De la culture comme > a la culture comme experience: retour a l'ethnographie.
Pastinelli, Madeleine
En 1973, il y a donc aujourd'hui pres de 35 ans, Clifford Geertz publiait pour la premiere fois sa fameuse reflexion sur la description dense (thick) en anthropologie. S'appliquant non pas tant a enoncer un programme pour l'anthropologie (a dire en somme ce que devraient faire les anthropologues), mais bien plutot a circonscrire la demarche anthropologique, Geertz reaffirmait en outre le caractere descriptif de l'activite des anthropologues. D'entree de jeu, il proposait que, pour savoir en quoi consiste une discipline, il ne fallait pas tant s'interesser aux resultats qu'elle produit, aux theories qu'elle formule ou aux decouvertes qui en emanent, mais bien plutot regarder ce que font concretement ses praticiens. Et Geertz disait qu'a l'evidence, ce que font les anthropologues, ce sont des descriptions, c'est-a-dire de l'ethnographie. Le propos de Geertz est toujours d'une grande actualite chez les anthropologues et il me semble aujourd'hui pouvoir egalement tres bien s'appliquer a ce qu'est devenue l'ethnologie canadienne.
Pour les besoins de ce texte et de facon tout a fait exceptionnelle, je voudrais me permettre d'utiliser la distinction nord-americaine classique que font (ou que faisaient encore recemment) les ethnologues et les folkloristes entre ethnologie (1) et anthropologie, l'ethnologie se presentant elle-meme comme l'etude diachronique des cultures occidentales et se caracterisant par le fait que le chercheur soit lui meme de la culture qu'il etudie (le << proche >> ou le << meme >>), alors que l'anthropologie est (ou etait) plutot pensee comme l'etude synchronique des cultures exotiques, qui ne sont donc pas celles de ceux qui les etudient (Bergeron et al. 1978 ; Desdouits 1997). Encore faut-il preciser qu'en Amerique du Nord, de facon generale, cette distinction est essentiellement faite par les ethnologues et les folkloristes et demeure le plus souvent ignoree par les anthropologues, lesquels, peut-etre eu egard a leur nombre (plus important que celui des ethnologues), semblent couramment faire abstraction de l'existence meme de cette discipline, qui s'est longtemps voulue distincte de la leur. Bien sur, avant de recourir a une telle distinction, il faut par ailleurs tout de suite ajouter qu'on ne saurait plus aujourd'hui avoir l'idee de donner quelques fondements theoriques, methodologiques ou epistemologiques a celle-ci. De fait et bien qu'elle ait jadis adopte la forme que je viens d'enoncer et que ce soit cette distinction qui soit a l'origine d'institutions et de traditions disciplinaires distinctes, il y a bien sur aujourd'hui des chercheurs formes en ethnologie qui travaillent dans des perspectives synchroniques et parfois aussi (quoique plus rarement) dans des contextes exotiques, et il y a deja un bon moment que les anthropologues ont entrepris de s'interesser a la dimension historique des phenomenes qu'ils etudient et que plusieurs ont egalement entrepris d'appliquer leur demarche aux societes occidentales.
Cela dit, il y a tout de meme encore lieu de reconnaitre l'existence d'une distinction institutionnelle et de traditions disciplinaires distinctes. En effet, a l'Universite Laval il y a toujours un programme d'ethnologie distinct du programme d'anthropologie, tout comme a l'Universite Memorial, il y a toujours un departement de folklore distinct du departement d'anthropologie, et on constate le meme genre de dedoublement dans la large majorite des universites americaines qui comptent des departements de folklore. Je voudrais finalement insister sur le fait qu'on aurait certainement tort de croire que cette distinction n'est plus aujourd'hui qu'une histoire de decoupages administratifs: rien ne me semble plus faux ! En effet, alors que les anthropologues se reconnaissent eux-memes comme les heritiers de Mauss ou de Malinowski, les ethnologues se reconnaissent plutot comme les heritiers de Van Gennep ou de Propp et, pendant que les etudiants en anthropologie a Laval lisent pour une premiere fois Levi-Strauss, les etudiants en ethnologie decouvrent plutot Favret-Saada. Enfin, quoi qu'on puisse dire des anciens decoupages cuhuralistes entre terrains qui permettaient de faire les expertises des uns et des autres en anthropologie et qui, aujourd'hui, n'auraient plus de pertinence, force est de constater que quantite de programmes en anthropologie temoignent toujours du decoupage en aires culturelles, lequel me semble encore plus pregnant dans la facon dont se fait le recrutement des nouveaux professeurs dans les departements d'anthropologie (il est en effet tres rare qu'on fasse le recrutement sans specifier qu'on accordera la preference a des candidats s'interessant a une aire culturelle en particulier). De meme, on peut aussi observer, chez les ethnologues, la nette persistance de questionnements et de perspectives diachroniques (celle-ci est presente dans tous les articles de ce numero), de meme que la predilection pour certains objets qui furent longtemps au coeur de cette discipline. Concretement, les ethnologues ont leurs associations, leurs revues, leurs reseaux academiques et leurs evenements scientifiques ; il en va de meme pour les anthropologues ; le melange des deux, meme s'il a parfois lieu (certains s'aventurent parfois chez leurs voisins), demeure cependant toujours assez exceptionnel. En somme, meme si on ne saurait plus faire de distinction eu egard aux methodes, aux cadres theoriques et aux objets d'etudes, il n'en demeure pas moins que l'heritage disciplinaire n'est pas le meme, que le corpus de litterature savante auquel les etudiants de premier cycle sont inities differe et qu'il en va de meme des terrains et des questionnements qui sont le plus souvent choisis d'un cote comme de l'autre. Il y a donc certainement encore lieu de reconnaitre l'existence d'une distinction, fut-elle uniquement contingente et liee a l'histoire des institutions, et, sur la base de celle-ci, de remarquer que si l'importance de l'ethnographie comme demarche pouvait deja etre constatee il y a plus de trente ans en anthropologie, celle-ci apparait comme relativement nouvelle du cote de l'ethnologie.
L'importance prise par les entreprises ethnographiques chez les ethnologues canadiens me semble etroitement liee a un deplacement du regard qui nous a progressivement fait passer d'une etude de la culture comme produit a une etude de la culture comme experience sociale. Dans les pages qui suivent, je voudrais donc faire etat de ce en quoi me semble consister ce passage et reflechir a ce qui caracterise cette forme d'ethnographie comme nous la pratiquons aujourd'hui. Ce numero de la revue m'apparait comme l'occasion ideale pour me risquer a un tel exercice. En effet, les textes rassembles ici ont ceci de particulier qu'aucun d'entre eux n'a ete soumis a la revue en reponse a un appel d'articles comme on en diffuse couramment en vue de la preparation de numeros thematiques. Cette collection de textes etait a l'origine celle d'un numero << ouvert >>, c'est-a-dire l'assemblage de tous les articles recus par la revue au cours des dernieres annees et des derniers mois. Mais qu'on ne s'y trompe pas: ce n'est pas parce que les textes en question n'ont pas tous en commun un meme objet, un meme phenomene ou un meme terrain que l'ensemble est depourvu d'unite ! En effet, les numeros ouverts ont ceci de particulier, a la difference des numeros thematiques, qu'ils temoignent le plus souvent d'une forte unite disciplinaire. C'est que, s'il est courant que la revue publie des travaux emanant de chercheurs d'autres disciplines qui proposent leurs textes en reponse a des appels pour des numeros thematiques, les autres articles que recoit la revue sont presque toujours des travaux d'ethnologues, qui se reconnaissent en appartenance a cette discipline et qui considerent cette revue comme la leur. Non seulement l'unite de l'ensemble me semble bien reelle, mais celle-ci m'apparait comme tout a fait revelatrice dans la mesure ou les travaux de ce numero concernent des terrains, des periodes et des phenomenes varies.
D'une conception a l'autre de la << culture >>
Quand j'ai entrepris mes etudes de premier cycle en ethnologie a l'Universite Laval (c'etait en 1994), dans a peu pres tous nos cours, nos professeurs nous incitaient non seulement a faire de l'enquete de facon quasi-systematique-', mais ils nous incitaient aussi tres fortement a nous creer un fonds aux Archives de folklore et a toujours prendre soin d'y deposer le produit des enquetes ainsi realisees. Je ne sais pas dans quelle mesure on incite encore aujourd'hui les etudiants en ethnologie a deposer les materiaux qu'ils collectent aux archives, mais il me semble dans tous les cas que cette preoccupation pour la collecte et la conservation etait assez symptomatique d'une certaine conception de ce qu'est la culture. En effet, si les etudiants en anthropologie ou en sociologie, par exemple, sont bien eux aussi amenes, dans le cadre de leur formation de premier cycle, a faire des enquetes de terrain et bien que, dans certains cas, les autres departements puissent conserver en archives les travaux faits par les etudiants (3), a ma connaissance, en sociologie comme en anthropologie, personne n'a jamais nulle part eu l'idee de reunir et de conserver l'ensemble des donnees brutes (et non pas des analyses produites sur la base de celles-ci) collectees par les etudiants dans le cadre de leurs travaux de terrain.
Cette preoccupation en ethnologie etait bien sur l'heritage (devenu peut-etre quelque peu anachronique au milieu des annees 1990) d'une periode encore recente pendant laquelle on avait l'idee de sauver de leur imminente disparition des faits de culture populaire qui auraient pu receler le Volksgeist, temoigner d'une filiation avec un passe fort ancien que l'on n'etait pas en mesure -- pour le moment -- de voir et de comprendre, faits dans lesquels se trouvaient peut-etre a notre insu de veritables tresors, qui dans un quelconque avenir et grace a des methodes qu'il nous restait a inventer pourraient eventuellement livrer leurs secrets. Peu importe donc la nature de ce qu'on collectait, il convenait de le conserver precieusement pour la posterite ... au cas ou ! A l'origine de cette conception, a l'epoque de la fondation des archives, ce que collectaient les folkloristes, c'etait des produits de la culture populaire, et plus particulierement ceux dans lesquels on croyait, depuis Herder, que se transmettait le genie de la nation, c'est-a-dire les productions de tradition orale (contes, legendes, chansons). Je ne veux pas insister sur le cadre dans lequel se sont ensuite elargis les champs d'interet des folkloristes et des ethnologues pour integrer progressivement l'etude de la culture materielle, des savoir-faire et des techniques, des fetes populaires, des croyances et des rituels, celui-ci ayant deja fait l'objet de plusieurs syntheses (voir notamment Desdouits 1997 ; Roberge 2004 ; Bricault et al. 2004). J'aimerais simplement remarquer que, en regard de presque tous ces champs d'etudes et au moins jusque vers le debut des annees 1990 (et meme bien plus recemment encore dans le cas de certains travaux), ce qui etait le plus souvent l'objet de l'ethnologue, c'etait les << produits >> de la culture et ce fut aussi progressivement ensuite la << production >> de la culture.
Le costume, comme le mobilier, l'habitation, les chansons, les contes, le rituel, ce sont en fin de compte des produits de la culture. On s'est d'abord interesse a ceux-ci avant de s'interesser en plus aux conditions de leur production et de leur reproduction. Dans ce sens, etudier les techniques ou les savoir-faire, comme etudier la mode, la transmission des legendes ou les performances des conteurs, c'etait faire l'etude de ce qui rend possible l'existence de ces manifestations de la culture, et c'etait a ce titre avoir encore le regard braque sur ce que produit la culture. Qu'il soit question des arts et metiers, des chansons, de l'art populaire, des contes, du costume, des fetes, des rituels, il s'agit toujours en fin de compte de ce qu'on reconnait comme des manifestations de la culture. Les textes de Luc Dupont et de Martyne Perrot, dans ce volume, suivent ce courant en rendant compte de phenomenes en devenir, qu'il s'agisse des emissions de telerealite ou du statut de l'enfant, tellement familiers qu'on ne les voit plus.
Mais pour aller plus loin, on pourrait voir dans cette vision des choses une extension genereusement elargie de l'acception de sens commun de la notion de culture, suivant laquelle << la culture >> renvoie pour l'essentiel au domaine des productions esthetiques (les beauxarts, la litterature, le theatre, la musique et la danse), qui ont ceci de particulier qu'elles sont << observables >>. Cette conception de la culture comme produit ou comme manifestation (et par extension le contexte dans lequel se produisent ces manifestations ou se developpent les aptitudes et les conditions favorables a leur production) se distingue bien sur nettement de la facon dont l'anthropologie definit la culture, c'est-a-dire, suivant Geertz (d'apres Weber), comme << la toile de signification a laquelle l'homme est suspendu et qu'il a lui-meme tissee (4) >> (Geertz 1973: 5) ou, de facon peut-etre plus consensuelle, comme un ensemble coherent et structure de manieres de voir, de dire et de faire, qui permet d'interagir avec les autres et d'agir sur son environnement. En somme, on a d'un cote la culture comme manifestations observables, voire << collectables >>, et d'un autre cote, la culture comme systeme de sens ou comme conception du monde et rapport a celui-ci.
Cet interet de la discipline pour les productions et les manifestations de la culture n'est certainement pas etranger aux conceptions romantiques de Herder, qui furent a l'origine des premieres collectes de folklore (celles des freres Grimm au premier chef). Pour Herder, chaque peuple etait dote d'un caractere original, distinctif et unique, qui s'etait forge au fil des siecles par le contact des hommes avec la terre et le climat, qui constituait en quelque sorte l'essence de chaque peuple et qui se transmettait dans la langue (5). Il peut etre utile de rappeler, pour qui s'interesse a l'histoire des idees qui se trouvent en amont des premieres collectes, que si c'est d'abord des faits de tradition orale qui ont ete collectes, c'est parce que Herder croyait que c'etait dans la langue du peuple (celle des paysans vivant au rythme des saisons, en contact avec la terre, de preference illettres et donc encore porteurs de cette essence dans sa forme la plus pure) que se transmettait le caractere distinctif, unique et singulier de la nation (qu'on a plus tard appele le Volksgeist) (Thiesse 2001). Or, suivant l'intention de Herder, ce qu'on aurait voulu trouver et sauver, c'etait bien sur ce mysterieux Volksgeist et non pas simplement les contes eux-memes. Mais comme on n'a vraisemblablement jamais trop su exactement en quoi consistait le Volksgeist ni de quelle maniere il eut fallu s'y prendre pour extraire cet occulte genie de la ou il se trouvait et pouvoir enfin l'admirer dans toute sa splendeur, on se contentait de collecter tout ce qui etait susceptible de le contenir ou d'en etre une manifestation. En somme, a defaut de pouvoir etudier la << culture >> -- ou meme de savoir ce dont il etait question -- on en etudiait les manifestations. Apres les contes vinrent les objets, les techniques, les rituels et, plus tard, les << contextes >> dans lesquels ceux-ci etaient produits, transmis ou utilises, mais il n'est pas sur du tout que cette multiplication ou cet elargissement des objets d'etude ait pour autant repose sur une transformation des regards portes sur ceux-ci. L'etude de la culture comme produit, c'etait me semble-t-il l'etude d'un ensemble de signes, qui n'ont peut-etre jamais tant ete etudies pour eux-memes, mais plutot pour autre chose, pour ce qu'on imaginait etre cache quelque part en eux ou qui les aurait sous-tendus et qu'on revait sans doute secretement, par le detour de savantes demarches hermeneutiques, de reussir a atteindre.
Vis-a-vis de la transformation de ce regard qui, de braque sur les produits de la culture et la production de ceux-ci, s'interesse desormais plutot au rapport au monde ou a ce qu'on pourrait appeler l'experience sociale, il n'y a certes pas lieu de dire qu'on aurait finalement trouve les moyens d'etudier directement << la culture >> au lieu de se contenter d'en etudier les manifestations, c'est-a-dire qu'on en serait aujourd'hui arrive a tracer les contours de cette force occulte, de ce << systeme de representations >> ou de ce sens cache, qui << sous-tendrait >> les pratiques et les actions humaines. D'ailleurs, comme Jean Bazin (1998), a la suite de Geertz, l'a si bien montre, il ne va pas de soi du tout qu'il n'existe jamais nulle part quoi que ce soit qui << sous-tend >> les actions humaines et qui serait a decouvrir, au-dela du simple fait qu'elles ont lieu dans des contextes collectivement partages dans lesquels certaines manieres de faire conviennent et d'autres non. C'est sans doute plutot notre perspective qui s'est transformee de sorte que le regard de la discipline ne se porte plus sur la culture comme << produit >>, mais plutot sur la culture comme rapport au monde ou comme experience sociale.
Ainsi, dans ce numero, Holly Everett ne s'interroge pas sur les techniques de cueillette des petits fruits, sur leur histoire, sur les traditions ou les savoir-faire qui les entourent ou sur leur transmission, mais bien plutot sur la place qu'ils occupent dans l'image d'eux-memes que les Terre-neuviens s'appliquent a produire aupres des visiteurs et dans le jeu des rapports entre les Terre-neuviens et les Autres. Et pour bien montrer en quoi consiste ce jeu de representations de la societe terreneuvienne, il est certes utile, comme elle le fait et tout en montrant les modalites de construction de ces representations, de mettre les fruits sauvages en perspective en osant rappeler la place qu'occupe le fish and chips dans la vie quotidienne a Terre-Neuve. De meme, quand Ian Brodie s'interroge sur ce qu'implique l'achat d'un premier soutien-gorge pour les jeunes filles et qu'il propose d'y voir en quelque sorte un passage, il n'est pas question de faire une etude du rite comme on en aurait faite une il y a encore une quinzaine d'annees. En effet, autrefois, l'etude d'un << rite >> aurait probablement consiste essentiellement a en retracer l'histoire, a en documenter chacune des etapes successives, a decrire finement les conditions dans lesquelles il se deroule, les roles joues par les uns et les autres dans le cadre de celui-ci, les instruments ou accessoires necessaires a sa realisation, etc., lesquels elements auraient eventuellement pu servir de support a une analyse symbolique, structurale, historico-geographique ou autre (suivant l'epoque et les allegeances de l'hermeneute). Si certains de ces aspects sont bien sur presents dans le travail de Ian et supportent son propos, ce qui est vise dans celui-ci, ce n'est pas le << rite >> lui-meme (l'auteur nous montre d'ailleurs qu'il y a la plutot et plus simplement un passage), c'est-a-dire sa provenance, sa forme, sa signification, ses composantes, mais bien plutot la facon dont en font l'experience ceux et surtout celles qui y sont impliquees. Ce qui interesse Ian, c'est en somme ce qui se joue en pratique et subjectivement pour la jeune fille qui achete un soutien-gorge pour la premiere fois : en cela, l'objet d'etude, ce n'est pas tant le passage lui-meme, c'est la facon dont on l'experimente.
Cette perspective me semble tout a fait centrale dans les textes reunis ici. Dans son article sur les powwows du sud-ouest ontarien, Anna Hoefnagels fait etat du caractere tres recent de ce genre de celebrations, les emprunts que supposent celles-ci et la facon dont elles se sont developpees en continuite avec les rassemblements chretiens organises par les religieux et auxquels prenaient part les Autochtones jusqu'aux annees 1950. Mais son travail montre egalement et peut-etre surtout ce que sont les rapports qu'entretiennent les Autochtones aujourd'hui avec ces celebrations et l'importance qu'ils leur accordent : on y decouvre subtilement ce qu'est le powwow dans l'experience des Autochtones eux-memes, non seulement en regard de ce qu'ils en disent, mais aussi tres concretement en regard des pratiques, individuelles et collectives qui entourent le powwow. Van Troi Tran, pour sa part, dans son article sur l'ephemere dans l'Exposition universelle de 1889, nous invite a decouvrir ce qui est en jeu dans differentes manifestations ayant lieu dans le cadre de l'exposition et qui constituent des lieux de consommation et d'interactions amenant les visiteurs a devenir acteurs de l'exposition au lieu de se reduire au role de receptacles du discours colonial. C'est bien ici l'experience du visiteur qui est au coeur de la reflexion et non pas d'abord ce qu'on lui donne a voir ou a consommer. La description lui permet de lever le voile sur les decalages qui existent entre le discours officiel de l'Etat colonial et le sens qui se degage de l'experience en question, ces evenements permettant en somme d'articuler en pratiques des conceptions en apparence contradictoires.
Bien que son article ne se presente pas a priori comme relevant d'une enquete empirique mais plutot comme la relecture de l'apport de Margaret Sargent aux collectes terre-neuviennes, Anna K. Guigne presente ici un fin travail ethnobiographique de l'oeuvre de Sargent, permettant de mettre en lumiere et de nous donner a imaginer ce que fut l'experience de cette femme qui entreprit en 1950 un voyage pour se rendre a St. John's depuis Ottawa pour y faire de l'enquete de terrain.
Dans une perspective differente, mais rejoignant Guigne sur le caractere biographique de la demarche, Maria Mateoniu fait etat de son sejour au monastere de Saint-Nicolas en Roumanie, ou elle s'est interessee a la place qu'occupe la maison dans le parcours et la memoire de la mere Neonila. De facon tout a fait surprenante, c'est toute la dynamique des rapports entre l'interieur et l'exterieur et toute la memoire de la famille et de la communaute qui se revelent a travers les pratiques du lieu et les rapports entretenus avec cette maison.
Cette transformation des regards portes par les ethnologues et qui nous amene a nous pencher non plus sur des produits de la culture, mais plutot sur les experiences faites par les uns et les autres dans differents contextes donne lieu a des demarches qui me semblent tenir largement de l'ethnographie. Il n'y a pas ici d'auteur qui presenterait une << methode >> d'analyse, procedant par la classification, le decodage de symboles, la recherche d'elements de structure, d'unites signifiantes ou par toute autre entreprise supposant, d'une maniere ou d'une autre, la reorganisation des materiaux empiriques sous le mode de la formalisation. De telles demarches sont ecartees au profit des seules singularites et de la logique meme du terrain d'enquete de chacun. En temoigne d'ailleurs la facon dont sont apprehendes les terrains et objets d'enquete par chacun, les demarches s'averant tres largement inductives et les considerations methodologiques se limitant pour l'essentiel a faire etat de la provenance des materiaux analyses : une serie d'entrevues realisees a tels moments aupres de participants recrutes de telles et telles facons, des observations faites dans le cadre d'une these a tel endroit ou tel corpus de documents d'archives. Mais plus encore, si ces entreprises tiennent de l'ethnographie, c'est plus fondamentalement parce que l'interpretation du phenomene etudie se trouve dans la description meme de ce qui est releve sur le terrain ; c'est dans la description de discours, de recits et d'actions prises dans la singularite des contextes que se trouve l'essentiel de l'effort interpretatif permettant de montrer en quoi consiste l'intelligibilite du phenomene etudie.
Dualite du monde et connaissance ethnographique
S'il y a interpretation dans la description, c'est bien parce que celleci n'est jamais un simple exercice de codage du reel, comme si << la perception du mobilier du monde et des evenements qui s'y deroulent echapp[ait] aux contraintes de l'activite epistemique >> (Lenclud 1995 : 113). Ce que l'ethnographie comme elle est pratiquee par les auteurs de ce numero a de different, par rapport a ce que fut jadis cette conception de la description comme plate transcription d'un reel objectif qu'on imaginait depourvue d'interpretation (et qui pour cette raison etait assez largement deconsideree comme demarche : il convenait de depasser ce niveau), c'est bien que celle-ci apparait en regle generale comme reflexive : vraisemblablement, nous ne sommes plus dans l'illusion de la saisie d'un reel objectif et c'est bien pourquoi des auteurs comme Ian Brodie, Maria Mateoniu et Ghislaine Gallenga assument pleinement leur regard, leur presence sur le terrain d'enquete et les placent au cLeur de leur description. Marie Renier, quant a elle, fait de cette illusion de la saisie du reel dans la description l'objet meme de sa reflexion sur les recits de voyage. Dans son article sur les recits de voyage, elle se penche sur la facon dont ces ecrits -- ceux des explorateurs, des missionnaires comme des anthropologues -- s'inscrivent dans une histoire partagee qui contribue a donner forme au mythe collectif de l'Autre et de l'Ailleurs. En se penchant tout autant sur ce qui vient en amont du recit, avant meme le depart du voyageur, que sur ce que represente la rencontre de l'Autre, elle nous amene au coeur non seulement de la construction du recit, mais de la place qu'il occupe dans l'experience du voyageur.
Au-dela de la dimension reflexive des demarches, on peut cependant encore s'interroger a savoir en quoi et comment la description ainsi produite permet de connaitre ou de comprendre quelque chose de l'experience ou du rapport au monde des individus ou des groupes dont elle parle. Pour le dire autrement, en quoi ces descriptions se distinguent-elles de celles que pourraient produire (et que produisent parfois effectivement) les gens dont il est question ? Quel genre de connaissance permet de produire la description ethnographique et que decrit-elle qui permette de faire emerger une << connaissance >> ou, a tout le moins, une comprehension du phenomene etudie ?
Dans certaines demarches, inspirees de l'anthropologie postmoderniste comme l'a developpee James Clifford (1986), on soutenait que la demarche ethnographique devait abolir toute rupture epistemologique, recueillir directement le point de vue des gens rencontres sur le terrain, pour ensuite (apres avoir opere un travail de selection et de mise en ordre dont on aurait bien voulu pouvoir effacer les traces) se contenter de rapporter la diversite des points de vue relatifs a un contexte donne, c'est-a-dire de faire etat de la diversite et de la dissonance des << voix >> qui resonnent dans un meme cadre social -- idealement sans jamais rien y ajouter. En toute logique, une telle demarche ne pouvait conduire l'anthropologue qu'a mettre en forme des miroirs dans lesquels les participants auraient pu se retrouver comme ils s'etaient prealablement enonces. Et on peut se demander, dans la mesure ou la demarche se garderait bien de dire quoi que ce soit de ce que disent les participants eux-memes (la plume du chercheur s'appliquant plutot a redire et a synthetiser ce qu'ils disent), s'il n'est pas plus simple d'offrir une tribune aux individus en question et s'il n'est pas a la rigueur superflu de se poser ainsi en relais de leurs propres interpretations. Or, les travaux qui sont reunis ici ne s'en tiennent evidemment pas a une telle perspective et disent bien quelque chose de plus du contexte etudie que ce qu'en disent eux-memes les acteurs qu'on y trouve. Mais que disent-ils a travers la description ?
Je voudrais maintenant me risquer a esquisser une reponse a ces questions. Sans vouloir exagerer l'homogeneite des procedes auxquels ont recours les auteurs dont sont ici reunis les travaux, il me semble que ceux-ci tendent dans l'ensemble, en fin de compte, a une demarche qui consiste a rendre l'experience intelligible et a en restituer la complexite en distinguant implicitement et en circonscrivant en parallele la coherence du discours et la coherence des pratiques. C'est, il me semble, en circonscrivant la breche ouverte entre les deux, en nous en donnant a voir l'etendue et la profondeur, que ces descriptions parviennent a rendre intelligibles les experiences humaines dont elles rendent compte. Bien sur, une telle demarche ne ressort certes pas aussi nettement de chacun des textes et plusieurs ne s'en tiennent pas non plus uniquement a celle-ci. Mais elle n'en est pas moins, me semble-til, l'orientation qui se degage le plus nettement de cet ensemble de travaux. En reprenant ici, comme je les ai compris, quelques-uns des arguments et elements de reflexion developpes par Jean Bazin (1998) dans un article intitule << Questions de sens (6) >>, je vais tenter d'exposer ce que sont les postulats sur lesquels repose cette demarche et ce en quoi elle consiste.
Remarquons d'abord que, si le travail de l'ethnologue ne consiste pas seulement a faire etat de ce que peuvent dire les individus auxquels il s'interesse, c'est bien parce qu'on postule qu'il y a, justement, autre chose a en dire, que, au moins sur certains plans, les acteurs concernes ne sont pas toujours et pas en tout temps en mesure de faire correctement etat eux-memes de ce en quoi consiste leur experience. S'il en etait autrement, la demarche de l'ethnologue serait profondement vaine : il suffirait, comme le preconisait Clifford, de laisser parler les participants. On peut certes toujours questionner les gens sur le sens de leurs actions (ou prendre acte, a travers les archives, de ce qu'ils ont pu en dire) et ceux-ci sont naturellement toujours en mesure de produire un discours en reponse aux interrogations qu'on leur soumet. Comme le remarque Laburthe-Tolra, << n'importe qui a assez de bonne volonte pour repondre au moins n'importe quoi a n'importe quelle question. Autrement dit, qui pose des questions n'obtient que des reponses, souvent moins fonction des questions posees que de l'attente supposee de l'enqueteur, selon les preoccupations et les interets que le sujet questionne lui prete >> (1998 : 14). En outre, et si le sens que les acteurs peuvent imputer a leurs actions, la maniere dont ils peuvent en rendre compte discursivement, ne releve certainement pas de l'arbitraire le plus complet et merite a ce titre qu'on s'y attarde, il ne va pas de soi pour autant que ce sens-la permette de circonscrire l'intelligibilite des actions ou du moins qu'il soit possible de s'en tenir a celui-ci. Comme l'a si justement et avec tant d'insistance souligne Bazin, il convient d'abord de prendre acte du fait que le discours sur l'action obeit lui-meme toujours a ses propres regles et s'avere fonction de son contexte d'enonciation. En somme, tenir un discours sur l'action, << c'est une autre action, ce n'est pas le sens de la premiere >>. Certes, je pourrais aussi demander a ces gens quel sens a dans leur vie le football, quelle idee du sport accompagne leur passion pour ce jeu, quelle importance a pour eux la religion catholique, quelle vision du monde << sous-tend >> leur pratique dominicale ... Je peux solliciter d'eux non seulement des informations sur ce qu'ils font, mais des commentaires interpretatifs, des appreciations, des jugements de valeur. Mais expliquer a un tiers tout l'interet du football, ce n'est pas assister a un match, pas plus que le commenter a la radio n'est le jouer. C'est une autre action, ce n'est pas le sens de la premiere. Leur discours sur le sport ou sur la religion a aussi ses regles, il n'est pas le meme selon les situations, en famille et face a un etranger, etc. (Bazin 1998 : 33).
C'est la a priori un banal constat, qui a d'ailleurs ete fait par a peu pres toutes les disciplines qui se livrent a l'enquete de terrain. En sociologie, on exprime la meme difficulte en disant que << les acteurs ne sont parfois (7) pas capables d'articuler leurs experiences et leurs connaissances >> (Emerson dans Cefai 2003 : 402), bref qu'il ne suffit pas d'interroger les individus sur le sens de leurs pratiques ou de prendre acte de ce qu'ils en disent pour circonscrire correctement ce qui les organise. Si les gens sont bien toujours en mesure de repondre aux interrogations qu'on leur adresse -- et c'est bien la toute la difficulte -- il n'en demeure pas moins que les explications fournies quant a la << signification >> des pratiques ou des regles auxquelles celles-ci obeissent s'averent ne pas toujours en rendre compte, peuvent etre en contradiction flagrante avec ce que revele l'observation ou d'autres segments du discours et obeissent elles-memes, de toute facon,
a une logique (celle du discours sur soi selon le contexte) qui est necessairement differente de celle de l'action.
L'ethnographie, comme la concevait Bazin, suppose une certaine conception de l'homme et du langage, qui s'articule etroitement au constat de cet ecart entre coherence du discours et coherence de la pratique. Elle suppose que l'une et l'autre ne sont pas du meme ordre. C'est, il me semble, pour operer une distinction de ce type qu'Anthony Giddens a distingue la conscience pratique de la conscience discursive (1987). Pour Giddens, nombre des connaissances et conceptions qui sont mobilisees dans les pratiques les plus ordinaires ne sont, comme le soutient aussi Bazin, ni conscientes (au sens ou elles seraient reflechies), puisqu'elles s'imposent comme allant de soi, ni inconscientes, au sens ou elles ne sont pas refoulees au sens ou l'entend la psychanalyse ; elles font plutot partie de ce que les uns et les autres tiennent pour acquis et admettent comme constitutif de l'ordre des choses dans le cadre de l'action. Giddens dit donc de la conscience pratique qu'elle est << non consciente >> (1991 : 36). Et c'est encore une conception des choses qui me semble tout a fait semblable qu'on trouve dans Le lieu de l'homme de Fernand Dumont, qui distingue deux niveaux de culture, d'abord une << culture premiere >>, qui est le monde de la certitude ordinaire et de l'evidence du reel qui sert de cadre a la pratique et a l'action : [un] monde de la cohesion premiere ou nous posons avec assurance les regards et les actes de tous les jours, ou toutes choses sont nommees, ou les symboles familiers tissent autour de nous nos multiples appartenances. Pour tout dire, un monde du << sens commun >>, et selon la double acception du terme : comme verite certaine et comme verite unanime ... La culture premiere est un donne. Les hommes s'y meuvent dans la familiarite des significations, des modeles et des ideaux convenus : des schemas d'actions, des coutumes, tout un reseau par ou l'on se reconnait spontanement dans le monde comme dans sa maison (Dumont 1968: 40, 51).
Cette culture premiere, Dumont la distingue de ce qu'il appelle la culture seconde, qui est celle d'un autre monde : celui du changement, du possible, de l'incertitude, de l'angoisse : beaucoup de nos actions et de nos paroles s'evertuent a les exprimer ou a y parer ; elles cherchent a restaurer le sens et, pour ce faire, a retablir sans cesse la continuite. Mais les hommes ne se bornent pas a colmater les trous du monde et les fuites du sens ; ils construisent des univers paralleles ou la perception, l'action, le discours puissent retrouver leurs assises et leurs intentions (1968 : 40).
Pour Dumont, le << lieu >> de l'homme, ce n'est donc ni celui de la culture premiere qui est le cadre de l'action, de l'evidence des gestes ordinaires et des pratiques auxquelles on se livre sans pour autant que la conscience n'ait a s'en saisir, ni celui de la culture seconde qui ne parvient inversement jamais a rendre compte de la culture premiere et produit de toute facon une autre image du monde. C'est plutot l'espace des allers-retours entre les deux : << L'autre culture s'infiltre par les fissures que la premiere veut masquer, elle suggere que la conscience ne saurait etre enfermee ni dans le monde ni en elle-meme ; de ce malaise, elle fabrique les fragments d'un autre monde. Et de l'une a l'autre, les hesitations, les recuis, les apaisements dessinent un rapport mouvant et qui doit etre saisi dans sa mobilite meme >> (Dumont 1968 : 64). Si cette conception d'une experience humaine divisee en deux univers (celui du discours sur le sens et les fondements des pratiques et celui des pratiques elles-memes) a ete formulee par plusieurs auteurs, rares sont toutefois ceux qui, comme Bazin, ont pris appui sur celle-ci pour reflechir a ce qu'elle suppose au plan epistemologique en regard de nos demarches interpretatives.
La difficulte qui se pose lorsque vient le temps de mettre en Luvre une demarche interpretative sur la base de ce dedoublement du monde est essentiellement d'ordre epistemologique, decoulant du fait que, comme le remarque Dumont, si la coherence des gestes familiers n'est pas assimilable a celle du discours qui tente d'en rendre compte ou d'en dire quelque chose, les deux se recoupent et se superposent pourtant en de nombreux points. Tout le probleme semble alors de trouver une facon rigoureuse permettant d'etablir a quel moment les individus parviennent lucidement a voir juste sur le sens de leurs actions et, inversement, a quel moment le locuteur, meme le plus sincere, s'applique plutot a << inventer un autre monde >> comme aurait dit Dumont et a raconter une histoire qui ne rendrait que bien mal compte de l'univers de gestes, d'actions et de pratiques qu'elle pretend fonder. En somme, c'est comme si le probleme consistait a departager les moments ou l'ethnologue peut faire etat du sens qu'a son objet d'etude en se contentant de rapporter ce qu'en disent les principaux interesses de ceux auxquels il y aurait autre chose a en dire et ou il conviendrait de soumettre ces propos a l'analyse et a l'interpretation. Le sociologue Jean-Claude Kaufmann (1996) a par exemple reconnu l'existence de ce probleme et l'a souleve de facon tres honnete, sans pour autant parvenir a le resoudre. Il se contente plutot d'insister sur les competences que peut developper le chercheur au fil du temps et de l'experience et qui lui permettraient d'acquerir un jugement sur en la matiere. Cette facon de contourner le probleme n'est pas sans rappeler la critique que faisait Wittgenstein de la demarche d'interpretation des reves developpee par Freud (voir Bouveresse 1991). En effet, pour Freud, il etait possible, dans certains cas, que son patient parvienne lui-meme a interpreter correctement certains de ses reves, alors qu'a d'autres moments, la barriere du refoulement rendait une telle lucidite impossible et c'est alors seul le psychanalyste qui pouvait decoder correctement le reve. Comment alors etablir de facon rigoureuse la frontiere permettant de distinguer les moments ou la conscience voit juste de ceux ou l'inconscient l'en empeche et ou l'individu se trompe completement sur la signification de son reve ? Freud n'a jamais resolu le probleme et s'est plutot contente d'affirmer que seul le psychanalyste etait en posture de savoir ce qu'il en est -- une reponse qui n'a bien sur jamais pu satisfaire Wittgenstein et qui constituait un element essentiel de sa critique de Freud.
Bazin semble pour sa part resoudre le probleme en nous invitant a le liquider, c'est-a-dire a ne pas s'aventurer sur un terrain ou celui-ci se poserait. Sur la base de l'injonction wittgensteinienne du Tractatus (<< sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence >>) et prenant acte du fait que l'action tout comme le discours qui en rend compte obeissent chacun a leurs propres regles et disposent de leur coherence et de leur logique propre, il propose plutot que l'interpretation consiste a decrire les deux en parallele de maniere a faire etat de leur coherence respective et a les laisser s'eclairer l'un l'autre, sans jamais s'abandonner a cet ecueil consistant a expliquer l'un par l'autre : << D'une part ils font des ceremonies, de l'autre ils produisent eventuellement (ou du moins certains d'entre eux) des theologies ou des cosmologies ... Mais il n'en resulte pas que ces ceremonies seraient l'expression manifeste, la mise en acte, d'un systeme "interne" de representations >> (Bazin 1998 : 34). En somme, il ne s'agit pas de se lancer en quete de verites et d'essayer de departager le vrai du faux, mais beaucoup plus simplement de distinguer d'une part la coherence des pratiques et, d'autre part, la coherence du discours sur les pratiques. En cela, il y a bien une rupture tres nette entre cette demarche ethnographique, qui suppose que ce qui permet de rendre intelligible un univers d'experience est deja donne dans celui-ci et la demarche consistant a etudier la culture comme produit, laquelle, d'une facon ou d'une autre cherchait a voir derriere ou au-dela du materiau d'enquete pour essayer d'atteindre un sens << cache >> (qui sous-tendrait les phenomenes etudies) ou qui, dans tous les cas, s'organisait au moins sur la base du postulat de l'existence d'un tel sens cache.
Si les actions humains sont << sensees >> et donc intelligibles, comme le propose Bazin, ce n'est pas parce qu'elles seraient le produit d'une force agissante qui les << sous-tendrait >> ou les organiserait et qu'il y aurait lieu d'essayer de decrypter, c'est plutot parce qu'elles sont le fait de sujets conscients qui, a la difference des abeilles ou des molecules, savent ce qu'ils font et qui sont en mesure d'en faire etat, par l'entremise du langage. Or, dans la mesure ou les actions humaines sont sensees, la description ne peut les circonscrire correctement en s'en tenant aux seuls mouvements des corps : il faut en somme etre a meme de distinguer entre l'action consistant a courir parce qu'on est pris en chasse et celle consistant a courir pour ne pas etre en retard a l'aeroport. En outre, la description de l'action sera alors << dense >> ou << epaisse >> (thick) suivant la fameuse formule de Geertz, c'est-a-dire qu'elle replacera les gestes, pratiques et actes de langage dans leur contexte pour faire etat de ce en quoi ils consistent.
De cette propriete des actions humaines -- elles sont sensees -- decoule le fait que, pour pouvoir en faire etat correctement, l'observateur ne peut jamais demeurer a l'exterieur du langage : a moins de suivre le coureur pour decouvrir quelles sont ses raisons de courir (ce qui ne sera bien sur pas toujours possible), la seule facon de savoir pourquoi il court est encore de le lui demander. Et voila qu'on semble revenir au point de depart et buter de nouveau sur le probleme consistant a determiner a quel moment un acteur est en mesure de faire etat correctement de son action et a quel moment il est plutot en train de produire une certaine image de lui-meme, de se donner (eventuellement d'abord pour lui-meme) les justifications dont il a besoin pour assurer sa propre coherence ou plus simplement pour << proferer son monde >> comme aurait dit Dumont. Or, toujours en suivant Bazin, on peut avancer qu'il s'agit la d'un faux probleme, puisqu'il ne s'agit absolument pas d'operer la distinction entre le moment ou les gens sont capables de faire lucidement etat du sens de leurs actions et celui ou ils n'y parviendraient pas, mais plutot de distinguer entre le moment ou on fait simplement etat de ses actions et celui ou on se met plutot a leur donner un sens. Le probleme ne se pose pas dans la mesure ou on reconnait qu'il y a tout un monde entre le fait de relater des actions, de dire par exemple avec qui on etait le jour ou on a achete son premier soutien-gorge, et le fait de leur donner un sens, d'expliquer ce que represente une pratique ou ce qu'elle permet d'exprimer, des lors qu'il ne s'agit plus de rapporter la pratique, mais de la justifier, de faire etat de ce que seraient ses assises ou de la faire apparaitre comme marque visible d'une conviction profonde.
Il faut certainement tout de suite preciser que le fait que la coherence de l'action ne soit pas la meme que celle du discours sur le sens de l'action ne signifie evidemment en rien que le langage (et, partant, eventuellement les techniques d'entretiens individuels ou les documents d'archives ecrites) ne permet pas de faire correctement etat de l'action elle-meme. Comme le souligne encore Bazin : ... ils peuvent si necessaire expliquer ce qu'ils font a un etranger comme moi tombe la par hasard et qui, lui, n'en a pas la moindre idee. Par exemple, ils m'expliquent que leurs cris sont une protestation (il n'y avait pas hors-jeu, et devant mon incomprehension ils m'expliquent aussi ce qu'est un << hors-jeu >>). Ce faisant, ils ne me donnent pas une description de leur etat mental, mais bien de ce qu'ils font (1998 : 31).
En outre, il me semble que la distinction sur laquelle reposent implicitement plusieurs des descriptions ethnographiques presentees ici ne consiste pas a departager, d'un cote, des segments de discours qui tiendraient de l'illusion, des histoires que se racontent les gens a euxmemes de ceux qui, de l'autre cote, seraient le fait de sujets lucides, capables de rendre compte correctement de leurs actions. Il s'agit beaucoup plus radicalement d'operer la distinction entre les propos qui consistent simplement a faire etat de l'action elle-meme et ceux (qui suivent generalement de pres les premiers) qui consistent a justifier l'action et a censement faire etat de ce que serait son sens ou de ce qui l'expliquerait. En somme, la distinction qu'operent implicitement plusieurs des auteurs de ce numero et qui constitue le cLeur de leurs interpretations ne remet de toute evidence pas en question la capacite des individus a dire correctement ce qu'ils font ni non plus ce que representent pour eux leurs pratiques; elle semble bien plutot postuler qu'il y a quelque valeur heuristique a aborder distinctement ce que font les gens et ce qu'ils en disent.
Si on ne remet pas en cause la capacite des uns et des autres a faire correctement etat de leurs actions, on se garde cependant bien de considerer de la meme maniere ce que les gens rapportent comme des actions (les leurs ou celles des autres) circonscrites ayant effectivement ete accomplies par des sujets singuliers et les discours qu'ils tiennent volontiers et avec assurance sur ce que font les autres en general. C'est en somme et pour l'essentiel plutot dans le recit d'une << vie singuliere en train de se vivre >>, pour reprendre la formule de Marc Auge (1994), et dans les evenements qui la composent qu'on trouve la matiere permettant de decrire l'action. Et c'est bien pour cela que ces ethnographies ne s'appuient pas sur des propos concernant ce que diraient des gens sur ce que sont des manieres de faire << en general >>, mais qu'ils prennent plutot minutieusement pour objet la singularite de ce qui s'est joue a un certain moment de l'histoire dans le parcours d'individus bien reels.
En somme, la description ethnographique ne s'en tient ni a l'action elle-meme ni non plus aux discours et aux representations qui donnent sens a l'action, l'organisent ou la justifient : elle s'applique a circonscrire les deux de facon a les distinguer et parfois aussi a mettre en evidence les espaces de ruptures entre l'une et l'autre. En lisant l'article d'Holly Everett, on comprend que l'experience alimentaire a Terre-Neuve ne se reduit pas au fish and chips, tout comme on serait egalement bien naif de tenir pour acquis qu'au ras de l'experience quotidienne, les petits fruits de la province occupent la place que le discours de l'industrie touristique affirme etre la leur. Mais qu'on ne s'y meprenne pas, cette interpretation n'a pas pour objet la mise au jour du << veritable sens >> de l'alimentation terre-neuvienne et, consequemment, ce n'est pas dans un << rapport de verite >> qu'elle articule les fruits sauvage au fish and chips--ce qui supposerait d'apprehender les ecarts ou les dissonances comme relevant de l'<< illusion >>, voire du << mensonge >>. Elle vise plutot a restituer la complexite de l'experience, en reconnaissant que l'homme est tout a la fois pris dans le monde et occupe a lui donner sens. L'experience alimentaire a Terre-Neuve telle qu'elle est rapportee ici, c'est donc plutot celle dans laquelle la consommation du fish and chips se double de l'idee de l'omnipresence des petits fruits qu'on cueille soimeme et avec lesquels on fait des tartes et des confitures maison. La pleine comprehension de ce contexte particulier reside dans la mise en perspective de ces deux dimensions : l'une et l'autre sont toutes aussi essentielles et leur mise en parallele suffit amplement, dans la mesure ou l'une eclaire l'autre et inversement. En somme, de la meme maniere que negliger de se pencher sur la logique de l'action pour s'en tenir a la facon dont les gens la mettent en sens, ce serait postuler un rationalisme et une clairvoyance, une << interiorite du sens >> suivant la perspective de Wittgenstein a laquelle se refere Bazin, qui sont parfaitement intenables et que l'observation, meme la plus superficielle, a tot fait de dementir ; ignorer inversement le discours ou la representation, ce serait prendre les gens pour des << idiots culturels >> comme le proposait Garfinkel (1967), incapables de penser leur univers, de l'inventer, de le transformer et de donner sens a leurs actions et a leur vie, ce serait en somme et pour reprendre les formules de Dumont, passer a cote de la moitie du monde qu'habitent les humains. En cela, il me semble que ces ethnographies consistent a rendre intelligibles des experiences humaines en decrivant simultanement le monde de l'action et celui du discours ou de la representation, de facon a rendre visible les tensions et les ecarts entre l'un et l'autre, ce qui suppose evidemment de pouvoir aborder le monde pense, vecu, represente et experimente dans sa pleine dualite, en evitant les amalgames qui risqueraient de faire apparaitre comme absurde tantot le discours, tantot l'action ou qui, pire encore, conduiraient le chercheur a l'irresistible tentation de gommer la complexite et le caractere parfois contradictoire de l'experience humaine pour produire l'illusion d'un monde << lisse >>.
References
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Madeleine Pastinelli
Celat et Departement de sociologie, Universite Laval
(1.) Du cote anglophone, autant au Canada qu'aux Etats-Unis, au lieu d' << ethnology >>, on parle plus couramment de << folklore >> pour designer la discipline.
(2.) Je me souviens entre autres etre allee faire des photos d'objets dans la grange de mon pere pour un cours de culture materielle, avoir fait quelques entrevues au sujet d'une croix de chemin de Boischatel dans un cours de religion populaire, avoir fait des entrevues dans le comte de Bellechasse sur l'histoire d'une ecole de rang dans le cours d'enquete orale, des entrevues avec des religieuses de l'Hotel-Dieu dans le cadre d'un cours de pratique d'enquete ethnologique, d'autres encore avec des luthiers dans le cadre d'un projet special, puis un autre terrain encore dans le cadre de mon stage. Nul doute, du moins a cette epoque, que le programme d'ethnologie etait et de loin, de tous les programmes d'etudes en sciences humaines a l'Universite Laval, celui dans lequel les etudiants etaient le plus tot et le plus regulierement amenes a se faire enqueteurs et a manipuler un magnetophone ...
(3.) Par exemple, le departement de sociologie auquel je suis rattachee conserve jalousement tous les rapports d'enquete realises par les etudiants du departement depuis plus de 25 ans dans le cadre du Laboratoire de recherche en sociologie.
(4.) Ma traduction.
(5.) Herder a formule l'essentiel de cette these en 1771 dans son Traite de l'origine du langage.
(6.) Paru dans un numero de l'Enquete consacre a la description, cet article se presentait comme une relecture critique de la perspective de Geertz sur la description et, plus fondamentalement, sur la conception de la culture que celle-ci presuppose. Ce texte, d'une grande clarte et qui me semble d'une importance fondamentale, a en outre ete l'occasion, pour Bazin, d'expliciter la nature et les limites de ce que pouvait etre le travail interpretatif en ethnologie. La perspective de Bazin se presente comme une rigoureuse application a l'anthropologie de la philosophie de Wittgenstein et plus particulierement de sa conception du langage. Pour cette partie de ma reflexion, ma dette a l'endroit de Bazin est considerable, puisque je me contente de reprendre et de reformuler sa reflexion en la liant a d'autres travaux et en l'articulant a ce que je percois de cette transformation de nos regards disciplinaires.
(7.) Je souligne.