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  • 标题:Les limites floues de l'ethnologie du contemporain: quelques reflexions autour d'une enquete sur la sociabilite electronique.
  • 作者:Pastinelli, Madeleine
  • 期刊名称:Ethnologies
  • 印刷版ISSN:1481-5974
  • 出版年度:2004
  • 期号:September
  • 出版社:Ethnologies

Les limites floues de l'ethnologie du contemporain: quelques reflexions autour d'une enquete sur la sociabilite electronique.


Pastinelli, Madeleine


En prenant comme espace de reflexion une recherche de terrain menee aupres des internautes qui socialisent dans les espaces d'echange en temps reel d'Internet, cet article propose une reflexion autour de quelques-unes des difficultes que pose la delimitation des frontieres theoriques, disciplinaires et epistemologiques dans la pratique des terrains contemporains et de l'ethnologie du proche. Lorsque l'objet d'etude est un terrain non-spatialise, est-il encore possible (et comment?) de le circonscrire et de le baliser? Comment peut-on penser une singularite disciplinaire dans un espace d'investigation ou une multitude de disciplines, qui partagent souvent leurs methodes et leurs a priori epistemologiques, se rencontrent, se croisent ou se superposent? Enfin, dans quel espace epistemologique l'ethnologue du proche peut- il situer son analyse et sa demarche, alors qu'il enquete dans un univers qu'il partage avec ses participants et en regard duquel ceux-ci ont, bien avant lui, elabore un ensemble de discours et de lectures permettant de lui donner sens? A travers un cas concret, l'auteure propose une maniere d'apprehender certaines de ces frontieres et de circonscrire plus etroitement les questionnements auxquels l'ethnologue du proche et du contemporain doit faire face.

By examining field research carried out among Internet users who socialize in online chat groups, this article proposes a reflexive approach to some of the difficulties that limiting theoretical, disciplinary and epistemological boundaries pose in the practice of contemporary fieldwork and ethnology at home. When the subject of study is a non-spatial field can it be (and how?) controlled and can guidelines be established? How can one think in terms of a single discipline within the confines of research where a multitude of disciplines, that often share methods and epistemological presumptions, meet, cross or overlap? In what epistemological space can an ethnologist at home assign a place to her analyses and procedures, while investigating a universe shared with participants and in regard to which the participants have, well before her arrival on the scene, cultivated a series of discourses and analyses that enable her to make sense of it? Based on an actual case study, the author proposes a method of perceiving some of these boundaries and more narrowly defining the questioning the ethnologist at home and contemporary ethnology must face.

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L'ethnologue qui enquete aujourd'hui en terrain contemporain n'a peut-etre plus les problemes de legitimite disciplinaire auxquels il aurait certainement ete confronte il y a a peine une vingtaine d'annees, mais il n'en est pas pour autant au bout de ses peines. Comme l'avait bien souligne Auge dans Pour une anthropologie des mondes contemporains et dans Le sens des autres, l'ethnologue du contemporain est aux prises avec d'importantes difficultes, qui concernent le plus souvent des limites et des frontieres qui s'estompent ou disparaissent, contribuant ainsi a brouiller les limites de sa demarche, la rendant de plus en plus difficile a situer et a circonscrire. Limites de l'objet d'abord, inherentes a la facon dont s'organise notre monde : sur quoi travaille-t-on quand on enquete en milieu industriel et qu'on est amene a faire son terrain aupres de gens qui evoluent dans un meme quartier, un reseau familial similaire, un meme univers religieux, un groupe sportif, une association de defense des droits des personnes handicapees, etc., et dont l'univers ne se limite jamais a celui sur lequel l'ethnologue pose son regard ? Limites disciplinaires egalement, quand on reflechit sur des terrains qu'on partage de plus en plus souvent avec des historiens, des sociologues, des linguistes, des philosophes, des geographes et que, fort heureusement, on n'ignore pas les travaux de ceux-ci et qu'on se penche nous aussi sur les dimensions qui interessent plus specialement ceux-la. Limites epistemologiques enfin ou, pour le dire autrement, limites de la parole legitime, quand l'ethnologue pose son regard sur un monde qui est egalement celui dans lequel il vit sa vie et vis-a-vis duquel se deploie un marche de discours et d'interpretations ou la concurrence est feroce : l'ethnologue des mondes contemporains est partie prenante du monde qu'il etudie et il n'est pas le seul -- loin de la -- a produire des discours sur ce qui s'y passe.

En somme, notre ethnologue a tout interet, au depart de sa recherche, a etre anime d'une solide conviction, sans quoi il risque d'avoir bien du mal a s'en sortir dans la mesure ou son objet ne va pas de soi, ou son ancrage disciplinaire, celui de sa methode, se confond souvent avec celui d'autres disciplines et, enfin, dans la mesure ou il ne peut plus produire un discours dogmatique, qui se situerait hors du monde auquel il se rapporte. Meme si la position de l'ethnologue du

contemporain peut sembler plutot inconfortable ou du moins plus inconfortable que ne pouvait l'etre celle de ses predecesseurs, Auge nous presse de nous engager sur ces terrains, non seulement parce qu'il en va bien sur de l'interet de la discipline, mais egalement parce qu'on peut avoir de bonnes raisons de croire que notre discipline possede tous les attributs necessaires pour contribuer de maniere a la fois originale et pertinente a une meilleure comprehension des logiques qui animent notre monde -- ce qui, dans certains contextes, releve aujourd'hui veritablement de la necessite sociale, voire meme de l'urgence (Auge 1989 et 1994a : 130). De toute facon, comme il le rappelle, le confort des chercheurs d'autrefois ne decoulait pas tant de la simplicite de leur position et de la clarte des limites dans lesquelles s'inscrivaient leurs demarches que d'une illusion due a un effet de perspective : en effet, une monographie de village a-t-elle jamais pu saisir toutes les dimensions de l'existence des gens concernes ? Le partage entre les terrains et les objets suivant les disciplines a-t-il deja eu quelques fondements ontologiques justifiant un tel decoupage du monde et de ses dimensions ? Les discours des ethnologues ont-ils deja ete autre chose qu'un point de vue occidental et urbain sur un autre monde possedant lui-meme ses discours et ses representations de ce qu'il est ? Il est bien sur permis et tout a fait souhaitable d'en douter. Vis-a-vis de la complexite des mondes contemporains, pour le meilleur et pour le pire, cette illusion n'est de toute facon plus tenable.

Les problemes qui se posent sur les terrains contemporains sont parfois d'un type particulier, et meme lorsqu'ils ne sont pas nouveaux (ce qui est peut-etre le cas le plus frequent), ceux-ci prennent souvent une tournure originale, parce que le contexte est different. Mais puisqu'on parle maintenant de plus en plus souvent non seulement des ethnologies, reconnaissant ainsi la pluralite des approches et des perspectives, mais aussi des mondes contemporains, on voit mal comment on pourrait articuler une reflexion sur l'ethnologie du contemporain, comme s'il etait possible d'aborder tous ces termes au singulier. Puisqu'il y a ici pluralite de situations et de perspectives, avant de pouvoir pretendre a une vue d'ensemble, il peut etre utile de s'attaquer a la singularite meme de ces situations et de ces perspectives, pour mieux reflechir a ce qui les caracterise et aux difficultes que cellesci impliquent. En prenant donc pour point de depart de la reflexion ces espaces de flottements que sont la delimitation de l'objet, les frontieres disciplinaires et le statut du discours de l'ethnologue vis-a-vis de son terrain, je me propose ici d'amorcer une reflexion autour de quelquesunes des difficultes et des particularites de l'ethnologie faite chez-soi aujourd'hui, en m'attachant au cas d'une entreprise de recherche singuliere (celle que je poursuis dans le cadre de ma these de doctorat), portant sur un terrain contemporain tout aussi singulier, soit celui de la sociabilite electronique (2) telle que j'ai pu la decouvrir en conduisant un travail de terrain dans un canal de bavardage francophone du reseau Undernet d'Internet Relay Chat (IRC).

Les espaces de l'hesitation de del l'<< objet >>

En regle generale, on s'attend, a bon droit, a ce qu'un chercheur soit toujours en mesure de nous dire ce sur quoi il travaille. Simple en apparence, la question de l'objet de recherche est pourtant loin d'aller de soi et si ce n'est pas la un probleme nouveau, celui-ci a peut-etre gagne en acuite au cours des demieres annees (voir Morel 1987). En fait, chez les ethnologues, on (moi la premiere) emploie souvent l'expression << objet >> pour designer un ensemble d'elements disparates et de nature bien differente -- tantot le questionnement intellectuel, tantot le terrain et tantot le schema de comprehension qui est mis en forme au terme de la recherche -- qu'il convient de distinguer, au moins en theorie, si on souhaite y voir plus clair et s'entendre a savoir de quoi il est question lorsqu'on parle de << l'objet >> de la recherche.

Un premier probleme, d'ordre epistemologique et concernant la nature du rapport qui existe entre le terrain et la question intellectuelle qui sous-tend la recherche, se pose deja a l'ethnologue qui met en place une entreprise devant le conduire sur le terrain, a plus forte raison lorsque celle-ci, comme c'est a peu pres toujours le cas, s'inscrit dans un cadre institutionnel (par exemple, celui devant conduire a l'obtention d'un doctorat ou celui d'une recherche subventionnee). En regle generale, dans un tel cadre et lorsqu'il s'agit de recherche fondamentale, le point de depart de la recherche, l'objet du chercheur, est cense etre une problematique, c'est-a-dire une question intellectuelle, portant habituellement sur un processus ou une dynamique (<< comment fonctionne l'identite en situation de metissage ? >>, << comment opere le rapport interculturel dans tel ou tel contexte ? >>, etc.). Cette question, dans la mesure ou on fait bien de l'ethnologie, doit evidemment etre posee dans le cadre d'un contexte clairement defini, soit celui d'un terrain. Or, on ne saurait reduire le terrain et ce qu'y fait l'ethnologue a un cas choisi dans le but de mener des observations pour repondre a une question, comme si la demarche etait du meme ordre que celle du biologiste qui, voulant observer une reaction cellulaire, choisira (sur la base de criteres essentiellement pratiques) une espece plutot qu'une autre sur laquelle conduire l'experimentation. Le biologiste qui s'interesse a l'activite cellulaire travaille bien sur l'activite cellulaire et non pas d'abord sur les souris, les amibes ou les drosophiles (l'espece choisie etant relativement contingente), alors qu'il n'est pas du tout evident que l'ethnologue qui etudie aujourd'hui la construction de l'identite chez tel groupe de francophones du nord de l'Alberta travaille plutot sur la construction de l'identite et non pas sur tel groupe de francophones. Le modele du questionnement intellectuel comme objet premier, a l'origine emprunte aux sciences pures, marque toujours fortement la maniere dont on envisage le rapport qui existe (ou devrait exister) entre nos questionnements et nos entreprises d'observation et d'interpretation, contribuant ainsi, dans la mesure ou il se trouve etre en profonde contradiction avec certains des principes methodologiques et epistemologiques sur lesquels on s'appuie aujourd'hui, a la confusion generale quand vient le temps de tracer les limites visant a circonscrire ce sur quoi l'on travaille.

Comme bon nombre d'auteurs l'ont demontre, formulant une question ou designant un objet a priori, on aborde necessairement le terrain avec un schema de lecture preetabli, lequel risque de se reveler par la suite contraignant et, en fin de compte, relativement etranger a ce qu'on parvient effectivement a comprendre de ce qui se passe sur un terrain donne (la construction de l'identite n'etant pas un processus qu'on peut observer de la meme maniere qu'on observe l'activite cellulaire). Mieux vaudrait donc evacuer les problematiques de nos entreprises de recherche et, comme nous y invitait Bazin (1998), nous contenter d'un exercice de description, voire revendiquer le droit a demeurer des ethnographes. C'est dans cette perspective que certains auteurs ont pu dire que l'objet ne doit pas etre delimite a priori, mais qu'il doit plutot emaner ou emerger du travail de terrain. Or, on voudrait bien se contenter de choisir les terrains a ethnographier en se gardant bien de formuler des questions a priori, mais l'institution universitaire (au moins au Quebec et on peut croire que la situation est semblable ailleurs) est certainement encore beaucoup trop attachee au modele classique des sciences exactes pour qu'on puisse considerer comme recevable une entreprise de recherche qui n'aurait pas pour but de repondre a une question ou qui se proposerait de faire d'abord la recherche pour formuler ensuite les questions auxquelles elle repond. Par ailleurs, comme l'a remarque Francois Laplantine (1996) et comme Bazin ne l'ignorait pas non plus, il y a bien sur la quelque chose de profondement illusoire : si on s'interesse a un terrain plutot qu'a un autre, c'est bien parce qu'on a deja en tete une certaine grille de lecture, qui nous conduit a y percevoir quelque chose qui ne se trouve pas necessairement ailleurs. Le regard n'est jamais neutre et il ne l'est certainement pas quand vient le temps de choisir un terrain d'investigation. Il serait peut-etre utile de reflechir plus avant sur ce << quelque chose >>, sur ces intuitions qui nous poussent a choisir un terrain plutot qu'un autre et a essayer de formuler une question intellectuelle dans le cadre de laquelle aborder celui-ci, puisqu'on peut croire que, dans bien des cas, ce qui vient en premier dans l'esprit de l'ethnologue ce n'est pas tant le questionnement intellectuel que l'interet pour << ce-terrain-particulier >>, la question etant peut-etre le plus souvent formulee ensuite (pour justifier l'entreprise de recherche, lui donner une orientation plus specifique, inscrire le terrain choisi dans un champ rejoignant les interets des eventuels bailleurs de fonds, repondre aux contraintes institutionnelles, etc.). Cela dit, meme si l'ethnologue a deja en tete une certaine grille de lecture au depart de sa recherche, il ne saurait pour autant restreindre l'objet de ses observations au seul element qui l'a amene a s'interesser a ce terrain. En effet, c'est bien parce que le terrain nous amene toujours a decouvrir autre chose ou, dans tous les cas, plus que ce qu'on pensait a priori y decouvrir qu'on continue, justement, a faire du terrain.

Le premier probleme qui se pose a l'ethnologue qui tente de circonscrire ce sur quoi il travaille decoule precisement, il me semble, de la nature meme de la demarche ethnologique et de cette tension entre le modele qui est le notre et celui dont on a herite des sciences exactes, faisant en sorte qu'on ne sait jamais trop si notre objet est bien le terrain lui-meme ou le questionnement intellectuel qui nous tient lieu de problematique. Le dechirement et l'hesitation sont parfois difficiles a vivre. Ainsi, avant d'entreprendre mon travail de terrain dans le cadre de mon doctorat, j'ai moi-meme ambitieusement formule un probleme theorique fort complexe et que je sais aujourd'hui d'un interet plutot relatif, devant me servir de point de depart et qui concerne la maniere dont s'articulent les conceptions qu'ont (ou que semblent avoir) les internautes de ce qu'est l'identite individuelle, selon qu'ils se situent dans l'ordre de l'action et de la pratique d'interaction ou selon qu'ils sont en train de se livrer a l'activite reflexive et de tenir un discours sur ce qu'est l'identite (voir Pastinelli 2002). Confrontee a la richesse et a la complexite de mon terrain, j'ai bien sur mis temporairement de cote cette interrogation savante. J'aurai certainement l'occasion d'y revenir plus tard, de facon a rejoindre les exigences institutionnelles, et je tacherai, comme d'autres ont su le faire avant moi, de menager la chevre et le chou et de reserver scolastiquement dans ma redaction une certaine place a ce probleme. Voila bien une difficulte qui, si elle n'est pas nouvelle et n'est aucunement inherente aux travaux menes sur les terrains contemporains ne s'en pose pas moins ici: le terrain nous confronte toujours a beaucoup plus qu'aux seules questions qu'on se pose avant de l'aborder et il nous contraint bien souvent a revoir du tout au tout les termes dans lesquels on peut formuler les << questionsqui-font-sens-sur-ce-terrain-la >>, alors que nos entreprises continuent de s'inscrire dans un cadre institutionnel ou on s'attend en general a ce que les chercheurs et les etudiants travaillent bien sur ce sur quoi ils ont annonce qu'ils travailleraient.

Voila donc que je travaille, en principe, sur une question theorique concernant les representations de l'identite et l'effritement de l'essentialisme qui serait cense etre celui des societes contemporaines, mais que, en pratique, je dois bien l'avouer, je fais plutot un travail de terrain de type monographique tout a fait classique dans ce qu'on pourrait appeler, avec certaines reserves, une << communaute virtuelle >>. Soutenir qu'on adopte une approche monographique, donc qu'on travaille sur << ceci >> (c'est-a-dire sur tel terrain, qui fait alors office d'objet) est certainement une maniere habile de donner l'impression qu'on a resolu le probleme consistant a savoir ce sur quoi l'on travaille. Et meme s'il m'arrive regulierement de repondre a la question (<< je travaille sur telle communaute de bavardage >>), je dois bien admettre qu'en verite, au plan intellectuel, je suis toujours parfaitement incapable de statuer si je travaille plutot sur la sociabilite, sur les rapports de seduction, sur l'alterite, l'intersubjectivite, la virtualite, l'amour, l'identite, les conceptions qu'ont les gens de ce qu'est l'identite, le rapport au corps, les jeux de langage, l'espace, la distance, la synchronie, le territoire ou sur autre chose. Mon terrain, c'est tout ca et bien plus encore, ce qui explique que je puisse regulierement aller m'agiter dans des rassemblements scientifiques portant sur autant de questions que la communaute, la virtualite, les technologies, le lien social, l'identite, la memoire, le territoire, etc. L'ethnologue est peut-etre condamne, dans la mesure ou il choisit d'accorder preseance au terrain, a etre un generaliste et en fin de compte, malgre les difficultes que cela implique, c'est certainement une position des plus fecondes.

Mon objet de recherche a donc des limites floues et variables, qui decoulent en premier lieu de ma posture epistemologique (l'objet doit se construire a meme le terrain et non pas etre delimite a priori) et de la nature meme des phenomenes humains (les gens vivent en tout temps leur vie dans toutes ses dimensions a la fois et, face a cette complexite ou tout est inextricablement lie, il devient malaise de baliser un objet). Il arrive souvent que, lorsque l'ethnologue se trouve comme moi a ne plus etre en mesure de delimiter son objet intellectuel, il s'attache plutot, pour circonscrire l'objet de sa demarche, a l'objet social ou culturel qu'est le terrain, c'est-a-dire au groupe des personnes sur la vie desquelles porte l'analyse. Et bien sur, comme on ne peut jamais travailler sur toutes les dimensions de l'existence des individus qui composent un groupe social ou qui ont adopte le meme genre de pratiques, l'ethnologue se trouve toujours contraint, apres avoir designe ce groupe de personnes, de poser aussi le cadre a travers lequel il s'interesse a l'existence de ces gens. La maniere la plus habile et peut-etre la plus repandue de formuler ce cadre, tout en evitant le piege qui consiste a enfermer son entreprise dans une question intellectuelle impliquant une grille de lecture trop rigide, est certainement celle qui consiste a s'attacher a un lieu, voire a un espace physique, qui devient le point de depart de la recherche et des observations (lequel peut etre, par exemple, un quartier, un hopital, une entreprise, un centre commercial, un cafe...). Cette strategie a sans doute encore son efficacite, mais elle risque fort de convenir de moins en moins aux phenomenes contemporains, puisque, comme l'a montre Auge, << dans la situation de "surmodernite", les realites localisees et symbolisees auxquelles s'attachait traditionnellement l'ethnologue s'effacent >> (1994a : 131). Les lieux (au sens ou Auge les definit [1992]) peuvent bien sur presenter une dimension physique qui justifie et permet aisement a l'ethnologue de prendre une spatialite comme point de depart de sa recherche. Mais l'histoire prend une tournure radicalement differente lorsque l'objet est lie a un phenomene non spatialise, comme c'est evidemment le cas d'un canal de bavardage electronique. Celui-ci (au moins celui que j'ai choisi comme terrain d'observation) presente bien toutes les caracteristiques d'un lieu (il est identitaire, relationnel et fait l'objet de la construction d'une memoire [voir Auge 1994b]), mais n'a, au plan spatial, aucune existence. Bien sur, cela n'empeche en rien d'en faire le point de depart de la recherche, a condition toutefois qu'on soit en mesure de saisir (et d'integrer a la demarche) les consequences qui decoulent de cet eclatement de l'espace -- et dont l'ubiquite n'est certainement pas la moins importante.

Par ailleurs, le probleme spatial auquel je suis confrontee dans le cadre de ma recherche ne va pas sans bousculer certaines categories. En fait, la difficulte ici n'est pas tant liee a une absence d'espace (au contraire), mais bien plutot a la multiplication et a la rencontre de plusieurs espaces. Ainsi, on croit habituellement que je me situe, avec mon projet, dans le champ de << l'ethnologie urbaine >>. Pour faire un mauvais jeu de mots, on peut en effet dire que mon terrain a quelque chose de tres << branche >>, et il est vrai que ma these m'a amenee dans des espaces tout ce qu'il y a de plus urbains. Cela dit, insister sur le caractere << urbain >> de l'affaire, ce serait passer sous silence mes sejours sur la Cote-Nord, ma rencontre avec un pecheur d'oursins de Papinachois, mes echanges en ligne avec des Madelinots, ma visite d'une ferme laitiere, d'une cabane a sucre, la fois ou le terrain m'a amenee a descendre un bout du Saguenay en kayak et tout ce qui, dans ma pratique d'enquete et les espaces ou j'ai du me rendre pour rencontrer Ies internautes du groupe avec lequel j'ai travaille, est totalement etranger a l'idee qu'on se fait habituellement de ce que sont Ies terrains de << l'ethnologie urbaine >>. En somme, ce serait aussi et surtout oublier que Ies trucs branches qui permettent de court-circuiter les distances, s'ils sont effectivement populaires chez Ies jeunes professionnels dynamiques du centre-ville, ont aussi et surtout une importance certaine la ou, justement, la distance est susceptible de poser probleme (donc souvent loin de la ville). Rien n'empeche un Americain de Los Angeles, revant du Quebec et souhaitant bavarder en francais, de socialiser en ligne avec un pecheur de la Cote-Nord, un fermier de Lotbiniere, quelques ingenieurs de Montreal, une secretaire de Riviere-du-Loup, une etudiante en ethnologie de Quebec, un anthropologue retraite de Sherbrooke et une professeure de francais de Scarborough. Ce genre de melange (qui fait l'ordinaire quotidien de plusieurs internautes) oblige a une certaine relecture de la notion meme d'espace. En somme, je ne pratique pas l'ethnologie urbaine et il me semble que, a moins d'etudier une spatialite, c'est-a-dire un espace physique, qui serait non seulement en ville mais qui serait egalement singulier parce qu'il serait en ville, le monde tel qu'il se donne a voir aujourd'hui justifie de moins en moins le decoupage spatial qui est sous-entendu par l'idee meme d'<< ethnologie urbaine >> -- comme si, au Quebec en 2004, la maniere d'etre au monde etait radicalement differente selon qu'on habite a Montreal ou a Papinachois. En region, on apercoit peut-etre des vaches ou des bateaux de peche de sa fenetre, mais, la comme ailleurs, on lit Ies chroniques de La Presse, on se met a la cuisine asiatique parce que c'est moins gras, on magasine chez Wal-Mart, on drague dans Ies canaux de bavardage d'Internet, on ecoute Loft story et on surveille le cours du dollar pour decider de la destination de ses prochaines vacances ... Dans le cas de mon terrain, l'univers de reconnaissance, qui n'a aucun ancrage spatial, revet une importance nettement plus grande que le lieu de residence et Ies autres spatialites auxquelles l'ethnologie a l'habitude de s'interesser. Cet univers donne a voir un monde dans lequel la spatialite, si elle ne disparait pas, est tout de meme bien en train de connaitre certaines transformations qu'on ne saurait negliger. S'il n'est plus possible de s'attacher a un espace physique, a une << culture >> ou meme a un << groupe >> pour mener l'enquete, il faudra peut-etre, en fin de compte, suivre la piste ouverte par Jean-Loup Amselle (2001) et faire plutot l'etude des << branchements >>, des mouvements et des allersretours entre ces differents << lieux >> de construction de la pratique, du discours et des representations.

L'espace du flottement disciplinaire

L'objet de mes observations et de mes reflexions n'etant pas clairement circonscrit, impliquant plusieurs dimensions et, il faut bien le dire, beneficiant d'un effet de mode, il se trouve tout naturellement a se superposer a ceux qui sont dans la mire de chercheurs se rattachant a d'autres disciplines. Dans ce contexte, on peut egalement s'interroger sur Ies frontieres disciplinaires qui sont ici en cause. Le probleme implique en fait deux questions. On peut se demander, d'une part, en quoi ma demarche releve de l'ethnologie et, d'autre part, en quoi ce que je fais est ou non different de ce que font Ies sociologues, Ies psychologues ou Ies linguistes qui se penchent sur le meme phenomene. On conviendra d'abord qu'il n'est fort heureusement guere plus au gout du jour de s'interroger a savoir si un terrain, un contexte ou un phenomene presente un caractere << ethnologique >>, c'est-a-dire s'il est de ceux qui peuvent etre etudies par Ies ethnologues. On peut bien sur s'entendre pour dire qu'il existe des terrains, des phenomenes ou des situations qui sont plus susceptibles que d'autres de retenir l'interet des ethnologues, comme il en est d'autres (peut-etre differents des premiers) qui sont plus susceptibles de retenir l'interet des geographes, des sociologues ou des psychologues, mais on ne saurait reduire la discipline -- qui est d'abord un regard, un point de vue -- a un objet (voir Jewsiewicki 2001). Pour qu'une realite soit << ethnologique >>, il suffit en somme qu'elle soit l'objet d'un regard et d'un discours d'ethnologue. La question de savoir si le phenomene que j'etudie ne reviendrait pas, plus legitimement, aux chercheurs en communication ou aux psychologues (au meme titre que la question consistant a savoir si, comme ethnologue, je ne devrais pas plutot consacrer mes energies a d'autres realites) me semble tout aussi vaine que dangereuse. Il convient en effet de se mefier des hegemonies et des monopoles disciplinaires ...

Me voila donc, dans un non-espace et face a un objet mal circonscrit, en position legitime cependant, a pratiquer l'ethnologie aux cotes de chercheurs (jouissant de la meme legitimite que moi en regard de l'objet) qui, eux, pratiquent la sociologie, Ies communications, la psychologie et la linguistique pour ne nommer que ces disciplines. Il peut sembler relativement aise d'etablir, et meme a priori, sur un tel terrain, de distinguer ma demarche, comme ethnologue, de celle d'un linguiste, d'un psychologue ou d'un sociologue. Et c'est effectivement parfois le cas. Toutes Ies disciplines ont conserve certains questionnements et certaines methodes qui leur demeurent propres et vis-a-vis desquels on peut aisement tracer des frontieres disciplinaires. Ainsi, la sociologie produit regulierement des etudes qu'on ne saurait confondre avec les travaux des ethnologues, telles toutes ces demarches, recourant a des methodes quantitatives, qui visent notamment a tracer le profil socioeconomique des internautes (et de ceux qui socialisent en ligne) selon leurs usages d'Internet, leur frequence d'utilisation de la technique, etc. Cela dit, ce n'est peut-etre aujourd'hui qu'une proportion de plus en plus reduite des entreprises de recherche qui peuvent trouver un tel ancrage disciplinaire. En effet, quand on lit, par exemple, les travaux de la psychologue Sherry Turkle (1995) sur l'identite en ligne, on se rend compte que, au moins dans certaines branches, la psychologie s'interesse aussi, et peut-etre de plus en plus, aux dimensions sociales des phenomenes etudies et aux representations construites par Ies individus. Les travaux de Turkle, si on fait abstraction des questions qui lui servent de point de depart, pourraient parfaitement etre ceux d'un anthropologue ou d'un sociologue et on pourrait de la meme maniere se referer a plusieurs travaux de linguistes (notamment a ceux de Herring 1996) pour montrer qu'il en va de meme des sciences du langage. Et, vis-a-vis d'un phenomene comme celui auquel je m'interesse, s'il est parfois difficile de tracer la frontiere vis-a-vis de disciplines comme la psychologie ou la linguistique, il devient souvent perilleux de se livrer au meme exercice en regard de la sociologie ou de cet ensemble composite que sont Ies communications (3).

Un sociologue ou un chercheur en communications pourrait parfaitement faire exactement la meme recherche que moi, de la meme maniere que j'aurais tout aussi bien pu faire exactement la meme these -- sans rien changer a mon cadre theorique et a l'ensemble de mes references -- dans plusieurs autres departements. Rien, que ce soit au plan de la formulation des questions ou de la methode, ne permet plus, en tout cas en theorie, de soutenir ici l'existence d'une frontiere disciplinaire. Je fais un travail d'observation et d'entretiens avec des gens qui socialisent dans Internet, tentant de voir et de comprendre ce qu'ils vivent en ligne et hors ligne, ce qu'implique pour eux, dans leur vie, cette nouvelle forme de sociabilite, de quelle maniere ils en font l'experience, etc., et il se trouve aussi des sociologues (par exemple, Kendall 1999 et 2002, Argyle et Shields 1996, Wellman 1999) et des chercheurs en communications (entre autres, Donath 1999, LatzkoToth 2000) qui s'interessent a cette meme realite, vue a peu pres sous le meme angle et qui, eux aussi, conduisent leurs recherches en faisant de l'observation participante et en menant des entrevues. Au moins en regard d'un objet comme celui-la, ou toutes les disciplines se rencontrent sur le terrain autour des memes interrogations, il est de plus en plus malaise de gloser sur l'irreductible specificite disciplinaire d'une entreprise de recherche comme la mienne. Maintenant, si on laisse de cote quelques instants la theorie, on se rend compte que, en pratique, et meme si l'affaire ne saurait trouver d'assises theoriques, il se trouve justement que Ies anthropologues ou Ies ethnologues ne font pas toujours (ou pas souvent) la meme chose que Ies sociologues. Il y a, c'est parfois tres subtil, quelque chose comme une culture, un point de vue ou une forme de sensibilite qui permet souvent de reconnaitre une observation de sociologue ou de chercheur en communications, lesquelles se distinguent bien sur des observations d'ethnologues. Et si la distinction peut etre tres subtile dans la maniere de formuler Ies questions, de mettre en place la methode (on fait tous du terrain) ou de poser la perspective epistemologique qui doit servir de cadre a la demarche (on cherche tous a saisir le monde tel qu'il est construit et vecu par Ies individus, a produire une connaissance de << l'interieur >>), celle-ci se deploie largement pour donner lieu a des differences souvent profondes quand vient le temps de produire l'analyse et de rendre Ies observations. C'est bien ici, je crois, qu'on peut retrouver ce que Jewsiewicki appelle la sensibilite disciplinaire (2001), remarquant qu'on a beau se pencher sur Ies memes objets et parler le meme langage (voire poser Ies memes questions), on ne voit pas Ies memes choses et on ne Ies voit pas de la meme facon selon le point de vue disciplinaire qui est le notre. Ainsi, par exemple, le parcours qui est le mien s'organise souvent a contrecourant de celui qui est suivi par des etudiants au doctorat en communication s'interessant aux relations developpees en ligne. En general, ceux-ci prennent pour point de depart le dispositif technique lui-meme et le processus de mediation (interets tout a fait classiques pour Ies communications), s'interessant ensuite a l'experience individuelle, alors que je m'interesse d'abord a l'experience individuelle, a la maniere dont s'organise le rapport a l'autre (interet tout a fait classique de l'ethnologie), pour buter plus tard, inevitablement, sur le dispositif technique. Le questionnement et Ies methodes sont Ies memes, mais la difference dans le parcours suivi donne lieu, d'un cote et de l'autre, a des analyses singulieres dont on ne saurait confondre Ies sources disciplinaires.

Mais, encore une fois, les choses ne sont peut-etre pas aussi simples qu'elles ne le semblent. S'il me parait aise de voir un ecart disciplinaire entre ma demarche et celle de collegues en communication ou vis-a-vis de celle, par exemple, d'un sociologue comme Barry Wellman (lequel tente de saisir de quelle maniere Ies communications electroniques donnent lieu a une reconfiguration des reseaux de sociabilite), l'exercice est loin d'etre toujours aussi pertinent, tout simplement parce que l'ecart n'est pas toujours aussi important. Par exemple, dans sa these de sociologie, Lori Kendall (2002) fait etat d'un travail de terrain, conduit dans une communaute virtuelle, dans lequel elle s'interroge notamment sur la facon dont Ies internautes concoivent ce qu'est l'identite et dans lequel elle s'appuie sur la singularite de l'experience individuelle pour tenter de comprendre, de l'interieur, comment s'organise le rapport a l'autre dans ce contexte particulier, une entreprise que la mienne rejoint, et ce autant dans Ies questions que dans Ies observations (au depart comme a l'arrivee en somme), en tous points. Je partage donc avec Kendall non seulement le cadre theorique et la methode, mais aussi la meme sensibilite. Et la sensibilite a parfois (voire le plus souvent) des sources qui sont assez faciles a reperer. En effet, dans la bibliographie de Kendall, si on retrouve bien quelques sociologues comme Alfred Shutz, on trouve aussi un nombre important d'anthropologues et, lorsque Kendall pose son cadre theorique, qu'elle enonce la maniere dont elle aborde le terrain et Ies principes sur lesquels repose sa perspective epistemologique, ce n'est plus Shutz qu'on rencontre, mais plutot Ies James Clifford et Ies Clifford Geertz. Et d'autres auteurs, des sociologues partageant une perspective a peu pres equivalente a celle des precedents et qui auraient pu se retrouver dans le travail de Kendall (je pense surtout ici a Anselm Strauss, a Peter Berger et a Thomas Luckmann) n'y sont pas. Loin de moi l'idee de reprocher a Kendall d'avoir fait une these de sociologie en se referant, pour Ies elements Ies plus importants, presque exclusivement a des anthropologues. Il me semble en effet que, meme pour des idees qui seraient parfaitement equivalentes, il est nettement plus profitable de se referer a un auteur d'une autre discipline si la facon dont il formule Ies choses rejoint plus etroitement la demarche dans laquelle on s'est engage. Mais voila qu'un auteur en appelle souvent un autre, qui lui-meme en appelle un autre et que, au fil des lectures et de la reflexion, se forme une nebuleuse disciplinaire qui affecte et transforme notre sensibilite vis-a-vis de cet objet qu'on a sous les yeux. Il y a peut-etre bien une intuition au depart, mais celle-ci n'est pas issue du neant, et le regard continue de se modeler au fil de l'observation, laquelle recoupe bien souvent aussi le fil des lectures et, inevitablement, des reflexions. Il se trouve donc que des gens formes en sociologie et preparant des theses de sociologie se mettent a la lecture d'anthropologues comme Geertz ou Auge, de meme qu'il y a aussi des ethnologues qui lisent des sociologues, des linguistes, des historiens, des philosophes ... C'est peut-etre en fin de compte simplement la en partie le resultat d'une certaine convergence theorique et epistemologique des sciences humaines (faisant en sorte qu'un ethnologue pourra lire, avec profit et sans eprouver une impression de rupture, des sociologues et des historiens) et il est finalement plutot rassurant de constater que, suivant des chemins differents, plusieurs disciplines finissent par faire des constats similaires et par parler le meme langage.

Tentant de circonscrire l'espace de la discipline, Auge a ecrit que l'objet de l'ethnologie, c'est en fin de compte toujours l'idee que Ies uns et les autres se font des uns et des autres (1994a : 25) et Bazin (1998), lui, nous rappelait qu'il y a toujours un ecart entre ce que Ies gens font et la maniere dont ils se representent ce qu'ils font, le travail de l'ethnologue consistant precisement a mettre le doigt sur cet ecart. Ces deux conceptions tres actuelles de l'ethnologie (qui ne s'opposent aucunement l'une a l'autre) me paraissent tres justes et rejoignent assez etroitement, je crois, ce qui fait ma sensibilite disciplinaire et ce qui preside a l'emergence des intuitions sur lesquelles je m'appuie lorsque je choisis mes terrains. Cela dit, on ne peut pour autant y voir quelque chose qui serait de l'ordre d'une singularite disciplinaire et qui permettrait de distinguer l'ethnologie des autres sciences humaines. Sur l'idee que Ies uns et Ies autres se font des uns et des autres, au moins si on pose le probleme a hauteur d'homme et non pas a l'echelle d'une culture, on se souviendra de l'importance de la contribution de George H. Mead (1934) (psychologie sociale) et on tachera egalement de se rappeler que tout le courant (sociologique) de l'interactionnisme symbolique (avec notamment Ies travaux de Goffman) en a long a nous apprendre. Sur cet ecart entre ce que les gens font et la facon dont ils se representent ce qu'ils font, on peut tout aussi bien aller lire encore plusieurs sociologues, comme Giddens (1984), qui oppose conscience pratique et conscience discursive, ou Kaufmann (2001), qui oppose habitude et reflexivite, ou meme Bourdieu (1980). C'est bien la exactement la meme chose et c'est encore aussi ce que Fernand Dumont, avant ceux-la, avait appele le << Lieu de l'Homme >> (1968), celui des aller-retour entre la culture premiere, ou le monde va de soi et ou chacun sait ce qu'il fait, et la culture seconde, qui est l'univers de la representation qu'on se donne du monde dans lequel on vit. Il faut bien se rendre a l'evidence : les ethnologues ne sont pas les seuls a avoir lu les Husserl, Hegel, Wittgenstein, Merleau-Ponty, Foucault ...

En somme, si ma demarche d'ethnologue du contemporain a quelque chose de specifique en regard des autres disciplines qui posent aujourd'hui leur regard sur Ies objets sur lesquels je reflechis moi aussi, c'est d'abord et pour l'essentiel une affaire de sensibilite, laquelle decoule de mon attachement a une certaine tradition (celle dans laquelle j'ai ete formee) et de mes liens intellectuels avec une certaine nebuleuse disciplinaire, dans laquelle se glissent aussi des reflexions empruntees a d'autres disciplines ou partagees avec elles. Malheureusement ou heureusement -- selon le point de vue qu'on adopte -- la << sensibilite >> qui donne lieu aux intuitions qui nous guident n'est ni definissable ni figurable d'aucune autre maniere. Des lors qu'on constate que, dans bien des cas, on ne peut plus s'accrocher aux objets, aux terrains, aux questions, aux concepts ou aux methodes pour definir des frontieres disciplinaires, il faut bien se resoudre a penser autrement la disciplinarite.

L'ambiguite de la position d'ethnologue et du discours ethnologique

Si mon inscription disciplinaire est plutot difficile a circonscrire et a baliser en regard des autres disciplines, ma position sur le terrain, vis-a-vis des gens aupres desquels j'ai mene la recherche, n'en est pas moins ambigue. Ce qui est en cause ici, c'est encore une fois l'eternelle question du rapport entre moi, chercheure, et eux, ceux-la sur lesquels porte ma reflexion et mon discours. Cette position est bien sur inextricablement liee a ma posture epistemologique, voire ethique, mais aussi et surtout au role que le terrain m'a attribue, a la position que Ies gens que j'ai cotoyes sur le terrain ont adopte vis-a-vis de moi et de ma recherche. Et il me semble que cette position et que ce role decoulent, au moins en partie, de la nature du terrain lui-meme, qui dans ce cas-ci releve de ce que, a defaut de mieux, j'appellerai le << tres proche >>.

On tient habituellement pour acquis que, enqueter sur un terrain contemporain, c'est toujours etre dans la posture de celui qui enquete sur le << proche >>. Mais on a de toute evidence grand besoin de raffiner Ies conceptions qu'on a de cette proximite pour mieux penser Ies rapports aux terrains. Il y aurait long a dire sur cette proximite qu'on tient pour acquise des lors que l'ethnologue n'a pas a se faire vacciner et a prendre un avion pour aller conduire l'enquete. Je me souviens d'une recherche sur le << proche >> a laquelle j'avais collabore au cours de ma formation de premier cycle et qui m'avait amenee a faire une serie d'entretiens aupres d'une religieuse qui vivait en communaute depuis plus de 45 ans. Je me souviens surtout m'etre ruee sur un dictionnaire chaque fois que je sortais du couvent pour chercher la definition de mots comme << refectoire >>, << missel >> ou << vepres >>, je me souviens n'avoir jamais trop su comment je devais m'habiller pour aller rencontrer cette dame, je me rappelle aussi l'alterite radicale a laquelle j'ai ete confrontee lorsqu'elle m'a raconte, le plus sincerement du monde, sa rencontre et son histoire d'amour avec l'Esprit Saint. Pourtant, il s'agissait bien la d'un terrain << proche >>. En fait, il me semble indeniable qu'il y a << proche >> et << proche >>, et que la distance en cause se decline, selon Ies chercheurs et Ies terrains (voire aussi et surtout selon Ies individus), en d'innombrables varietes. Vis-a-vis de certains terrains, et notamment de celui ou m'a conduit mon projet de these, je prefere donc parler du << tres proche >>, comme on pourrait aussi parler d'un << proche lointain >> ou de << l'exotisme chez-soi >> pour designer mon rapport a une communaute de religieuses.

A ces premieres considerations sur la proximite, il conviendrait peut-etre egalement d'ajouter une autre distinction autour du couple interiorite/exteriorite et d'apporter quelques precisions sur ce qui est ici en cause. On a souvent parle des travaux faits << de l'interieur >> pour designer ces entreprises qui s'inscrivent dans une rupture avec un certain type de positivisme et qui consistent a rendre compte d'un phenomene tel qu'il est vu et percu par ceux qui y sont engages. Un ethnologue enquetant, par exemple, chez Ies jeunes de la rue pourra ainsi dire qu'il fait une analyse << de l'interieur >> (tentant de rendre compte de l'experience vecue par ces jeunes, essayant en fin de compte de saisir le monde tel qu'eux le percoivent et l'experimentent), laquelle s'oppose aux regards qui pourraient etre jetes << de l'exterieur >> par, notamment, des sociologues, des psychologues ou des criminalistes, qui tenteraient d'expliquer la clochardisation des jeunes, sans tenir compte de ce que ces jeunes eux-memes peuvent dire, penser ou comprendre de leur mode de vie. Cette distinction renvoie a l'espace dans lequel s'ancre l'analyse au plan paradigmatique ; elle ne rend pas compte de la position qui est celle de l'ethnologue, comme chercheur mais aussi comme individu, vis-a-vis de son terrain. Aujourd'hui, la large majorite des ethnologues font ainsi des interpretations qui peuvent etre dites << de l'interieur >>, comme le font egalement, sous le renouveau de la phenomenologie, un nombre croissant de chercheurs se rattachant a d'autres disciplines. L'ethnologue qui enquete chez Ies jeunes de la rue de Toronto se trouve donc sur un terrain proche (et peut-etre meme << tres proche >> suivant son age, ses valeurs et son mode de vie) et il peut tres bien produire une analyse << de l'interieur >>, mais lui, comme individu, n'est pas et ne sera eventuellement jamais dans une position d'interiorite vis-a-vis de son terrain, puisque lui, a la difference des autres et meme s'il passe plusieurs mois a vivre dans la rue le temps de conduire son enquete, peut rentrer << chez-lui >> quand c'est necessaire ou quand il a termine son enquete (ce que ne font pas, peut-on croire, les jeunes de la rue). L'exteriorite est ici, a moins d'un revirement spectaculaire dans la vie de cet ethnologue, une position a la fois complete et permanente. Il est peut etre plus frequent toutefois que la position de l'ethnologue vis-a-vis de son terrain soit mouvante ou qu'elle se trouve plutot dans une zone grise ou Ies limites sont plus difficiles a tracer. Qu'en est-il par exemple de celui qui enquete en milieu hospitalier et qui, comme chercheur, se trouve bien a l'exterieur de son terrain, en ce qu'il n'est ni un membre du personnel soignant, du personnel administratif ni non plus un patient, mais qui est bien quand meme, au moins a certaines occasions, un utilisateur du systeme de sante ? Qu'en est-il encore d'une chercheure comme Jeanne Favret-Saada (1977 et 1981), qui, allant etudier la sorcellerie dans le Bocage, n'en est pas au depart de sa recherche, finit par en etre en cours d'enquete (alors qu'on lui attribue certains pouvoirs et qu'elle est elle-meme victime d'un sort), pour finalement en etre peut-etre un peu moins lorsqu'elle rentre chez elle et met en forme son analyse ? Qu'en est-il encore de celui qui est lui-meme partie prenante de son terrain au depart de la recherche (ce qui est de plus en plus frequent aux Etats-Unis et au Canada anglais), comme c'est le cas par exemple du joueur de hockey qui s'interesse a la masculinite et aux rapports masculins chez Ies joueurs de hockey, mais qui, comme individu sur son terrain, se distingue toujours assez fondamentalement des autres << indigenes >>, en ce que lui gagne sa vie avec Ies discours qu'il produit sur Ies processus dans lesquels lui aussi est engage ?

Cela dit, si on doit s'interesser a la position qu'occupe l'ethnologue vis-a-vis de son terrain, ce n'est pas parce qu'il y aurait encore lieu de croire que l'exteriorite permet de percevoir des logiques qui echapperaient completement au chercheur qui serait des le depart lui-meme partie prenante du phenomene etudie, ni non plus, a l'inverse, parce qu'on pourrait pretendre que, en en etant soi-meme, on aurait acces plus directement au point de vue qui est celui de << l'indigene >>. C'est bien plutot parce que, comme Althabe l'a expose a plusieurs reprises (voir 1989, 1990 et 1998), le seul espace d'observation et d'analyse de l'ethnologue est precisement celui de sa rencontre avec Ies gens sur le terrain, laquelle se construit et s'organise autour de la position qu'il occupe sur le terrain et qui depend tout a la fois du role qu'il tient vis-a-vis de ces gens, de celui que ces gens lui attribuent et, enfin, de celui qu'il a lui-meme le sentiment d'occuper vis-a-vis de chacun de ceux qu'il rencontre. En somme, si on ne peut parler de positions qui seraient plus legitimes ou plus pertinentes que d'autres, il est toutefois necessaire de reflechir a celle dans laquelle on se trouve, a plus forte raison encore dans la mesure ou c'est en fin de compte peut-etre toujours le terrain qui decide pour nous du type d'ethnologie qu'on pourra ou non pratiquer et de l'espace dans lequel pourront se situer l'analyse et l'interpretation.

A ce titre, on ne fait pas l'ethnologie du << tres proche >> de la meme maniere qu'on fait l'ethnologie du << un peu moins proche >>, du << relativement lointain >> ou du << radicalement exotique >>, tout simplement parce que, meme si le mode de production du savoir ethnologique demeure le meme (s'ancrant dans Ies rapports qui s'etablissent entre le chercheur et son terrain), la position de l'ethnologue et l'espace dans lequel il tient un discours sont differents. Ce qui est en cause dans le cas des terrains contemporains, c'est il me semble tout a la fois cette position qu'occupe l'ethnologue vis-a-vis de son terrain, non seulement a titre de chercheur, mais d'abord et surtout comme individu (dans une chambre de joueurs de hockey, ma position de chercheure n'aurait en effet que peu a voir avec celle d'un ethnologue qui, comme Michael Robidoux [2001], serait aussi un joueur de hockey et un homme) ainsi que le type de questions qui nous interessent de plus en plus souvent et qui, il me semble, impliquent egalement un rapport d'un type particulier avec Ies gens aupres desquels on mene l'enquete. Le parcours auquel m'a conduit mon terrain est certainement, comme c'est le cas de toute entreprise ethnologique, profondement singulier. Cela dit, il a peut-etre une valeur exemplaire, parce qu'il me semble que la position dans laquelle je me trouve vis-a-vis de mon terrain (Ies difficultes et le genre de demarche que celle-ci implique) est susceptible de ne pas etre unique et de s'apparenter, en de nombreux aspects (notamment parce qu'il s'agit d'un terrain tres proche et que je m'interesse a la subjectivite individuelle) a celles de plusieurs ethnologues enquetant eux aussi sur le tres proche en contexte contemporain.

Mes premieres tentatives pour recruter des informateurs et pour conduire des entrevues sur Ies pratiques de sociabilite en ligne m'ont rapidement amenee a decouvrir qu'on ne peut enqueter sur la sociabilite et le rapport a l'autre en ligne de la meme maniere qu'on enquete sur Ies habitudes alimentaires ou sur l'organisation de l'interieur domestique. Croire que je pourrais ne pas me mouiller, c'etait ignorer betement cette evidence que parler de sociabilite et plus specialement de sociabilite en ligne, c'est d'abord parler de sa quete de l'autre et de son rapport a l'autre, ce qui suppose d'exposer l'image qu'on a de soi-meme, celle que Ies autres ont de soi (ou celle qu'on croit qu'ils ont), ce qui implique aussi plus fondamentalement et plus intimement encore de livrer a l'enqueteur ses angoisses et ses fantasmes. Bref, cela suppose de mettre sur la table Ies aspects Ies plus intimes de sa subjectivite. Et, c'est l'evidence, on ne livre pas sa subjectivite a un enqueteur ! On procede a un echange, on negocie un partage, et seulement avec celui qui est autant dispose a donner qu'a recevoir, ce qui, par la nature meme du role, n'est pas le cas d'un << enqueteur >>. Pour eviter toute confusion et pour qu'on comprenne bien de quoi il est question, il faut peut-etre preciser que ce qui est ici en jeu, ce n'est pas de savoir si l'ethnologue est en mesure de proceder a un << retour >> vis-a-vis de son terrain, c'est-a-dire de faire beneficier du savoir qu'il met au jour Ies gens aupres desquels il mene l'enquete, mais bien plutot de savoir jusqu'a quel point il est pret, lui aussi, a s'enoncer et a partager son intimite, ses angoisses et ses fantasmes avec ceux aupres desquels il mene l'enquete.

Une entreprise pareille ne va pas sans poser bon nombre de difficultes, notamment au plan ethique, et peut-etre suffisamment pour convaincre qui que ce soit, qui serait a priori averti de ce qui l'attend, de renoncer au projet. Heureusement ou malheureusement, on est toujours bien naif quand on entreprend un terrain et j'ai donc pu (apres avoir constate qu'il etait impossible de recruter << hors ligne >>, pour une entrevue de recherche, des internautes pratiquant le bavardage electronique) me brancher a un canal de bavardage, convaincue que je pourrais aisement y recruter d'eventuels participants et mener a bien le genre de recherche que j'avais l'intention de faire. Comme je crois que c'est ce qui se produit le plus souvent, c'est a mon insu et sans trop le vouloir, alors que je tentais simplement de recruter des << informateurs >> (c'est-a-dire des gens avec lesquels prendre un rendez-vous pour faire une entrevue de recherche et rien d'autre) que je me suis retrouvee moi-meme pleinement et personnellement engagee sur ce terrain. C'est que, rapidement, il m'est apparu que l'internaute qui se branche dans le but d'echanger des fichiers, de draguer ou de rejoindre ses interlocuteurs habituels n'a que peu a faire d'une inconnue qui cherche des gens a rencontrer pour faire des entrevues de recherche, surtout dans la mesure ou il n'est pas possible de discuter avec elle outre mesure. En ligne, Ies interlocuteurs potentiels sont nombreux, la concurrence est feroce et, vu le dispositif technique ici implique, on n'a pas a s'excuser ou a se livrer aux bonnes manieres pour se debarrasser d'un interlocuteur indesirable. En somme, pour que certains finissent par s'interesser a mon histoire de recherche et acceptent eventuellement de me rencontrer pour une entrevue, il fallait d'abord qu'ils s'interessent a moi comme individu et non pas uniquement comme chercheure, il fallait que je sois moi aussi de ce jeu social, que j'accepte de socialiser avec eux et de m'engager personnellement dans cet espace.

J'etais au depart plutot mal a l'aise avec cette entreprise, parce que je craignais qu'on (mes interlocuteurs ou un eventuel comite d'ethique) me soupconne de faire un travail d'observation a l'insu des gens et, dans ce cas-ci, il ne s'agit pas d'une mince affaire, puisqu'une telle observation implique de creer des liens, qui sont normalement gratuits, pour Ies instrumentaliser. J'ai d'abord cru que c'etait la un faux probleme puisque l'usage veut, quand on amorce un echange en ligne avec un nouvel interlocuteur, qu'on commence par s'interroger mutuellement sur son age, son sexe, sa ville et son occupation professionnelle. Des Ies premieres secondes d'echange, mes interlocuteurs etaient donc toujours tous informes : << je suis etudiante au doctorat en sciences sociales, je travaille sur le chat, IRC ou la sociabilite en ligne et, a tout hasard, je cherche des gens a rencontrer pour faire des entrevues de recherche >>. Je croyais naivement que cela serait suffisant pour permettre a tous de comprendre ce pour quoi j'etais en ligne et donc pour me maintenir dans une relative position d'exteriorite (laquelle, pour des raisons ethiques, me semblait etre la seule que je pouvais legitimement adopter). En fait, j'ai longtemps mal interprete le sens de la question qu'on m'adressait. Aucun de mes interlocuteurs ne m'a jamais demande, comme je me plaisais a l'entendre, << qu'est-ce que tu fais ici ? >> ou << pourquoi tu es la ? >>. La question, beaucoup plus personnelle et ayant pour objet d'asseoir la representation a construire de ma personne, etait bel et bien << qu'est-ce que tu fais dans la vie ? >>. Les internautes ne se demandent pas, ou tres rarement, ce qu'ils font la ou ce pourquoi ils sont branches a un canal de bavardage a discuter avec des inconnus, Ils le savent deja ou le tiennent pour acquis. J'etais donc d'abord et avant tout << une fille dans un canal de chat >>, et j'etais certainement la pour Ies memes raisons que toutes Ies autres, avant de devenir, plus precisement, << la fille qui fait une recherche sur le chat >>, mais au meme titre qu'il y a aussi << la fille de Rimouski qui est secretaire >> ou << le gars de Montreal qui est electricien >>.

Par ailleurs il faut bien dire qu'aux premiers abords, rares sont ceux qui me croyaient. D'abord parce que, comme on le sait, dans l'anonymat d'un espace de bavardage, n'importe qui peut pretendre n'importe quoi, et que, du point de vue de plusieurs, si j'avais envie de me faire passer pour une autre, je pouvais quand meme trouver quelque chose de plus credible que de pretendre que j'etais en passe d'obtenir un Ph.D. Le pius souvent, ma reponse faisait rire les internautes, qui croyaient que c'etait une metaphore pour illustrer le fait que je passais beaucoup de temps en ligne a bavarder (et eventuellement pour ne pas repondre a la question concernant mon occupation professionnelle). Dans l'incomprehension la plus totale, l'un d'eux m'a d'ailleurs dit un jour que si je faisais vraiment un doctorat, je n'aurais certainement pas le loisir de perdre mon temps de la sorte et aussi souvent dans un canal de bavardage ... Bien sur, pour un internaute qui pratique le bavardage, comme du reste pour la plupart des gens, il peut sembler parfaitement incongru de faire une these sur ce genre de phenomene : << on va vraiment te donner un doctorat pour faire l'etude de toutes les niaiseries qu'on se dit ici ? >> ou encore << pourquoi pas une these sur le sexe chez les maringouins ... >>. Qu'on se le tienne pour dit, la recherche est une affaire serieuse et, du point de vue de la plupart des gens, les doctorants ne sauraient trouver matiere a reflexion dans la trivialite de leur ordinaire quotidien -- aussi singulier et surprenant que soit ce << quotidien >>.

Avec le temps, puisque je persistais avec mon histoire de recherche et de these et que j'ai toujours accepte sans reserves de decliner ma veritable identite (verifiable un peu partout dans le Web), on a bien fini par me prendre au serieux. Ma presence et mon projet suscitaient le plus souvent un melange de curiosite et de mefiance. Soudainement, des lors que la these de doctorat ne relevait plus de la blague, mes interlocuteurs se demandaient si Ies quelques lignes que nous venions d'echanger n'etaient pas, a l'instant meme, l'objet d'une analyse serree : << ha ok tu es en train de m'analyser, ouin c'est douteux >> (de l'interiorite tenue pour acquise par mon interlocuteur, on bascule alors dans l'exteriorite la plus radicale : celle ou je le prends comme objet). Plusieurs souhaitaient echanger avec moi, mais voulaient, bien legitimement, que je sois leur interlocutrice a titre personnel, que je change totalement de role en somme pour entretenir avec eux des conversations qui ne soient pas l'objet d'une reflexion ou d'une analyse. Au-dela de la mefiance parfois suscitee lors des premiers contacts, la plupart etaient cependant curieux de savoir ce que j'avais compris du phenomene, des gens qui frequentent Ies canaux de bavardage, ce que je pouvais en dire, ou alors ils voulaient savoir en quoi peut consister un << doctorat sur le chat >>, a quel genre de questions mes travaux peuvent repondre, etc.

A force d'echanger avec eux, de repondre a leurs interrogations concernant ma these, mais aussi mes rythmes quotidiens et ma vie privee, de prendre part a la vie du groupe en somme, j'ai fini par etre pleinement integree a cet espace social, par me lier avec d'aucuns, par me mefier de certains, etc. Pendant une periode relativement longue (quelques mois), j'en suis venue a ne plus du tout savoir quelle sorte d'ethnologie j'etais en train de pratiquer, si je ne devais pas abandonner mon programme d'entrevues pour me contenter du travail d'observation participante dans lequel j'avais fini par m'engager sans vraiment le vouloir (dans tous Ies cas certainement sans jamais l'avoir planifie), voire meme a me demander si j'etais encore en train de faire une recherche ou si je n'etais pas plutot moi-meme essentiellement en train de socialiser au meme titre qu'eux, en depit du fait que, pour eux, j'ai toujours d'abord ete << la fille qui fait une recherche sur le chat >>. L'ambiguite de ma position a fini par devenir une modalite permanente et essentielle de mon rapport aux internautes aupres desquels j'ai conduit ma recherche.

Comme Lori Kendall (2002) l'avait observe dans la communaute d'internautes dans laquelle elle a conduit sa recherche, pour creer des liens dans une communaute en ligne, il faut accepter de parler de soi, il faut s'enoncer aux autres et se livrer, comme Ies autres s'enoncent et comme les autres se livrent. Dans cet espace de sociabilite ou il faut communiquer, remplir l'espace de texte pour y etre et pour en etre, et ou, inversement, chaque ligne de texte envoyee apparait comme un acte social, toujours signifiant, il n'y a pas de place pour un observateur exterieur qui n'accepterait pas lui aussi de << parler >>. Et dans IRC, << parler >>, c'est d'abord toujours parler de soi, dans le cadre d'un echange qui n'est possible qu'avec celui qui est egalement dispose a se livrer en retour. Prendre la parole dans l'espace de bavardage, c'etait donc aussi accepter de parler de moi, dire qui je suis, ou je vis, dans quelle condition, ce qui me preoccupe, ce que je pense, ce que j'aime, etc. Plus encore, passer mes journees en ligne avec tous ceux qui s'y trouvaient, c'etait bien souvent litteralement accepter de << vivre >> avec eux, alors que, par exemple, a 12h30, les uns et Ies autres font savoir ce qu'ils sont en train de manger ou annoncent qu'ils quittent le temps d'aller se preparer un repas ou d'aller faire chauffer leur << lunch >>. Rapidement donc, non seulement on parle de soi, mais on partage ses rythmes quotidiens au point que, a une certaine epoque, vers 16h30, la plupart savaient qu'untel etait alle traire les vaches et qu'il serait de retour en ligne vers le milieu de la soiree, tout comme plusieurs savaient aussi que j'etais partie a la garderie chercher Florence et que je reviendrais vers 20h30 quand elle serait au lit. Les uns et les autres finissent par etre familiers avec les rythmes quotidiens des uns et des autres, mais aussi et surtout avec leurs preoccupations familiales, financieres, professionnelles ou amoureuses. Je n'ai pas tant << joue le jeu >>, comme si j'avais decide, dans le but de conduire une recherche, de me lier avec ces gens-la pour partager mon existence avec eux. Il me semble plus juste en fait de dire que, alors que j'etais la pour recruter des participants, pour conduire une recherche, j'ai rencontre des gens et me suis liee et engagee avec eux.

Bien sur, il convient de relativiser mon integration au sein du groupe. En comparaison de plusieurs, qui sont lies ensemble dans cet espace depuis plus de cinq ans ou meme en comparaison de ceux qui ont integre le groupe en meme temps que moi, mais qui n'ont jamais ete en ligne dans le but de mener une recherche, je suis toujours demeuree relativement en marge du groupe. Cela dit, j'ai rencontre la des gens qui ont ete sinceres avec moi et je l'ai aussi ete avec eux. Pour certains, je suis toujours demeuree la << fille qui fait une recherche >> mais, apres etre devenue une interlocutrice comme les autres pour plusieurs, j'ai aussi fini par devenir << Madeleine >> pour quelques autres, qui sont devenus des amis, qui liront certainement ma these et avec lesquels je serai sans doute (du moins je le souhaite) toujours en lien apres ma soutenance. Mis a part mes efforts pour eviter systematiquement les rapports de seduction et dans la mesure ou tous savaient qui j'etais, je n'ai jamais essaye de maintenir une distance, laquelle aurait ete parfaitement illusoire dans cet espace qui, pour les internautes, n'est en fin de compte rien d'autre qu'un lieu a produire du lien social intime. Je crois bien que les internautes se sont plutot bien accommodes (certainement mieux que je ne l'ai fait moi-meme) du flou entourant ma motivation a etre des leurs. Ainsi, a l'approche du plus important rassemblement annuel des internautes du canal, une des organisatrices de l'evenement m'avait dit tres spontanement d'un meme souffle : << pour ta recherche, il faut que tu voies ca au moins une fois >> et << ca va etre vraiment genial, tout le monde va etre la, on va faire un barbecue le vendredi et un brunch au manoir le dimanche >>. En somme, il etait clair pour elle que je devais y etre, non seulement pour ma recherche, mais aussi parce qu'on aurait tous -- moi incluse -- du plaisir a se retrouver ensemble. Pour plusieurs, que je sois des leurs pour preparer une these et que, par la meme occasion, je developpe des liens et m'engage personnellement avec eux n'etait, du moins il me semble, aucunement un probleme. Je crois bien au fond que c'est moi qui etais la plus mal a l'aise, constamment dechiree et a m'interroger sur les limites et la nature de mon engagement et de mes relations avec chacun d'entre eux, et plus specialement avec ceux qui ont fini par devenir des amis.

Cette position particuliere implique une autre facon de conduire la recherche et egalement une autre maniere de proceder a l'analyse et de lui donner forme dans un texte. L'entreprise est certainement bien differente de ce qu'elle aurait pu etre si mon travail avait uniquement consiste en la conduite d'une serie d'entretiens comme je le souhaitais initialement. Ma demarche d'observation participante ou mon integration au groupe en tant qu'individu dans toutes ses dimensions (chercheure, mais aussi jeune femme, maman, etudiante, residente de Quebec, interlocutrice, etc.) a fini par me placer en position d'insider, au point que, lorsque les internautes du groupe se sont massivement portes volontaires pour participer a une entrevue de recherche avec moi, je n'etais souvent plus en mesure de conduire les entrevues, et cela pour plusieurs raisons. D'abord, il m'est arrive a plusieurs reprises d'aller rencontrer quelqu'un (toujours des gens avec qui non seulement j'avais deja echange en ligne, mais que j'avais egalement deja eu l'occasion de rencontrer une premiere fois lors d'un rassemblement in situ d'internautes) avec qui j'avais fixe un rendez-vous pour faire une entrevue de recherche et, une fois sur place, d'avoir le sentiment qu'autant le contexte, la relation, que la nature des attentes de celui ou celle que j'etais venue voir ne me permettaient aucunement de mettre un magnetophone sur la table et de sortir toute la quincaillerie des plans d'entrevue, fiches du participant et autres formulaires de consentement. A plusieurs reprises, si l'un ou l'autre prenait contact avec moi en disant qu'il souhaitait me parler pour ma recherche et qu'il aimerait que je le voie pour faire une entrevue, ce n'etait pas vraiment dans l'idee de participer a ma recherche et de me raconter, comme je l'aurais voulu, leur histoire de sociabilite en ligne, mais plutot parce que celui ou celle qui me contactait etait en train de vivre un episode difficile relativement a certaines de ses relations developpees en ligne (conflit, difficultes amoureuses ou autres) et qu'il ou elle avait besoin et envie d'en parler a quelqu'un qui etait a la fois assez eloigne de l'affaire pour ne pas y etre lui-meme implique et suffisamment familier avec les protagonistes et le contexte pour comprendre. J'etais cette personne pour plusieurs. La conduite d'une entrevue de recherche me semble profondement incompatible avec le contact intime qui est celui de la confidence, voire de la demande d'aide, et il m'a toujours semble plus important (ou en tout cas plus urgent dans le contexte) d'abandonner l'idee d'utiliser le magnetophone et plutot d'offrir mon ecoute a ceux qui en avaient besoin. Conduire une entrevue m'aurait necessairement amenee a contraindre mon interlocuteur a laisser de cote la question pour laquelle il etait venu me rencontrer et a le pousser a m'entretenir plutot de differents themes qui ne presentaient alors aucun interet pour lui. Au lieu donc de conduire formellement des entrevues, il m'est arrive a plusieurs reprises -- plus souvent que je n'ai fait d'entretiens -- de me contenter de prendre un verre, un cafe ou de partager un repas tout en ecoutant les peines d'amour, les angoisses et les difficultes relationnelles des uns et des autres.

En deuxieme lieu, comme l'exposait Jean Bazin (1998), pour etre en mesure de conduire une enquete, l'ethnologue doit se trouver dans la position de celui qui n'est pas capable de decrire correctement ce que les gens font, de celui qui, a priori, ne comprendrait pas pourquoi, par exemple, un internaute qui est engage dans une relation amoureuse avec un autre internaute puisse s'inquieter serieusement du temps que son partenaire passe en ligne a developper de nouveaux liens. La conduite de l'enquete implique de pouvoir etre pris, par l'enquete, pour ignorant de certaines questions, tout simplement parce qu'on n'explique pas a quelqu'un ce qu'on sait qu'il sait deja. Lorsque les internautes ont ete prets a participer a mes entrevues de recherche, je n'etais plus dans l'ignorance de celle qui s'interesse a une realite qui lui est etrangere et la plupart d'entre eux en etaient bien conscients. Les entrevues, lorsqu'elles ont ete possibles, devenaient donc beaucoup plus personnelles. Il n'etait pas question de m'expliquer ce qui se passe entre les internautes ou comment cela se passe (je le savais deja et on savait que je savais), mais bien plutot de me raconter leur histoire singuliere, << l'histoire d'une vie en train de se vivre >> pour reprendre la formule d'Auge.

Mais une fois encore, ma position d'insider a souvent rendu l'enquete difficile, voire impossible. J'avais deja developpe des liens en ligne et hors ligne avec la plupart des internautes qui acceptaient de me rencontrer pour une entrevue et souvent aussi avec plusieurs des personnes qui faisaient partie de leur histoire. Vu ma position, me raconter certains evenements, me decrire en detail certains rapports aurait pu, dans plusieurs cas, apparaitre comme relevant plutot du commerage que de la pratique d'enquete. On me racontait volontiers et en details certains differends ou certaines aventures ayant eu lieu sur d'autres canaux de bavardage (souvent plusieurs annees auparavant) et impliquant des gens que je ne connaissais pas, mais lorsqu'il etait question du canal dans lequel j'ai fait mon travail de terrain (c'est-a-dire bien souvent du contexte social dans lequel se situait l'essentiel de leur parcours), plusieurs abandonnaient le recit comme forme discursive et optaient plutot pour des considerations generales sur l'identite en ligne, les rapports amoureux entre internautes, la distance, l'heterogeneite sociale, etc. J'etais a l'exterieur de bien des histoires (rapports de seduction, conflits entre certains, etc.) et je tenais a le demeurer. Interroger un internaute du groupe dans le cadre d'une entrevue sur certains evenements concrets de la vie sociale n'aurait ete ni plus ni moins qu'une action qui m'aurait fait passer de l'autre cote de la frontiere. Si, en effet, on m'attribuait au sein du groupe autant un statut d'observatrice exterieure que de participante, on aurait aussi tout logiquement pu penser que c'etait a titre personnel (comme participante) que je souhaitais obtenir certaines informations. Du point de vue de plusieurs, j'etais a la fois trop << nouvelle >> et trop << exterieure >> au groupe pour pouvoir legitimement et spontanement demander de me faire raconter et expliquer (ou de me faire confier), par exemple, pourquoi untel en a contre unetelle et, en meme temps, trop partie prenante du groupe pour pouvoir poser le meme genre de question sans qu'on puisse croire que c'etait a titre personnel que je m'interessais a certaines histoires. L'ambiguite de mon interet posait meme probleme vis-a-vis de questions purement techniques, la ou je ne m'y serais jamais attendu. Un jour, souhaitant y voir plus clair sur certaines technicites informatiques concernant la facon dont s'organise, techniquement, la reconnaissance des operateurs (ceux qui ont le pouvoir d'exclure certains participants de l'espace de bavardage) selon leur position dans la hierarchie, j'ai profite d'une rencontre informelle pour discuter de la question avec l'administrateur du canal (celui qui est au sommet de la hierarchie). Apres m'avoir explique sommairement ce que je voulais savoir, celui-ci m'a tout de suite dit que, si je le voulais, il lui ferait plaisir de m'octroyer un statut d'operatrice, que je n'avais qu'a enregistrer mon user name, qu'il me faisait meme assez confiance pour me << oper >> (m'accorder un statut d'<< op >>, d'operatrice) a 399 (dans une hierarchie qui debute a 100 et s'eleve a 500). Si mon interet pour des questions techniques relatives au partage et a l'octroi des pouvoirs etait interprete par l'administrateur comme une demande deguisee visant a obtenir moi aussi de tels pouvoirs, il valait mieux que j'evite d'interroger trop longuement les uns et les autres sur leurs histoires d'amour et leurs vieilles rancoeurs ...

Rendue a ce stade, la saturation etait complete et l'enquete n'etait de toute facon plus possible, puisque, pour les differentes raisons que je viens d'enumerer, soit j'etais incapable de sortir le magnetophone pour faire une entrevue, soit je me retrouvais face a quelqu'un a qui je ne pouvais plus poser aucune question, sinon qu'a propos de banalites et de generalites ne presentant que tres peu d'interet. Apres avoir sejourne tout pres d'un an, entre l'automne 2002 et l'automne 2003, dans un canal de bavardage du reseau IRC Undernet, j'ai donc annonce aux internautes du groupe que j'allais me retirer pour entreprendre la redaction de ma these. Cela dit, dans la mesure ou, sans jamais prendre un train ou un avion pour m'y rendre, j'ai investi un terrain dans lequel il n'existe pas de position << exterieure >> d'observateur non participant, il serait bien illusoire de croire qu'il suffit d'en decider ainsi et d'en informer les gens pour rompre avec son terrain. Je ne suis plus en ligne tous les jours avec eux pour echanger, mais je suis toujours en lien avec plusieurs, qui me telephonent, me visitent, m'ecrivent, m'envoient des courriels, des cartes postales et viennent meme assister a mes conferences. Plusieurs s'interessent en effet de tres pres a mon travail. Certains ont meme une idee relativement precise de ce que je devrais ecrire, de ce que je dois avoir compris. Plusieurs font d'ailleurs une lecture tres fine des phenomenes dans lesquels ils sont engages et, parmi ceux-ci, certains, dont l'un qui avait complete sa formation d'anthropologue et fait ses premiers terrains avant que je ne vienne au monde, sont tout a fait en mesure -- peut-etre plus habilement que moi -- de manier mon vocabulaire savant. Mais quel que soit leur niveau de scolarisation et leur connaissance des sciences sociales, la plupart ont naturellement adopte vis-a-vis de moi et de ma recherche une position qui est bien plus pres de celle d'interlocuteurs ou de collaborateurs que de << sujets >>. Ils me lisent, m'interrogent, me consultent, discutent avec moi, m'incitent a approfondir certaines de mes interpretations dans un sens plutot que dans un autre, me font observer des elements qui m'ont echappe, etc. En bons collaborateurs, certains me font regulierement suivre par courriel des liens vers differents sites Web ou textes de presse relatifs aux pratiques des internautes qui font du bavardage, a differents evenements et faits divers lies de pres ou de loin aux relations developpees en ligne et meme vers des articles scientifiques.

Dans ce contexte, j'ai le sentiment de pratiquer une ecriture ethnographique d'un type particulier, celle a laquelle on est contraint lorsqu'on reflechit et qu'on ecrit avec le terrain qui lit par dessus son epaule ... Je pourrais bien pretendre et essayer de soutenir que la difficulte tient ici au fait que les internautes que j'ai rencontres pourront refuser certaines de mes interpretations parce que celles-ci pourraient les renvoyer a des elements qu'ils ne veulent ou ne peuvent pas admettre ou percevoir eux-memes (la litterature soutenant cet argument est d'ailleurs tres abondante, et ce autant en sociologie qu'en anthropologie), et il se pourrait meme que ce soit effectivement le cas par moments. Mais au fond, pour etre vraiment honnete, j'ai plutot le sentiment que la difficulte tient surtout au fait qu'ils sont de veritables specialistes de leur experience, des modernes pleinement engages dans le travail reflexif (capables eux aussi non seulement de se mettre a distance d'eux-memes pour se prendre comme objet, mais parfois egalement d'etre impitoyables envers eux-memes, voire de deconstruire presque cyniquement ce qui fait leur propre coherence) et, a ce titre, qu'ils sont parfaitement en mesure de reperer les errances dans mes interpretations, meme s'ils ne sont pas necessairement capables de mettre le doigt sur ce qui ne va pas ou de proposer mieux que ce que j'ai moimeme mis en forme (4). Je me demande d'ailleurs dans quelle mesure cet argument, voulant que le terrain ne puisse pas toujours reconnaitre l'interpretation de l'ethnologue parce que celle-ci est susceptible d'etre inadmissible, compromettante pour les individus concernes ou relative a des aspects qui leur sont imperceptibles, n'est pas le plus souvent qu'un refuge confortable pour ethnologue, permettant de maintenir une interpretation qui est formulee dans les mauvais termes ou qui colle mal a la realite dont elle est censee rendre compte. S'il existe bien des contextes, politiques par exemple, ou certaines personnes n'ont pas interet a reconnaitre comme valables certaines analyses, et s'il existe aussi des questions qui, a certains moments dans la vie de certaines personnes, constituent des menaces trop grandes a une coherence qui est aussi essentielle que precaire pour qu'on puisse les poser, je me demande encore s'il existe vraiment quelque part de ces << idiots culturels >> (voir Garfinkel 1967 : 66-68), qui ne sont pas en mesure de reconnaitre, ne serait-ce que pour eux-memes, leurs propres contradictions quand on les leur met sous les yeux ... La contrainte interpretative qui est ici en jeu ne m'est pas tant imposee de l'exterieur (comme lorsque des gens protestent publiquement a l'encontre de ce que raconte un specialiste a leur sujet) ; je l'ai plutot moi-meme pleinement interiorisee en faisant de mes participants, par la force meme des rapports qui se sont etablis entre nous, des vis-a-vis. Dans le doute et meme si j'ai parfois tous les materiaux pour produire une interpretation coherente, claire et articulee, je prefere me taire plutot que de leur donner a voir un bout d'analyse qu'ils risqueraient de reconnaitre tout de suite comme un parfaitement << faux >>. Cela dit, la plupart d'entre eux font preuve de tant de bienveillance a mon endroit et semblent parfois si convaincus de l'efficacite de ma << science >> qu'ils preferent manifestement se taire ou me proposer habilement une autre interpretation plutot que de franchement remettre les miennes en question, peut-etre parce qu'ils veulent eviter de me blesser, de me faire douter de mes competences (ce serait peut-etre different si je n'etais pas a la fois jeune et etudiante) ou peut-etre aussi parce qu'ils se disent que, derriere quelques artifices de vocabulaire savant, certains elements de mon analyse ont pu leur echapper. Et a plus forte raison parce qu'ils se montrent a la fois bienveillants et tres habiles a mon endroit, je ne peux me resoudre a produire des interpretations douteuses (desquelles je ne suis pas moi-meme suffisamment convaincue) qui les decevraient. La contrainte est de taille et la position plutot inconfortable, mais je crois tout de meme que cette situation cree un contexte tout a fait favorable au genre de travail qu'on se donne pour mission d'accomplir quand on se rend sur le terrain. Les balises -- le regard attentif et constant de sujets qui se prennent regulierement eux-memes comme objet et qui sont le plus souvent tout a fait disposes a se remettre en question, voire a reconnaitre comme << justes >> des portraits peu flatteurs d'euxmemes -- sont si etroites que les risques de derapage s'en trouvent, je crois, considerablement reduits, meme si cela implique parfois de renoncer a des intuitions potentiellement fecondes, lorsque celles-ci ne trouvent pas une forme suffisamment achevee pour etre mises sur papier.

Ces internautes s'interessent a mon travail, d'abord bien sur parce qu'il est question d'eux, qu'ils sont les premiers concernes et que, comme tout le monde et bien legitimement, ils sont a la fois inquiets et curieux de savoir ce qu'on peut raconter a leur sujet ; mais aussi, je crois, parce que la pratique de la sociabilite electronique donne souvent lieu a des situations, a des difficultes et a des experiences qu'on ne rencontre peut-etre pas ailleurs et vis-a-vis desquelles, il me semble, nombreux sont ceux qui eprouvent un vif besoin de sens. Loin de moi l'idee de soutenir par la que mon travail viendrait repondre a un besoin ou que les gens ne seraient pas eux-memes en mesure de produire les discours dont ils ont besoin pour mettre en sens leur univers et leurs pratiques. Je crois plus simplement que la question de la nature des liens, de l'evolution des relations et de l'identite en ligne sont des questions qui les preoccupent au plus haut point et que c'est a ce titre que mon travail (au meme titre que n'importe quel autre discours qui viendrait rendre compte de ce qui se joue en ligne) les interesse plus particulierement. En effet, independamment du fait qu'ils se trouvent ou non en compagnie d'une ethnologue s'interessant a ces questions, les internautes, dans les echanges qu'ils ont en ligne, parlent chacun a leur facon et tres souvent de l'identite individuelle, du decalage entre l'identite en ligne et l'identite hors ligne, de la nature des liens qu'ils developpent ensemble et de l'intimite qu'ils partagent entre eux. S'ils s'interessent tant a ces questions, c'est bien parce qu'ils s'affairent collectivement a elaborer les discours qui leur font defaut et qui devraient leur permettre de mieux comprendre ce qu'ils vivent et de statuer sur ce dans quoi ils sont engages. Mon travail ne consiste pas a simplement recenser ces discours et ils l'ont, je crois, bien compris (sans quoi aucun ne s'interesserait a ce que je peux en dire, puisqu'ils sont deja familiers avec ces discours), mais plutot, comme le suggerait Bazin (1998), a decrire en parallele la pratique et les discours que tiennent les internautes sur leurs pratiques (la maniere dont ils se representent leur univers et ce qu'ils y font), a prendre la mesure des ecarts et des contradictions qui existent entre les deux, de maniere a rendre intelligible a la fois ce qui se joue dans ce genre d'espace et ce que les gens qui en sont partie prenante en disent.

Dans ce contexte et compte tenu de la proximite de mon terrain (duquel je ne peux me soustraire), je n'ai jamais eu l'ambition de produire, avec ma these, un discours se situant dans un registre ou il apparaitrait comme concurrent des discours des internautes et dont l'objectif serait de statuer sur la vraie nature de ce qui se joue en ligne. Mon objectif est plutot de comprendre ce que vivent les internautes, comment ils le vivent (et de le comprendre avec eux), en esperant par la non seulement apporter un eclairage nouveau sur cette forme de sociabilite, mais aussi, dans la mesure ou c'est possible et ou ils continueront de me lire et de vouloir assister a mes conferences, de les accompagner dans leur travail reflexif en leur proposant une lecture originale, differente et parfois opposee a celle qu'ils font eux-memes de leur univers et de leurs pratiques. Vis-a-vis de ce que Kaufmann a si justement appele des << homo-scientificus >> (2001), c'est-a-dire des individus a la fois reflexifs, critiques et avides de discours savants sur leur propre experience, il me semble qu'il est difficile, du moins quand on adopte une approche qui vise a rendre compte des logiques internes du terrain, d'adopter une autre posture vis-a-vis des gens aupres desquels l'on travaille. Ils sont reflexifs, se posent eux aussi des questions, produisent des discours et sont tout a faits aptes a reflechir avec nous, a prendre acte de ce qu'on leur montre et qui leur parait juste et de critiquer aussi ce qui leur semble ne pas l'etre. L'ethnologue doit donc lui aussi, dans ce contexte, etre reflexif, non pas uniquement vis-a-vis de son monde, mais egalement en ce qui concerne sa posture, son rapport au terrain ; non pas seulement vis-a-vis de la position que les gens sur le terrain lui attribuent, mais aussi, et peut-etre surtout, en regard de celle qu'il s'attribue lui-meme. En somme, dans la mesure ou il est le principal instrument de la recherche, il me semble qu'il doit accepter de se livrer lui-meme au sort qu'il impose aux autres: c'est-a-dire qu'il doit lui aussi mettre a nu sa propre subjectivite et accepter de se prendre comme objet. Autrement, ne risque-t-on pas de se retrouver dans la position qui conduit a tenir des discours dogmatiques sur << ces gens-la >> et, consequemment, a reconstruire l'alterite ?

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Madeleine Pastinelli (1)

Celat, Universite Laval et GTRC << Le Soi et l'Autre >>

(1.) Je tiens a remercier, pour leur genereux soutien financier, le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada, le Fonds quebecois de recherche sur la societe et la culture, le GTRC << Le Soi et l'Autre >>, ainsi que la Chaire de recherche du Canada en histoire comparee de la memoire.

(2.) Le champ de pratiques ainsi designe renvoie aux usages des internautes qui utilisent les communications electroniques, et plus specialement les echanges en temps reel (le chat), pour creer et poursuivre de nouvelles relations (qui sont le plus souvent gratuites ou concues comme << amicales >>) avec d'autres internautes.

(3.) Meme si cela peut paraitre surprenant, je voudrais insister pour faire remarquer ici que je ne m'aventure pas sur ce terrain glissant qui consisterait a pousser le decoupage jusqu'a vouloir opposer l'ethnologie a l'anthropologie, comme on le fait parfois au Quebec pour des raisons qui sont a la fois historiques et institutionnelles. S'il y a bien des institutions (associations, revues, programmes d'etudes) differentes se rattachant l'une a ce bout de la discipline qui est ne de l'etude diachronique de l'ici et l'autre issu de l'etude synchronique de l'ailleurs (chacune des deux traditions ayant tout naturellement conserve certains objets de predilection), on voit bien mal aujourd'hui comment on pourrait renouveler ce partage et lui trouver des assises theoriques. Rappelons simplement que l'ici et l'ailleurs tendent dans Ies faits a se rencontrer de plus en plus souvent, que d'un cote comme de l'autre de la discipline on n'ignore plus l'autre dimension, que ceux qui jadis faisaient des etudes diachroniques ont enrichi leur perspective pour resituer les elements etudies dans leur contexte le plus large, en meme temps que Ies chercheurs de l'ailleurs ont renoue avec la dimension historique des societes qu'ils etudient et, enfin, qu'on a compris, d'un cote et de l'autre, que la demarche etait la meme, peu importe qu'on enquete sur le proche ou le lointain. En somme, j'en suis plutot a me demander, a la suite d'Alexis Nouss, si on ne devrait pas plus simplement parler des << humanites >> comme le font Ies anglophones, puisqu'il devient de plus en plus malaise de redefinir des frontieres permettant de distinguer, au plan theorique, ethnologie, histoire et sociologie, pour ne nommer que ces disciplines.

(4.)Puisque, comme le disait si justement Wittgenstein, ce qu'on sait depasse toujours de loin ce qu'on est capable de dire ou d'enoncer.
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