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文章基本信息

  • 标题:Mensonges, peur, liens de confiance et gestion du risque dans l'enquete sur le terrain au feminin.
  • 作者:Pastinelli, Madeleine
  • 期刊名称:Resources for Feminist Research
  • 印刷版ISSN:0707-8412
  • 出版年度:2007
  • 期号:September
  • 出版社:O.I.S.E.

Mensonges, peur, liens de confiance et gestion du risque dans l'enquete sur le terrain au feminin.


Pastinelli, Madeleine


Ouverture

Ce texte conjoint adopte la forme de variations autour d'un theme. Au cours des dix dernieres annees, nous, Madeleine Pastinelli et Pauline Greenhill, avons decouvert que nous reflechissions toutes les deux au rapport entre le sexe et le travail de terrain. Nous avons donc engage un dialogue, soulevant des questions qui nous semblent pertinentes sur le sujet, plus particulierement celles qui resonnent avec nos experiences politiques et personnelles et nos contextes professionnels respectifs. Nous avons decouvert et voulu partager l'une avec l'autre, mais aussi avec notre discipline et au-dela de celle-ci, ce qu'a de particulier notre experience comme femmes faisant de l'enquete sur le terrain et plus specifiquement en ce qui concerne notre experience comme victimes de harcelement et d'agression sur le terrain et notre peur en situation d'enquete.

La langue maternelle de Madeleine est le francais et celle de Pauline est l'anglais, mais nous demeurons engagees dans un dialogue bilingue. Madeleine a complete son doctorat en ethnologie en 2005 a l'Universite Laval et est entree en fonction la meme annee comme professeure de sociologie dans cette meme universite. Pauline a complete son doctorat en folklore et anthropologie a l'Universite du Texas a Austin 20 ans plus tot, en 1985, et a depuis enseigne les etudes canadiennes a l'Universite de Waterloo et les etudes sur les femmes et le genre a l'Universite de Winnipeg. Neanmoins, notre perspective intellectuelle et la formation que nous avons recue aux etudes superieures sont semblables, puisque l'ethnologie, le folklore et l'anthropologie sociale et culturelle demeurent l'objet d'importants chevauchements. Autant l'une que l'autre, comme professeures, nous supervisons regulierement des etudiantes qui font de la recherche sur le terrain.

Nous avons rapidement remarque qu'au cours des vingt annees qui se sont ecoulees entre les periodes au cours desquelles nous avons toutes deux ete formees, certaines reflexions ont ete publiees sur le sexe et le travail de terrain (par exemple, Kulick et Willson, 1995) et sur les perspectives feministes concernant la recherche (par exemple, Cullum et Tye, 2000). Et pourtant, remarquablement peu de choses ont change dans la formation que recoivent les etudiants diplomes et dans les reflexions et debats disciplinaires sur la methodologie, les techniques et methodes de la recherche ethnologique et anthropologique concernant le sexe. En developpant la reflexion sur le travail de terrain comme experience sexuee, nous tentons de combler une lacune qui nous apparait comme extremement problematique.

Nous avons ecrit chacune notre section respective de ce texte en reponse au travail de l'autre. Nous avons pris pour point de depart le texte d'une conference presentee par Madeleine lors de la reunion annuelle de l'Association canadienne d'ethnologie et de folklore qui s'est tenue a Winnipeg en mai 2004, puis nous nous sommes tour a tour renvoye une nouvelle version de nos reflexions jusqu'a ce que nous soyons satisfaites du resultat final (environ cinq echanges au total). En avril 2006, nous avons presente nos travaux respectifs ensemble lors de la reunion du British Forum for Ethnomusicology, laquelle avait pour theme Sexualite et genre dans la performance, le travail de terrain et la representation, et s'est tenue a l'Universite de Winchester, a Hampshire, Royaume-Uni.

Sachant que certains lecteurs ne sont peut-etre pas a meme de lire aussi bien dans les deux langues, nous avons prevu que chacune des deux sections du texte de langue anglaise et de langue francaise puisse etre lue seule, independamment de l'autre. Cependant, la premiere partie, qui presente le << theme >>, a ete construite sous la forme du dialogue, soulevant et developpant les memes questions, faisant etat des memes problemes, mais souvent a partir de points de vue differents. Plus particulierement pour cette premiere partie, la perspective apparaitra comme plus nuancee si les paragraphes de chacune des sections sont lus ensemble.

Les deux sections du texte divergent ensuite en deux << variations >>, se poursuivant autour d'autres problemes lies a des perspectives plus individuelles. Les deux recits presentes par Madeleine font etat des risques que suppose le caractere improvise et imprevisible du travail de terrain et du role que joue la peur pour les femmes qui enquetent. A travers les six elements qu'elle developpe, Pauline utilise pour sa part le sexe comme metaphore du travail d'enquete sur le terrain. Neanmoins, nous nous interrogeons toutes les deux autant sur la perception de l'enquete sur le terrain faite par les femmes que sur la pratique de celle-ci et ses enjeux epistemologiques.

Theme

Pendant les deux annees ou j'ai conduit mon enquete sur le terrain pour le doctorat, j'ai tres souvent repense a cette fameuse formule de Nigel Barley, qui a intitule un de ses journaux de terrain L'anthropologie n 'est pas un sport dangereux. Le titre faisait reference a la rencontre de Barley avec un assureur avant son depart pour le Cameroun, assureur qui s'inquietait de savoir si, pendant son sejour, Barley allait pratiquer une des activites reconnues comme presentant trop de risques pour la couverture d'assurance: parachutisme, escalade, medecine en dispensaire, intervention diplomatique, journalisme, etc. Evidemment, au grand bonheur de Barley qui pouvait beneficier de la couverture, l'anthropologie ne figurait pas dans la liste des activites reconnues comme dangereuses par l'assureur. Et, le lecteur s'en doute, les 300 pages suivantes sont l'occasion pour Barley de faire etat de ses peripeties sur le terrain et d'exposer a quel point il tient du miracle qu'il soit rentre vivant a Londres.

Barley n'est pas le seul a avoir fait etat des risques du terrain et on sait tres bien aujourd'hui combien la pratique des terrains exotiques peut etre difficile, notamment parce qu'elle est parfois perilleuse. Les risques inherents a la pratique du terrain sont cependant beaucoup moins couramment admis et reconnus vis-a-vis des terrains endotiques : chez-nous, c'est bien connu qu'il n'y a pas de coupeurs de tetes, de malaria, de ponts qui s'effondrent, de policiers pratiquant la torture et autres risques de ce genre. Le terrain parait beaucoup plus tranquille, exempts de risque, comme si les seuls dangers qu'on courait en enquetant etaient de trebucher dans un escalier en allant faire une entrevue ou de se pincer les doigts avec le magnetophone.

Je sais pourtant depuis longtemps qu'il n'en est rien, ne serait-ce que parce qu'il m'arrive souvent d'avoir peur quand je fais du terrain. Bien sur, la nature des risques en cause varie certainement suivant les objets de recherche, suivant aussi le type de methode qu'on adopte et suivant egalement, peut-etre surtout dans certains contextes, le sexe de celui qui enquete. Faire du terrain dans sa culture, se rendre chez les gens pour faire des entrevues, les accompagner le temps de l'observation ou suite a celle-ci pour honorer les liens qu'on met en place dans le cadre de la recherche n'est pas toujours sans risque, plus specialement je crois lorsque l'enqueteur est une femme.

En faisant mon terrain de doctorat, qui consistait en une serie d'entrevues aupres de gens qui socialisent par Internet et en une demarche d'observation participante dans une communaute de bavardage en ligne, j'ai ete confrontee a plusieurs reprises a ce qui me semble etre des situations d'enquete vraiment extremes en matiere de gestion du risque, situations qui m'ont fait decouvrir, d'une part, a quel point j'ai toujours ete preparee a enqueter comme si j'eu ete un homme et, d'autre part, a quel point notre facon d'ignorer les difficultes inherentes a l'enquete quand elle est menee par une femme est malsaine, susceptible de priver l'enquetrice de tout jugement, alors qu'elle envisage son terrain dans une perspective masculine, devenant parfaitement inapte a mesurer les risques auxquels elle doit faire face sur le terrain.

Le caractere aberrant de la situation est pourtant flagrant. Selon les donnees de l'Association canadienne des professeures et professeurs d'universite, en 2005-2006, 66,1 pourcent des etudiants qui ont obtenu un diplome de premier cycle en sciences sociales au Canada etaient en fait des etudiantes (ACPPU, 2007, p. 23), les femmes representant plutot 74,4 pourcent des diplomes dans les programmes de premier cycle en anthropologie (ACPPU, 2007, p. 30). S'adressant donc a cette majorite de femmes, tous les guides et manuels d'enquetes que j'ai pu trouver, publies au cours des 15 dernieres annees au Quebec comme en France et aux Etats-Unis, recommandent toujours, dans la mesure du possible et pour des raisons qu'on connait bien, de conduire les entrevues de preference au domicile des participants, de toujours s'y rendre seul egalement, sans que jamais aucun auteur n'ait l'idee d'aborder la question du risque que cela peut presenter pour l'enquetrice. On nous explique comment choisir le magnetophone, on insiste sur I'importance de telephoner pour confirmer le rendez-vous, d'amener des piles de rechange, plus de cassettes que necessaire, on nous propose mille et une strategies pour gagner la confiance des participants, on s'inquiete serieusement de savoir si on ne va pas causer du tort aux participants (toutes les dimensions ethiques y passent) on nous dit comment et pourquoi il faut se plier a leur desir et a leur volonte en matiere de lieu, d'horaire, de duree, etc., mais aucun auteur ne semble se soucier de la securite de celui et plus specialement de celle qui fait le terrain.

Fort heureusement et en depit de ce qu'on enseigne, les femmes ont le plus souvent parfaitement integre la lecon recue dans la prime enfance et n'ont habituellement pas besoin d'etre prevenue pour savoir redouter les situations dangereuses. Je n'ai d'ailleurs moi-meme pas attendu qu'on me dise qu'il pourrait etre risque d'aller seule chez des inconnus recrutes dans Interner pour developper une strategie d'enquete adaptee au fait que je suis une femme.

Pour eviter tout malentendu, je tiens d'entree de jeu a clarifier un certain nombre de choses. D'abord, je crois qu'il faut reconnaitre que la pratique du terrain, par sa nature meme, a toujours implique que le chercheur--homme ou femme, ici ou ailleurs--prenne un certain nombre de risques. L'idee meme d'une pratique de terrain qui serait toujours entierement securitaire me semble parfaitement utopique et je crois que si on tentait de standardiser une methode exempte de dangers, on risquerait surtout de vider la demarche de toute sa substance. Enfin, et c'est peut-etre l'element auquel je tiens le plus, je ne crois surtout pas non plus qu'il y ait lieu de precher en faveur d'une segregation des genres dans le partage des objets et des terrains, partage qui confinerait les femmes a ne travailler que sur des questions theoriques, en milieu scolaire, dans les communautes religieuses ou autres terrains qui, par nature, presenteraient moins de risques pour l'enquetrice. J'ai toutes les raisons de croire que mon experience et mon regard de femme sur mon terrain me permettent de developper un point de vue original, pertinent et irremplacable et je n'ai, comme chercheure, aucune envie de me confiner a des reflexions theoriques ou a des communautes de religieuses. En somme, il me semble clair qu'il n'y aura peut-etre pas de solutions miraculeuses pour le genre de problemes auxquels j'ai ete confrontee sur le terrain.

En revanche, il me parait urgent que l'on change quelque peu nos discours, de facon a integrer cette dimension a nos reflexions, a nos analyses et a nos enseignements pour que l'on cesse de faire comme si la pratique du terrain devait toujours se faire de la meme maniere, avec les memes implications et suivant les memes regles peu importe le sexe de l'enqueteur. Je n'ai peut-etre pas encore trouve de formule permettant de resoudre certaines difficultes, mais je suis en revanche convaincue que le simple fait de pouvoir pleinement et, surtout, legitimement prendre la mesure de tout ce qu'implique, sur le terrain et en situation d'enquete, le fait que je sois une femme, le fait de pouvoir aussi integrer cette dimension dans mes ecrits et de lui accorder la place qui lui revient tout naturellement dans mes analyses me permettrait peut-etre deja de faire une experience plus saine, plus lucide et peut-etre moins dangereuse du terrain. Ce silence me parait tout aussi inacceptable que dangereux et je crois que si on veut se donner les moyens de reviser correctement nos perspectives, la premiere etape est certainement de donner a voir quelques-uns des cadavres qui se terrent dans ces placards que sont nos journaux de terrain.

Depuis ma premiere enquete, que j'avais faite aupres de luthiers quebecois pendant mon baccalaureat, alors que j'etais au debut de la vingtaine, il m'arrive regulierement d'avoir peur sur le terrain, simplement parce que je dois me rendre seule chez des hommes que je ne connais pas, que litteralement j'entre dans leur intimite et que, dans le cadre de mon travail, je leur manifeste clairement un interet sincere, qui est toujours susceptible d'etre mal interprete et qui l'est effectivement a l'occasion. Cette peur est tout a fait constitutive de mon travail comme femme faisant de l'enquete sur le terrain et je pense que c'est inextricablement lie a ce qu'on fait comme ethnologue, aux genres de liens qu'on developpe et je n'ai plus envie de me taire, parce que je me dis qu'on va penser que c'est ma faute, que j'ai du etre trop amicale avec mon participant, que j'aurais du respecter une distance plus grande, que j'aurais du avoir moins de rouge a levre ou que je n'ai pas fait convenablement ce que je devais faire. Je crois que je fais bien mon travail sur le terrain et que c'est precisement parce que je fais bien mon travail que je me retrouve regulierement dans des situations perilleuses, a craindre le pire et, surtout, a devoir constamment choisir entre ma securite personnelle et la bonne marche de la recherche.

L'essentiel de la difficulte tient, il me semble, a deux elements qui sont constitutifs de toutes les entreprises de terrain. A l'origine et au coeur meme du probleme, il y a d'une part l'ambiguite de la position de l'enqueteur/ enquetrice vis-a-vis de son terrain (ambiguite qui est certainement plus problematique encore dans le cadre de demarches d'observation participante qui impliquent le developpement de liens sur des periodes plus longues) et, d'autre part, le caractere toujours improvise ou imprevisible de l'enquete. Si je n'ai pas de solution, c'est bien parce que ces deux dimensions sont au fondement meme de nos methodes, qui ne sont pas toujours parfaites, mais pour lesquelles on n'a encore rien trouve de mieux.

La question la plus delicate, je crois, est bien celle de l'ambiguite. L'ambiguite, c'est ce qui se passe quand des gens avec lesquels j'ai developpe des liens dans le cadre de ma recherche ne savent plus jusqu'a quel point je m'interesse a eux a titre personnel ou professionnel et qu'ils interpretent l'interet que je manifeste pour leur histoire et pour leur vie comme un interet essentiellement personnel. Selon les individus, leurs valeurs, leur systeme moral et les circonstances, l'ambiguite peut deboucher--c'est selon-- sur une invitation au restaurant, un coup de telephone pour avoir des nouvelles, une douzaine de roses le jour de mon anniversaire ou sur une tentative d'agression, un viol, plusieurs mois de harcelement, etc.

Dans le cadre de l'enquete menee pour mon doctorat, j'ai eu l'occasion de faire l'experience de plusieurs de ces modalites relationnelles avec les participants a ma recherche, dont certaines des plus penibles. Ainsi, au terme d'une premiere annee d'enquete, un des internautes du groupe dans lequel j'ai conduit mes observations, alors que nous etions une cinquantaine, reunis pour un rassemblement d'une fin de semaine, a ainsi cru que je pouvais m'interesser a lui, suffisamment pour qu'il ait l'idee, alors qu'il etait completement ivre, de faire intrusion dans la chambre ou je logeais pour tenter un rapprochement intime avec moi, sans bien sur prendre en consideration le fait que je n'etais pas consentante a l'entreprise. Evidemment, quand on doit poursuivre l'enquete le lendemain, on essaye de rationaliser un peu la situation. Bien sur, ce genre d'experience n'est jamais agreable, mais on se dit que la meme chose peut arriver n'importe quand : je n'ai malheureusement pas besoin d'etre sur le terrain en situation d'enquete pour qu'un homme essaye de m'agresser.

Or, il n'en est rien ! Avec quelques jours de recul, j'ai tres bien compris a quel point cette histoire fut intrinsequement liee a ma position et a mon role de chercheure sur le terrain. D'abord, dans d'autres circonstances, j'aurais tres certainement eu la presence d'esprit de deposer une plainte contre mon agresseur. J'aurais eu d'excellentes raisons de le faire, mais, dans le cadre de mon terrain, j'avais aussi plusieurs tres bonnes raisons de ne pas le faire, si bien qu'apres quelques heures d'hesitation, j'ai choisi de ne pas reagir, me contentant betement d'accepter ses plates excuses le lendemain.

C'est que, bien consciente de l'ambigtiite de ma position, je me suis tout d'abord demandee jusqu'a quel point je n'etais pas un peu responsable de la tournure des evenements, si je n'aurais pas du, par exemple, etre en mesure de comprendre ce que cet homme percevait et pouvait interpreter de ma posture, si je n'aurais pas pu prevenir et faire en sorte d'eviter cette situation. Pour le dire plus simplement, j'ai en somme pense que j'avais fait exactement tout ce qu'il fallait jusque-la, alors que je savais pertinemment ce qu'etait son univers, ses valeurs et ses conceptions des rapports homme/ femme, pour que cet homme puisse croire que c'etait--meme si j'exprimais clairement le contraire--precisement ce que je voulais.

J'avais fait avec lui plusieurs heures d'entrevue, il m'avait longuement raconte sa vie et son histoire avec beaucoup de sincerite et je l'avais moimeme en retour toujours ecoute avec beaucoup d'interet. Comme celui-ci occupe une position particulierement importante sur mon terrain, il me semblait que j'avais interet a saisir toutes les occasions qui me permettaient de l'entendre ou de le voir a l'oeuvre avec les autres. En somme, son histoire m'interessait au plus haut point et il a eu tot fait, me semble-t-il, de tres bien s'en rendre compte. Bien sur et comme tous les autres, celui-ci savait pertinemment << qui >> j'etais et plus specialement quelles etaient les raisons qui m'amenaient a le cotoyer. Mais, dans l'experience des rapports humains, les choses ne sont evidemment et peut-etre heureusement pas toujours aussi simples. N'est-ce pas d'ailleurs precisement pour depasser cette simplicite des positions que nous demeurons aussi longtemps sur le terrain ? En somme, apres avoir passe plus de dix mois aupres de lui et des autres, apres avoir accepte aussi de parler de moi en retour a l'occasion (parce que l'enquete, c'est d'abord un echange), est-ce que je pouvais vraiment reprocher a cet homme de voir chez moi un interet d'ordre personnel ?

Dans d'autres circonstances, je ne me sentirais absolument pas responsable de ce qu'un homme comme lui puisse avoir l'idee de m'agresser, mais dans d'autres circonstances, ce n'est absolument pas quelqu'un a qui je n'aurais jamais eu l'occasion ou l'idee de manifester une quelconque forme d'interet. C'est certainement tres stupide, mais dans les circonstances et dans la logique de mes rapports avec ce terrain, j'ai tres naturellement eprouve le sentiment que j'avais alors le devoir ethique d'assumer la situation, que je devais, en somme, porter la responsabilite de l'affaire. Fort heureusement, ce fut-la la seule fois ou j'ai eu a me battre--et ce n'est pas une metaphore --pour tacher tant bien que mal d'echapper au pire, mais c'est loin d'etre la seule occasion ou je me suis retrouvee aux prises avec des problemes decoulant de cette ambiguite-la. Au fondement meme de l'observation participante --il faut le dire--il y a un jeu presque pervers, qui consiste a jouer les equilibristes sur les limites de la relation, a cultiver deliberement, qu'on l'admette ou non, le flou entre l'engagement sincere du participant qui est la a titre personnel et la prise de distance de l'observateur qui est la pour collecter des donnees. On ne fait pas les entrevues dans un cadre trop formel, on tache de se fondre dans son terrain, on accepte de parler de soi en echange, on s'engage meme sur le terrain avec les siens quand c'est necessaire, mais, en meme temps, cet engagement est parfois loin d'aller de soi, notamment parce que si j'avais ete une internaute comme les autres, cet homme est sans aucun doute le dernier avec lequel j'aurais eu envie de developper des liens.

Mais dans le cadre de la recherche, je le fais et je le fais en m'engageant personnellement, parce qu'il n'y a pas d'autres moyens d'avoir acces a l'histoire des autres et de partager leur monde. C'est moi qui suis allee me meler de l'univers de mon agresseur, ce n'est pas lui qui est venu me chercher dans mon centre de recherche pour me raconter sa vie. Et le prix a payer pour recueillir l'histoire des autres, pour developper des liens qu'on ne developperait pas autrement, c'est, me semble-t-il, le devoir moral d'honorer ensuite ces liens-la. Les manuels d'enquete et les comites dethique sont nombreux a rappeler aux chercheurs debutants de prendre la peine, par exemple, d'envoyer une carte a Noel ou de telephoner de temps en temps pour prendre des nouvelles de ceux aupres desquels ils ont sejourne le temps du terrain. Je crois pouvoir dire que j'ai un jour plutot honore mon engagement sur le terrain en me gardant d'aller completer un rapport de police alors que j'aurais eu d'excellentes raisons de le faire. Apres tout, n'est-ce pas la l'essence du combat que poursuivent les adeptes de la carte de Noel ? Peut-etre que je me trompe en ironisant de la sorte, mais on reconnaitra au moins avec moi qu'entre la realite qu'est celle de l'experience de terrain et le silence generalise en regard de certaines dimensions de cette realite, il finit par etre malaise de s'y retrouver ! En effet, si on a couramment repete qu'il convenait, pour des raisons ethiques, de ne pas deserter le terrain comme des voleurs sitot l'enquete terminee, si on s'accorde a dire qu'il est tout indique, par exemple, de demeurer pour le repas apres une entrevue si c'est la le desir des informateurs, personne n'a encore eu le courage de nous dire de quelle maniere on doit evaluer la dette qu'on contracte a l'endroit de ses participants et combien on doit encore demeurer courtois et eviter de leur faire du tort lorsque ceux-ci, au lieu de nous demander de l'aide pour corder du bois, reclament plutot et avec insistance des services sexuels !

Variations

L'ambiguite des liens que l'on est parfois amene a developper sur le terrain me semble de nature a s'averer plus specifiquement problematique lorsque c'est une femme qui enquete, impliquant alors des risques dont il me semble pressant que nous prenions la mesure. De meme, il me semble qu'il y a tout lieu de renouveler aussi nos perspectives quant au rapport qu'on entretient avec le caractere souvent imprevisible pour ne pas dire improvise--de la recherche sur le terrain. A ce chapitre, il me semble egalement que le sexe de l'enqueteur ne soit pas un element d'une importance secondaire.

L'improvisation sur le terrain tient d'abord a ce qu'on ne sache jamais quand une occasion va survenir, qu'on doive toujours etre pret a aller rencontrer des gens, a sortir le magnetophone, a gerer des situations d'interaction dans l'interet de la recherche. L'improvisation, c'est le fait qu'on soit souvent oblige de reagir a chaud, de prendre des decisions et d'agir, cela dans la logique meme des evenements, sans qu'on ait l'occasion, au prealable, de murir ses strategies d'enquete. Et c'est justement dans l'improvisation de l'enquete que, comme femme, j'ai du regulierement choisir entre la recherche et ma securite personnelle.

Je sais aujourd'hui que j'ai souvent pris les pires decisions, que, meme si je m'en suis relativement bien tiree, j'ai souvent pris des risques demesures. Si j'ai souvent fait les mauvais choix, je pense que c'est surtout parce que je n'ai jamais ete preparee a reflechir correctement dans ce genre de situation, parce que les principes couramment admis concernant l'enquete sur le terrain sont en contradiction radicale, parfaitement inconciliable, avec les regles de securite les plus elementaires qu'on m'a enseignees avant meme que je n'ai l'age de raison. En fait, la contradiction est tellement grande et le probleme tellement toujours occulte, que je me suis le plus souvent trouvee --alors que j'etais bien jeune, parfois naive et en meme temps bien determinee a faire une << bonne >> recherche - en l'absence complete de reperes, avec l'impression de devoir choisir entre deux systemes de references opposes, comme s'il etait impossible de menager un compromis entre les deux.

A de tres nombreuses reprises, des occasions se sont presentees, de rencontrer des gens, de les recevoir chez moi, d'aller les visiter, etc. et, dans un grand nombre de cas, il me semblait tres clair que ce qui serait bon pour la recherche risquait egalement d'etre dangereux pour moi. Et, bien sur, il ne s'agit jamais simplement de laisser tomber une occasion presentant trop de risques (dans ce cas il est facile de prendre les bonnes decisions), il s'agit plutot litteralement de compromettre la bonne marche de la recherche, parce que, dans la logique de l'action et des liens developpes sur le terrain, je ne peux pas refuser une invitation ou fuir quelqu'un, sans que celui a qui j'ai affaire ne comprenne que j'ai peur, que je me mefie de lui, ce qui a parfois (peut-etre le plus souvent) pour consequence de rendre ensuite le terrain plus difficile, voire impraticable. La confiance, c'est certainement toujours un sentiment reciproque: peut-on serieusement esperer gagner la confiance de celui qui comprend qu'on le percoit d'abord comme un agresseur potentiel ?

Un jour, a l'occasion de l'anniversaire d'un internaute du groupe dans lequel je faisais enquete, plusieurs participants de la region de Quebec se sont reunis pour une soiree et, pour une premiere fois, apres plusieurs mois passes en ligne a echanger avec eux quotidiennement, j'etais invitee a participer a la rencontre. J'y suis donc allee. A la fin de la soiree, alors que tout le monde s'appretait a partir, un des hommes presents, qui disait habiter le meme quartier que moi, m'a offert de me raccompagner. Je ne connaissais pas celui-ci, je ne savais pas jusqu'a quel point les autres le connaissaient ou non et il semblait tenir pour acquis, puisque je n'avais pas de voiture et que les echanges que nous avions eus precedemment nous avaient permis de decouvrir que nous etions voisins, qu'il allait me raccompagner chez moi. Or, celui-ci ne m'inspirait pas du tout confiance et je n'avais aucune envie d'accepter le service qu'il m'offrait si gentiment. En meme temps, j'etais prise et ne voyais pas quoi inventer, a 3h15 du matin, pour pretendre que j'allais rentrer autrement. Peu importe ce que je pouvais trouver comme pretexte, il allait comprendre que j'avais peur et cela en etait fini du lien que je pouvais etablir avec lui. Ce soir-la, la decision fut facile a prendre, parce que j'etais intimement convaincue que si je partais avec lui, l'histoire allait tres mal se terminer pour moi. J'ai donc refuse, il a en retour tres bien compris ce qu'il y avait a saisir de mon refus et je me suis effectivement brulee avec lui et avec plusieurs de ceux auxquels il a pu parler de moi et de ma recherche par la suite.

Cette fois-la comme a plusieurs autres reprises, j'ai opte pour ma securite au detriment de la recherche, mais j'ai aussi tres souvent fait l'inverse et pris des risques que je n'aurais peut-etre pas pris si j'avais ete en mesure de penser autrement ces situations. Ma rencontre avec l'anthropologue du groupe est a ce chapitre tout a fait exemplaire. Parmi les plus anciens de la communaute de bavardage, il y a, entre autres personnages interessants, un anthropologue a la retraite. Branche depuis une dizaine d'annees, celui-ci comptait parmi les plus ages et aussi les plus anciens de ce groupe d'internautes et, accessoirement, c'est aussi un anthropologue, donc quelqu'un qui, je l'esperais, serait eventuellement en mesure de comprendre peut-etre mieux que d'autres la nature de ma demarche.

Pendant ma seconde annee sur le terrain, j'ai finalement eu l'occasion de le rencontrer une premiere fois, alors qu'il prenait part a un rassemblement d'internautes auquel je participais egalement. Ayant eu l'occasion au prealable de lui faire part (par courriel) de mon projet de recherche, nous avions convenu que nous profiterions de cette rencontre pour prendre le temps d'echanger ensemble autour d'un magnetophone. Or, comme nous etions nombreux, reunis pour seulement deux jours et que c'etait pour lui d'abord l'occasion de retrouver des amis qu'il n'avait pas eu l'occasion de voir depuis longtemps, il ne fut pas en mesure de me consacrer plus de quelques minutes. Il lui etait par ailleurs impossible de prolonger son sejour, puisque, au terme de la rencontre, il devait partir, avec deux amis etrangers qui l'accompagnaient et avec lesquels il se rendait faire du kayak sur le Saguenay et sejourner dans un petit gite loue en bordure de la riviere. A la fois content de me rencontrer et comprenant bien ma deception de n'avoir pu echanger plus longuement avec lui, il m'a alors propose de les accompagner en vacances, lui et ses amis, me disant qu'on aurait tout le temps voulu pour discuter et qu'il serait nettement plus agreable d'echanger tout en pagayant avec les belugas.

Jusqu'ici, il s'agit certainement d'une histoire de terrain tout a fait banale. Tous ceux qui ont l'experience de l'enquete sont certainement aussi familiers avec ce genre de rendez-vous manque qu'avec le genre d'opportunite qui suivit, laquelle, quand on sait la saisir, permet le plus souvent de mener l'enquete plus loin qu'il n'est possible de le faire quand on doit se contenter d'une simple entrevue autour d'un magnetophone. Le chercheur de terrain doit en effet faire preuve de souplesse et savoir s'adapter nous ont appris les manuels d'enquete, ce qui, dans certaines situations incongrues, peut aussi vouloir dire, du moins je le suppose, qu'une ethnologue enquetant sur le phenomene des echanges electroniques entre internautes soit prete a se lancer a l'assaut des contre-courants d'une riviere en kayak, si c'est la le prix a payer pour recueillir un precieux temoignage. N'est-ce pas d'ailleurs le recit de ce genre d'aventure qui a finit par faire la banalite de l'extraordinaire dans les journaux de terrain des anthropologues ? Au moins dans le cas des terrains exotiques, il est d'ailleurs relativement banal qu'un chercheur sur le terrain ait un jour a descendre une riviere et certainement beaucoup plus banal encore--peu importe les terrains qu'un chercheur modifie son emploi du temps a la derniere minute et improvise des deplacements pour profiter d'une opportunite d'enquete imprevue. En revanche, on conviendra avec moi qu'il est plutot exceptionnel, voire meme parfaitement inconcevable qu'une femme--ethnologue ou pas et peu importe les circonstances--accepte de partir seule, sans voiture et sans telephone portable, pour cinq jours dans un endroit totalement isole, avec trois hommes dont elle ignore tout et qu'elle a rencontres la veille.

J'etais au restaurant avec eux, ceux-ci devaient quitter 30 minutes apres, je n'avais donc pas le loisir d'hesiter longuement. Bien sur, ayant clairement a l'esprit ce que n'importe quelle femme est susceptible d'avoir en tete face a ce genre de proposition, le bon sens le plus elementaire me commandait clairement de refuser. Mais comme chercheure sur le terrain, d'autres preoccupations se bousculaient alors dans mon esprit : Si je refuse, aurai-je la chance de le revoir a une autre occasion pour une entrevue ? Suis-je prete a renoncer a son temoignage ? Aurais-je plus tard le temps et les ressources financieres (celle du deplacement sur plus de 1000 km) pour mettre en place l'occasion d'une autre rencontre ? Puis-je me permettre de rater l'occasion ?

Cette fois-la, c'est la recherche qui l'a emporte ! Je suis donc partie seule avec mes nouveaux compagnons de pagaies, completement terrifiee, mais me sentant soulagee de l'eternelle culpabilite de ne pas voir le terrain progresser assez rapidement. Une minute plus tard, un regard furtif, et j'etais deja en train de penser que je venais de commettre la pire des erreurs, quelques distractions, et voila que j'etais de nouveau en train d'essayer de me convaincre que tout allait bien se passer et que j'avais fait ce que je devais faire, et voila encore que revenait le scenario d'horreur and so on : la route est longue depuis Baie-Comeau jusqu'a Sacre-Coeur !

Fort heureusement, cette fois-la, je n'ai pas eu a regretter ma decision. Au contraire, ce fut meme un des moments les plus utiles, interessants et agreables de cette enquete de terrain. Bien sur, on aura peut-etre envie de me dire << Ah ! Mais, vraiment, qu'est-ce que c'est aussi que ces idees ? Tous les hommes ne sont quand meme pas des violeurs potentiels ! >> Et je sais aussi trop bien quelles sont les circonstances et les enchainements d'evenements qui font en sorte que, pour beaucoup moins que cela, on dit a une femme, << Mais vraiment, la mademoiselle, vous ne pourrez pas dire que vous ne l'aviez pas un peu cherche ! >> Sur le terrain, entre la position pudique de la vierge effarouchee et celle de la salope qui n'a sans doute eu que ce qu'elle meritait, je me demande encore ou est censee se situer la position mediane dans laquelle on voudrait toujours se trouver...

Evidemment, si j'etais un homme, tout cela ne serait pas un probleme. Sur le terrain, on s'adapte, on improvise, on saisit des occasions, dans des circonstances dans lesquelles un homme n'a le plus souvent aucune raison de s'inquieter. Et on a tellement toujours occulte les risques que peut engager cette improvisation pour une femme que je pense que c'est en partie ce qui m'a poussee a partir ce jour-la, comme bien d'autres fois, parce que je me trouvais stupide d'avoir peur, que je me disais que ce n'est pas comme ca qu'on peut faire une recherche, qu'on ne se fait pas chercheur de terrain quand on a peur des autres. En fin de compte je pense qu'on a ete forme a pratiquer le terrain avec une temerite toute masculine et qu'on a du mal a penser les choses autrement.

J'ai dans tous les cas fait cette enquete avec une temerite qui n'a peut-etre pas apporte grand-chose de plus a ma recherche, mais qui m'a dans tous les cas plusieurs fois amenee a depasser les limites de ce que j'aurais ete disposee a faire dans d'autres circonstances. Apres une premiere annee sur le terrain, j'ai ete, a quelques reprises, vaguement invitee par un des internautes du groupe, qui vit a Las Vegas et gagne sa vie comme joueur professionnel de poker et qui me proposait d'aller le rejoindre au Nevada, pour qu'on puisse se rencontrer, a la suite d'une premiere entrevue que j'avais faite avec lui a Quebec l'annee precedente (et accessoirement pour que je puisse, par la meme occasion, faire du tourisme et prendre quelques jours de vacances). Alors que j'avais plus ou moins laisse entendre que j'aimerais bien avoir un jour l'occasion de decouvrir ce curieux monde qu'est celui du jeu et apres quelques perches rendues en ma direction et qui prenaient vaguement la forme de propositions eventuellement amicales, mais evidemment aussi marquees d'ambiguite, l'invitation timide s'est soudainement metamorphosee en un billet d'avion electronique pour un aller-retour Quebec/Las Vegas, que j'ai recu par courriel et qui m'etait offert par ce participant.

Bien sur, j'etais mal a l'aise face a la proposition, laquelle m'apparaissait clairement comme un cadeau appartenant a la categorie de ceux qui viennent avec des attentes d'un certain type (et cela meme si mon hote s'etait evertue a essayer de me convaincre du contraire), attentes auxquelles je n'etais evidemment pas du tout certaine d'avoir envie de repondre. De toute facon, j'etais encore moins sure que ce soit vraiment raisonnable d'aller toute seule rejoindre un inconnu a Las Vegas et surement moins encore d'aller frayer avec un homme qui gagne sa vie en jouant au poker.

Au cours des mois precedents, j'avais souvent eu l'occasion de discuter avec plusieurs collegues de toutes ces histoires plus ou moins legendaires (des contes de fees autant que des histoires d'horreur), dans lesquelles un internaute (toujours un homme relativement riche et habitant l'etranger) desirant rencontrer une de ses interlocutrices, lui envoyait ainsi un billet d'avion en cadeau. Et voila donc que je me trouvais moi-meme, comme chercheure sur mon terrain ou peut-etre d'abord comme participante, au coeur de la legende. Amusee par la situation, j'ai immediatement fait part de l'histoire par courriel a plusieurs collegues etudiants (essentiellement des hommes), leur expliquant que j'etais maintenant au coeur de la legende qui, de toute evidence, pouvait aussi devenir bien reelle a l'occasion.

Je crois bien que je ne m'attendais a rien du tout, peut-etre seulement a ce qu'on soit aussi surpris que je ne l'etais moi-meme de ce qui se jouait sur mon terrain et certainement aussi a ce qu'on tienne pour acquis que la seule chose raisonnable que j'avais a faire etait de refuser l'invitation. Et contre toutes attentes, la plupart des collegues auxquels j'ai fait part de l'affaire, apres avoir souligne le caractere unique et inespere de l'occasion, m'ont tres naturellement prodigue leurs conseils, m'invitant a profiter de l'occasion pour observer concretement, alors que je pourrais partager l'univers de cet internaute, la place qu'occupent le chat et l'usage de l'ordinateur dans son quotidien, la maniere dont il integre les echanges en ligne a sa vie sociale et ainsi de suite. Bref, il semblait aller de soi que je ne pouvais reculer devant pareille occasion.

Il m'est donc apparu que la seule chose serieuse que j'avais a faire etait de trouver une gardienne, de preparer ma valise, de confirmer mes vols et de trouver un mensonge, aussi malhabile soit-il, pour repondre aux questions que ma mere ne manquerait pas de me poser quant a savoir ce que j'allais faire a Las Vegas. Bref, je devais etre stupide d'avoir peur et il etait urgent que je cesse de m'en faire avec mes preoccupations fantasmagoriques de gamine effarouchee si je voulais etre en mesure de produire une << bonne >> these.

Je n'ose pas dire que je suis partie sans reflechir, mais je pense pouvoir defendre le fait que c'etait encore une fois en manquant de reperes, comme toujours quand j'ai du choisir entre la recherche et ma securite. Une fois de plus, j'ai pense a toutes les fois ou j'avais ete prudente dans le passe et ou j'avais potentiellement rate les meilleures entrevues que j'aurais pu faire. Une fois encore, j'ai regarde la pile d'interviews a transcrire et me suis dit que tout cela etait sans doute encore bien trop << mince >> pour donner lieu a une these, puis j'ai certainement repense a tous les rendez-vous annules qui font l'ordinaire quotidien du chercheur de terrain. Peut-on vraiment se mettre a reculer quand les portes les plus solidement closes du terrain s'ouvrent enfin apres des mois d'effort ? C'est certainement profondement stupide, mais c'est dans ce genre de circonstances qu'une femme peut decider de partir seule au frais d'un inconnu qui vit du gambling et dont l'adresse est celle d'un casino, pour se rendre dans une ville aussi rassurante que peut l'etre Las Vegas vue de Limoilou.

Si j'ai souvent pris des decisions qui m'apparaissent stupides aujourd'hui, c'est peut-etre parce qu'on ne m'a jamais enseigne que la chercheure a parfois interet a dire non, a eviter des rencontres, meme a fuir des participants. On trouve manifestement normal et on s'inquiete bien peu de voir une etudiante partir seule pour la Nouvelle-Orleans, ou elle doit faire le tour des bars et des groupes masculins des communautes metis et autochtones pour y etudier la symbolique du carnaval. De meme qu'on fait egalement abstraction de l'essentiel quand on en voit une autre partir seule pour le Sud des Etats-Unis ou, pour faire l'etude de l'univers des gens qui vivent en caravaning, elle doit tenter de trouver un proprietaire de caravane qui va accepter de la prendre avec lui pendant plusieurs semaines. Qu'une femme soit prete a entreprendre ce genre de demarche, on peut le comprendre et je crois meme que c'est un choix qu'on a le devoir de respecter. Mais qu'on fasse le silence le plus complet sur la question des risques en jeu et de ce qui en decoule quant aux rapports avec le terrain et a la maniere de pratiquer ce terrain, que ces aspects n'aient pas leur place dans les echanges, la discussion et la reflexion universitaires m'apparait comme completement surrealiste et franchement inacceptable.

Peut-etre que pour bien dire ce que sont les enjeux de l'enquete au fminin faut-il galement oser raconter ce qu'est pour nous la peur, celle qu'on ne manque jamais d'prouver, meme si c'est parfois de maniere vague et confuse, quand sur le terrain on se trouve seule chez celui qui a soudainement une drole de maniere de vous regarder, ou qui change de place pour s'asseoir plus pres de vous, ou qui semble tenir a ce que vous restiez a souper ou a ce que vous rappeliez dans quelques jours. Me contenter aujourd'hui de dire que, par exemple, mon sjour a Las Vegas fut un beau moment du terrain et que j'y tais en parfaite scurit, ce serait faire abstraction du fait que, alors que je venais de monter dans la voiture d'un inconnu a l'aroport et m'inquitait de ce que pouvait cacher son air satisfait, j'ai tres spontanment eu le rflexe de chercher la ville du regard pour m'assurer que la route qu'on venait de prendre allait bien vers cette ville et non pas vers << plus-loinencore-dans-le-dsert >>. Meme quand on ne vit pas l'agression, meme quand on ne subit pas le harcelement, je pense qu'on n'chappe pas pour autant a la peur. Elle est parfois vague et tout a fait supportable, mais elle peut aussi etre littralement touffante. Si c'est une dimension souvent invitable du travail de terrain et si autant de femmes que je le pense ont eu l'occasion d'en faire l'exprience, peut-etre serait-il plus que temps qu'on accepte d'en parler et d'en tenir compte.

En somme, il me semble qu'il serait temps qu'on integre a nos rflexions et enseignements le fait qu'il n'y a pas que le chercheur qui puisse constituer une menace pour ses participants, mais que l'inverse est galement concevable. De meme, peut-etre qu'il y aurait lieu de revisiter certains de nos prsupposs de mthode et de rvaluer tres srieusement, par exemple, ce qu'on gagne en se rendant toujours seule faire nos entrevues chez les participants ou en ne se faisant jamais accompagner quand on fait le terrain. Et certainement qu'il y a lieu de rflchir tres srieusement, quand on enseigne a des tudiantes, a la responsabilit qui nous incombe relativement a tout ce qu'on leur dit et a ce qu'on ne leur dit pas a propos de l'enquete et des rapports sujets/chercheurs.

Apres tout, il suffit sans doute d'avoir la lucidit de voir ce qui creve pourtant les yeux et d'avoir la sagesse de l'intgrer a notre culture scientifique : s'il est vrai que l'anthropologie est un sport dangereux, il l'est aussi que la version fminine du terrain n'est pas, n'a jamais t, ne sera jamais et n'a pas a etre en tout point identique a la version masculine.

Du reste, si vous rencontrez un jour ma maman, elle qui m'a si bien appris ce qu'une petite fille doit savoir le plus tot possible, je vous en prie, ayez la bienveillance de la maintenir dans l'ignorance, de sorte qu'elle continue de croire que, au sujet des hommes et des femmes, les ethnologues ont eux aussi toujours t assez futs pour savoir ou se trouvait la diffrence.

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Madeleine Pastinelli

Departement de sociologie, Universite Laval

Laval, Quebec
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