu de declencher la memoire, ce qui n'est qu'une forme attenuee de l'imagination, ces impressions provoquent une reverie. Cette reverie proustienne, selon Deschamps, incite l'ecrivain "a creer parce qu'en elle reside le desir a l'etat pur", qui mene au "dechiffrement" et a la "transcription" du "livre interieur de signes inconnus" (Dictionnaire 868).

Que Rousseau soit le premier ecrivain qui ait fait de la reverie une source directe de l'ecriture, ses Reveries du promeneur solitaire en temoignent. MorotSir constate que Rousseau "a compris la reverie comme ouverture de langage, comme la fete et la liberte de l'ecriture" (910). Mais chez Rousseau, la reverie est loin d'etre saisie comme une poetique de l'ecriture. Tandis que Rousseau semble suivre ses reveries du promeneur pas a pas, de maniere intuitive, pour mieux les fixer dans son texte, Proust considere la reverie comme un etat creatif, "quelque chose d'analogue a une jolie phrase" (1: 88). Pour Proust, a la difference de Rousseau, l'ecriture et la reverie ont un rapport d'analogie plutot que d'imitation. Si la reverie de Rousseau est un "somnambulisme d'un reveur en mouvement," celle de Proust est "somnambulisme d'une ecriture qui a echappe aux servitudes de la vie eveillee et surtout aux rigueurs mathematiques de la chronologie" (Morot-Sir 910).

Mais loin d'etre un somnambulisme automatique, ce rapport metaphorique entre l'ecriture et la reverie est analyse et theorise par Proust, pour devenir une poetique de l'ecriture, comme Deschamps le constate:

Il conviendrait [...] de designer toute creation litteraire, quelle qu'elle soit, par la formule a double entree, "ecriture-reverie," "reverie-ecriture." Si cette fusion a ete pressentie par tous les ecrivains et a ete presente a tous les moments ou l'ecriture cesse d'etre la servante de la parole utilitaire, si donc l'oeuvre de Marcel Proust, comme il l'a reconnu lui-meme, prolonge une tradition millenaire, elle prend neanmoins une valeur exceptionnelle en ce qu'elle a "cherche" a etre a la fois theorie et pratique de l'ecriture-reverie, a fondre en un unique alliage une pratique de la reverie et une poetique de l'ecriture. (Dictionnaire 869)

Non seulement la reverie proustienne est un etat propice a l'ecriture, elle l'est aussi par rapport a la lecture. Si Rousseau se reserve exclusivement le bonheur de retomber dans la reverie de son passe par l'ecriture de sa propre vie et la lecture de sa propre oeuvre, le lecteur de Proust se retrouve soi-meme (6) dans la Recherche. Ce surgissement du moi profond, le lecteur l'eprouve non seulement en traduisant les mots en ses propres sensations, mais aussi, en goutant le delice d'un "peu de temps a l'etat pur" pendant la lecture de la Recherche. Si cela est possible, c'est parce que l'immense etendue de l'oeuvre se jalonne des passages qui se font echos les uns aux autres, a travers de grandes distances textuelles, pour declencher de veritables experiences de la memoire involontaire au niveau de la lecture.

Afin de ne pas perdre de vue Rousseau, examinons les passages de la Recherche associes au mot "pervenche." Le premier se trouve dans l'episode ou le jeune protagoniste, apres avoir tant reve de Mme de Guermantes a partir de son nom, la rencontre pour la premiere fois dans l'eglise de Combray:

Ses yeux bleuissaient comme une pervenche impossible a cueillir et que pourtant elle m'eut dediee; et le soleil menace par un nuage mais dardant encore de toute sa force sur la place et dans la sacristie, donnait une carnation de geranium aux tapis rouges qu'on y avait etendus par terre pour la solennite, et sur lesquels s'avancait en souriant Mme de Guermantes, et ajoutait a leur lainage un veloute rose, un epiderme de lumiere, cette sorte de tendresse, de serieuse douceur dans la pompe et dans la joie qui caracterisent certaines pages de Lohengrin, certaines peintures de Carpaccio, et qui font comprendre que Baudelaire ait pu appliquer au son de la trompette l'epithete de delicieux. (1: 175)

Comme chez Rousseau, la pervenche est ici liee a la figure de la mere, l'objet de desir pour le jeune garcon. Si la pervenche est associee a Mme de Warens de maniere purement metonymique dans les Confessions, elle prend ici un sens a la fois metaphorique et metonymique, pour designer Mme de Guermantes par le biais de ses yeux. L'expression "impossible a cueillir" marque la difference essentielle entre le rapport de Rousseau a Mme de Warens et celui entre Marcel et Mme de Guermantes: le premier est une relation reelle, le deuxieme, un desir fonde sur l'imagination onomastique, par consequent irrealisable.

Le passage que l'on vient de citer prend encore de la profondeur si l'on le lit en association avec un autre passage de la Recherche, quelques centaines de pages plus loin. Apres avoir constate que la memoire volontaire donne une monotonie terne aux souvenirs du passe, le narrateur nous presente la puissance creative de la memoire involontaire:

Or, au contraire, chacun des moments qui le composerent employait, pour une creation originale, dans une harmonie unique, les couleurs d'alors que nous ne connaissons plus et qui, par exemple, me ravissent encore tout a coup si, grace a quelque hasard, le nom de Guermantes ayant repris pour un instant apres tant d'annees le son, si different de celui d'aujourd'hui, qu'il avait pour moi le jour du mariage de Mlle Percepied, il me rend ce mauve si doux, trop brillant, trop neuf, dont se veloutait la cravate gonflee de la jeune duchesse, et, comme une pervenche incueillissable et refleurie, ses yeux ensoleilles d'un sourire bleu. Et le nom de Guermantes d'alors est aussi comme un de ces petits ballons dans lesquels on a enferme de l'oxygene ou un autre gaz: quand j'arrive a le crever, a en faire sortir ce qu'il contient, je respire l'air de Combray de cette annee-la, de ce jour-la, mele d'une odeur d'aubepines agitee par le vent du coin de la place, precurseur de la pluie, qui tour a tour faisait envoler le soleil, le laissait s'etendre sur le tapis de laine rouge de la sacristie et le revetir d'une carnation brillante, presque rose, de geranium, et de cette douceur, pour ainsi dire wagnerienne, dans l'allegresse, qui conserve tant de noblesse a la festivite. (2: 312)

Ce qui frappe dans la lecture juxtaposee de ces deux passages, plus que l'intertextualite avec la pervenche de Rousseau, c'est l'intratextualite, c'esta-dire, la reprise de plusieurs mots, que j'ai mis en italique, du premier passage par le deuxieme. Le telescopage entre ces deux passages constitue une "ordi nation metaphorique virtuelle," pour utiliser le terme de Jean Ricardou (125), parce que la memoire involontaire s'effectue ici au niveau de la lecture, a la difference de l'episode de la petite madeleine, qui fonctionne comme structure narrative au niveau de l'ecriture. De plus, il n'est pas difficile de remarquer les variations et les recombinaisons subtiles entre les mots repris, ce qui reflete un decalage entre la sensation du passe et son souvenir. Mieux encore, ce passage, en expliquant le fonctionnement de la memoire involontaire a partir du nom de Guermantes, prepare le lecteur a lire un troisieme passage en association avec les deux precedents. Cette fois-ci, c'est lors de la deuxieme assistance de Marcel au theatre, ou Mme de Guermantes fait son entree:

La duchesse de Guermantes, qui venait d'entrer, alla vers sa cousine, fit une profonde reverence a un jeune homme blond qui etait assis au premier rang et, se retournant vers les monstres marins et sacres flottant au fond de l'antre, fit a ces demi-dieux du Jockey-Club--qui a ce moment-la, et particulierement M. de Palancy, furent les hommes que j'aurais le plus aime etre --un bonjour familier de vieille amie, allusion a l'au jour le jour de ses relations avec eux depuis quinze ans. Je ressentais le mystere, mais ne pouvais dechiffrer l'enigme de ce regard souriant qu'elle adressait a ses amis, dans l'eclat bleute dont il brillait tandis qu'elle abandonnait sa main aux uns et aux autres, et qui, si j'eusse pu en decomposer le prisme, en analyser les cristallisations, m'eut peut-etre revele l'essence de la vie inconnue qui y apparaissait a ce moment-la. (2: 352)

Quel est donc le mystere indechiffrable derriere le regard bleute de la duchesse? Selon Simons, c'est "'quelque chose d'analogue a une jolie phrase,' beaucoup plus qu'une croyance au contenu spirituel de la matiere" (500). Mais il est egalement possible que, comme le gout de la petite madeleine, l'enigme de ce regard reside dans d'autres regards que l'on a lus dans d'autres passages. En juxtaposant ces passages, l'enigme s'eclaircit et le lecteur s'ecrie "de la pervenche!" Le regard bleute adresse d'autrefois au jeune protagoniste, en se deplacant sur les membres de Jockey-Club, s'irise precisement par un prisme--celui du temps--et s'enrichit des resonnances entre deux scenes analogues separees par un grand espace textuel.

En fin de compte, l'on n'aurait pas tort de dire que, comme il y a "le cote Dostoievski des Lettres de Madame de Sevigne," il y a egalement le cote proustien de la pervenche de Rousseau. Mais tandis que la vie de Rousseau "est une longue reverie divisee en chapitres par mes promenades de chaque jour," dont l'ecriture sert a fixer les souvenirs bien heureux pour mieux y retomber, toute la vie de Proust est censee aboutir a la Recherche, c'est-a-dire, a retrouver, plus que le passe, "un peu de temps a l'etat pur." Cette difference principale provient des pensees philosophiques respectives de ces deux auteurs: pour Rousseau, le bonheur absolu reside dans la communion avec la nature et avec l'etre aime; pour Proust, la verite, la seule source de joie, ne peut se trouver que dans l'oeuvre d'art. Cette divergence philosophique explique l'attitude paradoxale de Proust envers Rousseau: d'une part, une admiration profonde pour le style du philosophe, d'autre part, une volonte tres forte de s'en demarquer. Cette attitude ambivalente se traduit dans la Recherche par la specificite intertextuelle: l'abondance d'allusions voilees au detriment des references directes. D'un point de vue psychanalytique, la penurie de references par rapport a l'allusion est une manifestation du rapport difficile de l'auteur a son pere. (7) Dans la Recherche, les deux fois ou Proust fait reference directe a Rousseau, c'est en association avec la figure du pere: le pere du narrateur proustien la premiere fois (8) et Swann la deuxieme fois. (9) Deux autres critiques ont aussi discerne des allusions a Rousseau dans des figures de pere: Ennaifar dans Charlus et Wise dans Legrandin. Si le narrateur ressemble a ces diverses figures de pere par bien des aspects, il les depasse tous en devenant ecrivain. Pour employer une metaphore--dans le sens elargi que donne Proust a ce terme, on pourrait dire que la distance qui separe le narrateur de toutes ces figures de pere est aussi grande que celle qui separe la pervenche de Rousseau et la memoire involontaire proustienne, modele et fondement de la Recherche.

University of Missouri, Columbia

OUVRAGES CITES

Brunetiere, Ferdinand. Le roman naturaliste. Paris: Calmann Levy, 1892.

Delacour, Jean. "Les reminiscences proustiennes et l'etude scientifique de la memoire." Marcel Proust 4: Proust au tournant des Siecles 1. Paris-Caen: Lettres modernes Minard, 2004. 249-73.

Deschamps, Nicole. "Reverie." Dictionnaire Marcel Proust. Ed. Annick Bouillaguet et Brian G. Rogers. Paris: Honore Champion, 2004. 869-72.

Dobbs, Annie-Claude. "Rousseau et Proust: ouvertures des Confessions et d'A la recherche du temps perdu." L'Esprit Createur 9.3 (1969): 165-74.

Ennaifar, Elias. "Charlus du cote de Rousseau." Bulletin Marcel Proust 57 (2007): 81-96.

Morot-Sir, Edouard. "L'ecriture-reverie et la creation proustienne." Revue d'histoire litteraire de la France 84.6 (1984): 909-17.

Proust, Marcel. A la recherche du temps perdu. Ed. Jean-Yves Tadie. 4 vols. Paris: Gallimard, 1987-89.

--. Correspondance. 21vols. Texte etabli par Philip Kolb. Paris: Plon, 1993.

Ricardou, Jean. Nouveaux problemes du roman. Paris: Seuil, 1978.

Rousseau, Jean-Jacques. Les Confessions. Paris: Librairie de Firmin Didot Freres, 1849.

--. Reveries du promeneur solitaire. Ed. Michele Crogiez. Paris: Librairie Generale Francaise, 2001.

Simons, Madeleine A. "Les regards dans A la recherche du temps perdu." The French Review 41.4 (1968): 498-504.

Steiner, Michel. Voleurs de mots. Paris: Gallimard, 1985.

Wise, Pyra. "Legrandin: un pastiche de Rousseau?" Marcel Proust 5: Proust au tournant des siecles 2. Paris-Caen: Lettres modernes Minard, 2005. 15-41.

(1) Voir "Introduction" de Kolb dans Correspondance 11: "Si l'idee de mettre en opposition Le temps perdu et Le temps retrouve etait deja acquise, ces deux titres ont le merite de souligner la structure de l'oeuvre, et d'avertir le lecteur que ce qui parait mysterieux au commencement sera eclairci a la fin. Comment Proust a-t-il eu cette idee geniale? Peut-etre fait-il allusion a un precepte de Rousseau, qui ecrit, dans le livre II de son Emile: 'la plus importante, la plus utile regle de toute education, ce n'est pas de gagner du temps, c'est d'en perdre' " (XXIII).

(2) Voir Brunetiere: "Si vous remontiez jusqu'aux origines [de ce procede], peut-etre le retrouveriez-vous dans un passage des Confessions, a l'endroit ou Jean-Jacques, apres trente ans passes, apercevant, comme jadis aux jours de sa jeunesse, 'quelque chose de bleu dans la haie,' pousse le cri demeure celebre: Ah! voila de la pervenche! De la pervenche! c'est-a-dire le cortege de souvenirs et d'emotions oubliees que cette fleurette apercue ressuscite en sa memoire, et la source des joies auxquelles un hasard d'autrefois associa ce brin d'herbe, qui tout a coup se renouvelle en lui! Developpez le contenu de cette exclamation, prolongez la confession, mettez de l'ordre dans la confusion lointaine de ces reminiscences, vous avez le procede dont nous parlons" (174).

(3) "Ce terme peut s'appliquer a certaines formes de memoires decrites par Proust, mais il est clair qu'il ne convient pas aux reminiscences. L'episode de la vie passee du narrateur qu'elles font revivre n'est en aucun cas particulierement triste ou heureux, a forte valeur emotionnelle [...]. La persistance de cette interpretation inadequate vient probablement de ce que lors de la reminiscence--et non pas lors de l'episode qu'elle suscite--le narrateur eprouve une joie profonde, d'une intensite exceptionnelle. Mais le texte de Proust est sur ce point tres explicite. Cette joie n'est pas specifique de la reminiscence [...]. Le narrateur la ressent a la vue des clochers de Martinville ou de buissons d'aubepine ou a l'audition, pour la premiere fois, des oeuvres du musicien Vinteuil [...]. Cette joie a son explication dans l'ontologie esthetique de Proust" (Delacour 257).

(4) "Et comme dans ce jeu ou les Japonais s'amusent a tremper dans un bol de porcelaine rempli d'eau de petits morceaux de papier jusque-la indistincts qui, a peine y sont-ils plonges s'etirent, se contournent, se colorent, se differencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de meme maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nympheas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l'eglise et tout Combray et ses environs, tout cela qui prend forme et solidite, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de the" (1: 47).

(5) "Mais a l'instant meme ou la gorgee melee des miettes du gateau toucha mon palais, je tressaillis, attentif a ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir delicieux m'avait envahi, isole, sans la notion de sa cause [...] en me remplissant d'une essence precieuse: ou plutot cette essence n'etait pas en moi, elle etait moi" (1: 44).

(6) "En realite, chaque lecteur est, quand il lit, le propre lecteur de soi-meme. L'ouvrage de l'ecrivain n'est qu'une espece d'instrument d'optique qu'il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que, sans ce livre, il n'eut peut-etre pas vu en soi-meme" (3: 911).

(7) "Citer, c'est reconnaitre la dette, ne pas l'effacer, ne pas s'en affranchir [...]. L'effacement du nom propre de l'auteur temoigne d'un conflit oedipien esquive ou mal engage, et d'un repli vers le pre-oedipien. Le nom du pere n'a pas eu lieu" (Steiner 282).

(8) "Ma grand'mere, ai-je su depuis, avait d'abord choisi les poesies de Musset, un volume de Rousseau et Indiana; car si elle jugeait les lectures futiles aussi malsaines que les bonbons et les patisseries, elle ne pensait pas que les grands souffles du genie eussent sur l'esprit meme d'un enfant une influence plus dangereuse et moins vivifiante que sur son corps le grand air et le vent du large. Mais mon pere l'ayant presque traitee de folle en apprenant les livres qu'elle voulait me donner, elle etait retournee elle-meme a Jouy-le-Vicomte chez le libraire pour que je ne risquasse pas de ne pas avoir mon cadeau (c'etait un jour brulant et elle etait rentree si souffrante que le medecin avait averti ma mere de ne pas la laisser se fatiguer ainsi) et elle s'etait rabattue sur les quatre romans champetres de George Sand" (1: 39).

(9) "On croyait que Mlle de Saint-Loup avait fait en somme le meilleur mariage qu'elle avait pu, que celui de son pere avec Odette de Crecy (n'etant rien) fait en cherchant a s'elever vainement alors qu'au contraire, du moins au point de vue de son amour son mariage avait ete inspire des theories comme celles qui purent pousser au XVIIIe siecle des grands seigneurs, disciples de Rousseau, ou des prerevolutionnaires, a vivre de la vie de la nature et a abandonner leurs privileges" (4: 606).
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