> ou >? Reflexion sur l'usage d'un concept.
Gillot, Laurence ; Maffi, Irene ; Tremon, Anne-Christine 等
L'engouement des societes actuelles pour le patrimoine, sous toutes ses formes, a stimule le developpement de nouvelles approches dans les recherches sur le patrimoine qui se concentrent desormais davantage sur les processus et les dynamiques patrimoniales que sur les objets et contenus materiels. Ces evolutions ont permis le renouvellement du concept meme de patrimoine. Dans le cadre de cette introduction, il s'agira d'explorer la pertinence du concept de << paysage patrimonial >> en tant que cadre a la fois theorique et methodologique permettant d'etudier les processus d'invention, de fabrication, de consommation et/ou de destruction du patrimoine.
L'etude de la constitution d'un ou plusieurs << paysages patrimoniaux >> (heritage scapes en anglais) permet d'examiner des questions communes aux musees et au patrimoine dans le cadre d'un processus appele << patrimonialisation >> (en francais) ou << heritagization >> (en anglais). Le terme << patrimonialisation >> est essentiellement utilise dans la recherche francophone pour designer des actions et procedures, situees dans le temps, qui transforment des lieux, personnes, pratiques et objets en un patrimoine a proteger, exposer et valoriser. L'origine du concept remonte aux travaux des historiens, anthropologues et geographes des annees 1990 (Babelon et Chastel 1994 ; Davallon 2002, 2006 ; Jeudy 1994, 2001 ; Poulot 1998). L'emergence de cette notion signale un tournant tout a la fois epistemologique et methodologique a partir duquel le patrimoine est considere comme un << verbe >> plus que comme un << nom >> (Harvey 2001) et la patrimonialisation comme une pratique culturelle. Ainsi, la recherche se donne pour objectif d'etudier le patrimoine comme processus (et non plus comme corpus) et comme pratique sociale (et non comme pratique professionnelle). La patrimonialisation apparait ainsi comme un outil d'analyse et une maniere de laisser de cote la notion de patrimoine comme chose en abordant la maniere dont les objets acquierent le statut de patrimoine. Henri-Pierre Jeudy s'interesse ainsi au desir, voire a l'obsession des societes contemporaines a leguer un patrimoine (Jeudy 2001). Utilisant l'expression de << machinerie patrimoniale >>, l'auteur souligne le danger d'une approche historique, museographique et patrimoniale s'appuyant sur une representation magnifiee de la societe et de la culture locale. S'interessant aux publics et a la reception, Jean Davallon (2000) reprend quant a lui l'idee d'une filiation inversee. Autrement dit, l'intention du patrimoine et sa production ne sont pas a rechercher dans le passe, aupres de ceux qui leguent, mais elles sont a apprehender dans le present, aupres des heritiers qui decident de recevoir ou non un heritage determine.
Par ailleurs, les travaux des geographes francophones considerent la patrimonialisation dans son rapport a la construction des territoires (Di Meo 1995, 2008 ; Veschambre 2007 ; Herzog 2011). Constatant que la patrimonialisation repose sur une conception occidentale, lineaire et ouverte du temps qui est largement celle de la modernite europeenne, ils y voient un lien avec l'ideologie du developpement durable. Aussi, ils soulignent le caractere delicat, sinon problematique du transfert de ces notions vers des societes non occidentales, associant les processus de patrimonialisation et leur globalisation a de l'imperialisme ou du neocolonialisme.
Dans le champ des etudes anthropologiques, les chercheurs parlent de plus en plus au pluriel en pensant des patrimonialisations multiples, celles menees par les acteurs traditionnels, institutionnels et experts scientifiques, mais aussi celles, alternatives, menees par les acteurs de la societe civile (Rautenberg 2003 ; Tomatore 2006). Les formes d'engagement dans l'activite patrimoniale sont donc multiples et se traduisent par une diversification des contenus patrimoniaux. De fait, le patrimoine n'apparait plus tout a fait comme un objet consensuel, mais comme un lieu de contestation et de negociation (Gravari-Barbas et Veschambre 2003). Nathalie Heinich (2009) propose ainsi de depasser cette approche, pour s'interesser non plus au pourquoi du patrimoine mais au comment. Comment les acteurs agissent-ils en situation ? Par quelles operations cognitives et visuelles ?
Dans les etudes anglo-saxonnes (heritage studies), le terme correspondant est celui d'<< heritagization >>, qui evoque un processus ou le patrimoine est utilise a des fins sociales (Poria 2010). Il ne concerne donc pas le passe, mais plutot le present, dans la mesure ou il porte sur les productions culturelles actuelles (Daher et Maffi 2014). De plus, ce processus concerne a la fois les objets et les pratiques culturelles, tant les elements materiels qu'immateriels (Turgeon 2009, 2010). La patrimonialisation est souvent associee au developpement du tourisme culturel, elle repond meme a une demande de plus en plus forte de mise en tourisme du patrimoine, egalement qualifie par Habib Saidi de << touristification >> (Saidi 2010).
Ces changements epistemologiques ont conduit a considerer les processus de patrimonialisation principalement sous l'angle de la production culturelle, de la transmission et de la conservation. Aussi, dans la mesure ou ces processus impliquent une selection d'objets, de personnes et de pratiques a preserver et/ou a exposer, ainsi que des lieux et des modalites d'exposition, ils sont indissociables d'interets economiques, politiques et sociaux. La proliferation patrimoniale et museale qui touche de nombreux pays dans le monde temoigne en effet d'une competition economique et politique accrue entre les territoires et de la mise en oeuvre de politiques patrimoniales, de meme que de la participation croissante des acteurs locaux et non institutionnels--citoyens, familles, fondations, ONG, etc. Certains auteurs considerent egalement ce processus comme la consequence des mouvements de contestation de la globalisation et de la modernite, ou les Etats exercent un monopole dans la definition et la mise en place de categories patrimoniales standardisees, et notamment de la notion de << patrimoine mondial >> (Di Meo 2008 ; Palumbo 2010 ; Poulot 2005).
L'interet croissant pour le patrimoine renvoie egalement aux multiples valeurs qui lui sont accordees. Le patrimoine est considere comme un instrument privilegie des constructions identitaires (Charbonneau et Turgeon 2010) en meme temps qu'une ressource du tourisme culturel (Daher 2007 ; Saidi 2010). Il est aussi apprehende comme un levier de developpement durable pour les territoires, qu'ils soient locaux, regionaux ou nationaux (Timothy et Nyaupane 2009). La sauvegarde du patrimoine apparait ainsi comme un moyen de combattre les conflits, la perte d'identite et le developpement economique incontrole. Sous l'impulsion des politiques economiques et culturelles d'organisations et d'institutions transnationales --comme la Banque mondiale et l'UNESCO--, la patrimonialisation est devenue pour certains un processus globalise et commande par la bureaucratie supranationale (Berliner et Bortolotto 2013). Chaque communaute, groupe et nation cherche a identifier et valoriser son patrimoine afin de se positionner dans les arenes locales et internationales, de developper le tourisme et de creer des identites qui pourront etre mobilisees aux niveaux local, national et mondial. La demarche de patrimonialisation devient par consequent accessible a tous (Tornatore 2006), elle permet a chacun de localiser des pratiques et de valoriser le sentiment d'appartenance, ainsi que de revisiter la tradition, de lui donner un nouveau statut, celui d'une << modernite alternative>> (Parameshwar Gaonkar 2001). Les processus de patrimonialisation debouchent ainsi sur une intense production de territoires, qui ne se limite plus aux echelles nationales. Depuis l'entree en crise de la modernite, elle utilise des ressources patrimoniales tres vivantes, tres diversifiees, en meme temps qu'elle se fragmente.
Par ailleurs, la patrimonialisation est souvent au coeur de controverses, voire de conflits, au sein desquels les acteurs cherchent a imposer leurs droits et/ou leur identite (Abu el-Haj 2001 ; Herzfeld 2002 ; Maffi 2009 ; Meskell 1989). Le patrimoine peut ainsi alimenter des conflits, parfois violents, ou etre utilise pour defendre et revendiquer des droits (Silverman et Ruggles 2009). A contrario, il peut etre mobilise pour reconcilier des differences ethniques et raciales (Meskell 2011). Le patrimoine peut aussi etre le ferment d'une citoyennete moderne ou le temoin de la modernite de la nation, particulierement dans des Etats postcoloniaux et pour des minorites (Appadurai et Breckenridge 1992 ; Clifford 1996 ; Duncan 1985 ; Turgeon 2003).
En somme, le patrimoine et les musees se situent a l'intersection d'arenes multiples, aux niveaux local, national ou global. La patrimonialisation repose sur une dynamique multiscalaire. Dans ce contexte, il convient de se demander si l'on peut parler d'un << paysage patrimonial >> et/ou de plusieurs << paysages patrimoniaux >> (Di Giovine 2008). L'on pourrait considerer le << paysage patrimonial >> comme le produit de la rencontre entre des paradigmes occidentaux et les modeles alternatifs de relation au passe et de production et promotion de symboles culturels et de referents identitaires. Le terme << scape >> est emprunte a l'essai d'Arjun Appadurai (1996) qui a developpe l'idee de << flux culturels globaux >> et en a propose la typologie suivante : ethnoscapes, technoscapes, mediascapes, ideoscapes et financescapes. Appadurai a souligne la nature chaotique de ces flux--leur disjonction--et a insiste sur le role central de l'imagination, comme pratique sociale, dans leur formation (1996 : 31).
Le suffixe << -scape >> permet de souligner la forme fluide et irreguliere de ces flux culturels globaux, qui prennent l'aspect d'un << landscape >>, un paysage, mais aussi d'insister sur le fait qu'ils sont des << constructions profondement perspectives, influencees par les situations historique, linguistique et politique ainsi que par differents acteurs : Etats-nations, multinationales, communautes emigrees, groupements et mouvements subnationaux [...], villages, voisinages et familles >>. L'acteur individuel est le dernier lieu de cet ensemble de perspectives de paysages. Ces derniers sont in fine traverses par des acteurs qui experimentent et constituent a la fois de plus grandes formations, en partie a partir de leur propre perception de ce que ces paysages offrent (1996 : 33).
On peut considerer le << paysage patrimonial >> comme << une plus grande formation >>, un << paysage >> a part, qui existe principalement comme un produit de l'imagination meme s'il plonge ses racines dans le monde physique. Il est en meme temps place au carrefour des flux culturels globaux identifies par Appadurai : le << technoscape >>, ou << la configuration globale, et toujours fluide, de la technologie >> (1996 : 34) ; le << mediascape >> qui fournit << des repertoires d'images, des recits et des ethnoscapes >> et cree des paysages ou les frontieres entre la realite et la fiction sont imprecises (1996 :35) ; et les << ideoscapes >>, qui designent les enchainements d'idees, termes et images politiques enracinees dans le discours des Lumieres, mais qui, apres avoir fait le tour du monde, ont << perdu la coherence interne qui les liait ensemble dans le metarecit euro-americain d'origine >> (1996 : 36). Michael A. Di Giovine (2008) utilise quant a lui l'expression << heritage-scape >> dans son etude centree sur les sites du patrimoine mondial de l'UNESCO, pour renvoyer a un espace global deterritorialise, qui s'etend au-dela des frontieres nationales. Resultat de l'action re-ordonnatrice du monde menee par l'UNESCO, le << paysage patrimonial>> est considere par l'auteur comme expansif par nature (d'un point de vue geographique, conceptuel et temporel), incluant sans cesse de nouveaux endroits, objets, personnes et traditions.
Le choix du singulier ou du pluriel pose question. Bien que la theorie d'Appadurai ne se refere a aucune opposition centre/peripherie, mais soit explicitement construite a l'oppose de tels modeles, l'usage du singulier << paysage patrimonial >> pourrait sembler problematique vu qu'il se rapporte quasi inevitablement a une reference unitaire qui inclut des paradigmes, des taxonomies, des technologies, des procedures expertes et administratives historiquement et geographiquement situees en Europe et mis en pratique ailleurs, du moins depuis les epoques coloniales. Le << paysage patrimonial >> peut ainsi etre conceptualise comme une arene globale (ou un domaine social) de lutte dans laquelle une diversite d'acteurs rivalisent pour obtenir une reconnaissance patrimoniale. Ensuite, le << paysage patrimonial >> consiste en un ensemble de valeurs qui jouent un role dans definition du patrimoine et de ce qui doit ou non en faire partie ; celles-ci constituent les fondements cognitifs et ideologiques de la << competition des valeurs >> (Appadurai 1986) dans lequel les objets ou les sites entrent et circulent. En meme temps, ces normes et prescriptions peuvent etre contestees, defiees par des acteurs locaux, ajustees aux significations locales et a d'autres systemes ethiques, creant des << paysages patrimoniaux >> qui peuvent renverser le systeme taxonomique mondial. Le << paysage patrimonial >> est donc a la fois une arene globale de competition entre des candidats au statut patrimonial, et une arene de contestation et de negociation sur ce qu'est le patrimoine.
Au pluriel, << les paysages patrimoniaux >> evoquent une multiplicite de paysages, d'adaptations et de reutilisations des memes instruments et concepts emprunts des contextes locaux ou le patrimoine et les musees sont reinscrits. Une telle definition fait neanmoins perdre le caractere global attache au concept d'Appadurai. Pour surmonter ce dilemme, nous suggerons de mobiliser ces paysages patrimoniaux autrement, en fonction de l'angle d'observation choisi pour examiner les processus de construction patrimoniale dans des contextes geographiques, sociaux et historiques varies. De meme, il s'agit soit d'insister sur le travail d'imagination et la diffusion globale de recits, idees et technologies impliques dans la fabrication du patrimoine, soit sur des pratiques locales de patrimonialisation qui sont egalement circonscrites historiquement, culturellement et territorialement. Enfin, la notion de paysage elle-meme n'est pas exempte de critiques. Tout d'abord, certains auteurs reprochent a Appadurai de mettre l'accent sur le chaos et de rejeter les relations centre/peripherie (1996 : 47) ; la nature desordonnee de ces flux peut etre mise en doute ; ils sont en grande partie formes par des relations de pouvoir asymetriques dans l'ordre mondial globalise (Herzfeld 2002). Ensuite, Heyman et Campbell (2009) ont soutenu que la conception de la geographie d'Appadurai avait tendance a opposer radicalement les flux fluides aux unites statiques et que sa notion de << paysages >> souligne et materialise les resultats des processus--l'imaginaire partage des spheres publiques mondiales--plutot que de rendre compte des processus eux-memes. Une approche plus processuelle nous semble donc requise afin d'examiner la relation entre des territoires locaux et leur reelaboration dans l'interaction avec des phenomenes mondialises. Une telle approche devra mettre en evidence la relation entre les processus historiques qui produisent des formations sociales particulieres et les mondes culturels imaginaires qui sont en perpetuelle formation.
Dans ce cadre, les articles de ce numero thematique presentent une serie d'etudes qui considerent divers processus locaux de patrimonialisation, par rapport ou en opposition a une conception globale du patrimoine. Afin de rendre compte de maniere ethnographique des processus qui sont au coeur des << paysages patrimoniaux >>, les contributions sont organisees autour des objets, des sites, des pratiques et des paradigmes.
Tout d'abord, les objets ont une vie sociale. Leur statut change dans le temps et l'espace selon les valeurs qu'on leur attribue et les usages qu'on en fait. Les auteurs de ce numero (en particulier Badii et Galitzine-Loumpet) considerent ainsi la facon dont les objets deviennent patrimoine--leur << biographie culturelle >> (Kopytoff 1986)--et comment les processus culturels de collecte, de selection, de mise en exposition, de categorisation et de materialisation du passe sont mis en oeuvre dans une diversite de contextes locaux. Ils envisagent egalement la facon dont les objets devenus patrimoine acquierent de nouveaux statuts et de nouvelles significations au cours de ces processus (Daher). Les auteurs examinent aussi l'impact de la patrimonialisation sur les societes, en s'interrogeant en particulier sur la maniere dont ces processus transforment des configurations symboliques, des sensibilites esthetiques et des comportements pragmatiques. Que se passe-t-il quand le patrimoine est devenu << global >>, lorsqu'il devient un patrimoine cosmopolite/cosmopolitique ?
Deuxiemement, les auteurs de ce numero thematique explorent le role du local, qui est generalement un critere fondamental des processus de patrimonialisation, auquel on fait reference pour evaluer et choisir les objets, les personnes, les arts et les pratiques traditionnelles. Les processus de patrimonialisation ou de museification sont le resultat de la mise en valeur des particularites d'un lieu et visent a augmenter son attractivite. De plus, la patrimonialisation cree, redefinit ou renforce des territoires (Veschambre 2007 ; Di Meo 2008). Plusieurs articles temoignent des mecanismes qui fondent cette production sociale des territoires. Quels sont les liens entre les processus de materialisation (la creation d'elements tangibles du patrimoine ou d'objets museographiques visibles) et la localisation de culture dans l'espace du site patrimonial ou du musee ? Comment les << objets, personnes, traditions >> deviennent-ils des marqueurs du local (locus) : des marques, des faire-valoir, des symboles ? Dans quelle mesure l'architecture et le design de ces sites patrimoniaux contribuent-ils a la promotion et la valorisation d'un endroit et a la portee locale ou globale des sites ? Comment ces sites sont-ils percus par les residents locaux ? Sont-ils utilises de manieres non conformes a leur nouveau statut ? Plusieurs auteurs reflechissent ainsi a leur propre statut sur le terrain et explorent la relation entre le site ethnographique et le site museographique ou patrimonial.
Troisiemement, les auteurs montrent que le paradigme patrimonial qui a domine la scene internationale dans la seconde moitie du XXe siecle est le produit de diverses traditions culturelles d'origine europeenne, dont certaines remontent a la Renaissance. Exportee dans les pays non europeens par les administrations coloniales comme un outil politique et comme un symbole de modernite occidentale, la notion de patrimoine culturel, ainsi que les pratiques, les institutions, les dispositifs et la connaissance qui l'accompagnent, ont ete adoptes dans beaucoup de contextes avec des consequences diverses. De fait, le modele occidental de patrimoine a ete modifie et refaconne pour s'adapter aux representations locales du passe et aux manieres particulieres de le preserver. Une des questions abordees dans ce numero a donc trait a la possibilite d'identifier un patrimoine partage ou au contraire a la coexistence de plusieurs modeles.
Enfin, les auteurs considerent les arenes de la patrimonialisation. Dans le paysage patrimonial, des objets, les sites et des acteurs sociaux interagissent a des echelles diverses, produisant un monde complexe ou des forces locales et globales s'entremelent. Les divers acteurs de la production et consommation du patrimoine ont leur propre bagage culturel, social, economique et ideologique et les interactions entre ces acteurs prennent des formes variees qui sont liees a des circonstances historiques et culturelles specifiques. Les contextes coloniaux et postcoloniaux constituent des terrains ethnographiques interessants, dans la mesure ou nous pouvons comparer les processus de patrimonialisation ayant lieu avant, pendant et apres la colonisation, dans une variete de milieux geographiques, culturels, sociopolitiques et economiques qui ont ete sous la domination d'Etats europeens. Des etudes de cas detaillees mettent en evidence les strategies des acteurs pour choisir, proteger et valoriser des objets ou sites qui deviennent patrimoine a travers ces processus. Plusieurs auteurs considerent comment des objets locaux, des sites et des coutumes s'inserent dans des reseaux plus larges, nationaux, regionaux ou globaux (Galitzine). D'autres analysent la maniere dont les populations locales se reapproprient et interpretent un patrimoine defini a plus grande echelle (Daher). D'autres encore mettent en valeur le role que le patrimoine peut jouer pour les institutions, les savants et les gestionnaires du patrimoine pour engager une participation active par des acteurs locaux, particulierement la societe civile, participation qui est consideree comme la condition d'une definition populaire et democratique du patrimoine en regard de la definition officielle et elitiste (Badii). A contrario, certains auteurs considerent le patrimoine comme un instrument de pouvoir qui peut etre utilise pour renforcer des disparites et inegalites sociales ou economiques dans la mesure ou certains sont exclus du paysage patrimonial (Palumbo, Copertino).
Ce numero thematique est organise en deux parties : la premiere s'interesse aux manieres dont le paysage patrimonial est produit sur la base d'etudes ethnographiques detaillees analysant a la fois les pratiques et les productions. La seconde se concentre sur les arenes de competition et de negociation entre acteurs locaux et globaux dans les processus de patrimonialisation d'un point de vue sociopolitique et geopolitique.
La production des paysages patrimoniaux
Dans le premier article, << Est-ce que l'on peut resister a la patrimonialisation? Le cas du Sud-est de la Sicile >>, Berardino Palumbo considere le << paysage patrimonial >> comme un systeme taxonomique institutionnel qui donne une signification globale a des sites et territoires particuliers, contribuant ainsi a la deterritorialisation des espaces. A partir d'une analyse ethnographique d'un processus de patrimonialisation dans le sud-est de la Sicile, l'auteur analyse la construction de la region comme ressource patrimoniale et touristique, et son inscription dans un << paysage patrimonial >>. L'article met particulierement l'accent sur la creation de stereotypes et les retombees sociales et politiques de ce processus.
Dans le deuxieme article, << Le patrimoine urbain et la competition entre tradition, avant-garde et kitsch. L'emergence d'un syndrome kitsch a Amman et le detournement d'un paysage urbain vernaculaire >>, Rami F. Daher examine l'apparition de certaines tendances architecturales nouvelles a Amman. Son analyse porte sur la hausse des reproductions historicisees de styles architecturaux ou/et la reinvention d'images culturelles et patrimoniales dans des lieux faisant l'objet de plans et projets de regeneration urbaine et economique comme la rue de l'Arc-en-ciel et la place Faisal a Amman. Certaines de ces interventions ont eu plus de succes car elles respectaient l'authenticite du patrimoine urbain d'Amman tandis que d'autres ont offert une fausse reproduction d'icones culturelles et patrimoniales, que l'auteur range parmi plusieurs << syndromes kitsch >> : le syndrome neoclassique, le syndrome du Tresor de Petra, le syndrome Bab-al-Hara, et le syndrome du << village dans la ville >>. Daher explique ces syndromes par la volonte de presenter le patrimoine urbain d'Amman dans le cadre de pratiques discursives intermediaires qui menent a une realite urbaine qui n'a pas ete reconnue, appreciee, etudiee correctement, ou incorporee dans les definitions formelles et populaires du patrimoine jordanien.
Dans le troisieme article, << e-materiel. De la virtualisation du patrimoine au musee-signe. Exemples du Cameroun et du Gabon >>, Alexandra Galitzine-Loumpet analyse le developpement des domaines numeriques du patrimoine culturel en Afrique Centrale, a travers les exemples d'un musee virtuel, le Musee national des Arts et Traditions du Gabon, et la Route des chefferies dans les Grassfields du Cameroun occidental. Ces domaines virtuels construisent un objet singulier, representant un etat negocie des differents types de conscience patrimoniale, ideologiquement ouverte aux opinions du public. L'auteur examine ainsi comment divers acteurs nationaux et etrangers collaborent, et s'interroge sur les manieres d'evaluer l'impact de ces projets. Elle considere le pouvoir restructurant de ce battage mediatique en termes de productions patrimoniales concretes et in fine elle analyse les differences entre realite virtuelle et musees. L'auteur considere plus particulierement l'apparition d'un nouveau type de musee virtuel, le musee-signe, qui s'integre dans le systeme semiotique plus large de patrimoine.
Le paysage patrimonial comme arene de competition et de negociation
Dans le quatrieme article, << Retour et valorisation de la Ville. Ethnographie dans/d'un paysage patrimonial. Le cas de Damas >>, Domenico Copertino considere la reinterpretation des concepts et des pratiques de patrimonialisation au Moyen-Orient a l'epoque postcoloniale a travers le cas de la ville ancienne de Damas. Il s'interroge plus particulierement sur la facon dont le processus d'inscription d'une ville du Moyen-Orient dans un paysage patrimonial peut etre apprehende comme un processus inscrivant une entite locale dans un cadre global. Dans ce contexte, l'auteur se penche sur la marginalisation de groupes de personnes dans le processus de patrimonialisation (en particulier les acteurs non occidentalises), et se demande si ce processus implique seulement ou principalement les personnes disposant d'une education et d'un habitus cosmopolite.
Dans le dernier article, << La creation d'un patrimoine culinaire en Toscane. Reseaux locaux et politiques globales >>, Michela Badii considere la patrimonialisation de la nourriture traditionnelle dans une region de la Toscane, soulignant l'apparition des nouvelles relations de pouvoir et de nouvelles formes de subjectivite. L'auteur realise une etude de cas sur << la vie sociale >> du haricot Zolfino et sa creation en tant que symbole patrimonial local, c'est-a-dire qu'elle examine le passage d'une denree alimentaire populaire a un produit d'excellence. L'auteur montre que ce produit est soumis a un processus de manipulation qui se developpe sur une ligne de tension entre localisation et mondialisation. En effet, l'auteur se concentre sur les pratiques et les discours du mouvement alimentaire Slow Food et ceux de la Communaute Europeenne, qui participent selon elle a creer de nouvelles significations politiques pour cette denree alimentaire, redefinie en termes d'accessibilite sociale et de frontieres culturelles.
References
Abu el-Haj, Nadia, 2001, Facts on the Ground : Archaeological Practice and Territorial Self-Fashioning in Israeli Society. Chicago et Londres, University of Chicago Press.
Appadurai, Arjun, 1996, Modernity At Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis, University of Minnesota Press.
Appadurai, Arjun, 1990, << Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy >>. Theory, Culture and Society 7 : 295-310.
Appadurai, Arjun et Carol Breckenridge, 1992, << Museums are good to think : heritage on view in India >>. Dans Ivan Karp, Christine Mullen Kreamer and Stephen Levine (dir.), Museums and Communities. The Politics of Public Culture : 34-55. Washington et Londres, Smithsonian Institution Press.
Babelon, Jean-Pierre et Andre Chastel, 1994, La notion de patrimoine. Paris, Liana Levi.
Berliner, David et Chiara Bortolotto, 2013, << Introduction. Le monde selon l'UNESCO>>. Gradhiva 18 (en ligne) : http://gradhiva.revues.org/2696.
Charbonneau, Andre et Laurier Turgeon (dir.), 2010, Patrimoines et identites en Amerique francaise. Quebec, Presses de l'Universite Laval.
Clifford, James, 1997, Routes. Travel and Translation in the Late Twentieth Century. Cambridge et Londres, Harvard University Press.
Daher, Rami, 2008, Tourism in the Middle East. Continuity, Change, and Transformation. Clevedon, Buffalo et Toronto, Channel View Publications.
Daher, Rami, 2008, Tourism in the Middle East. Continuity, Change, and Transformation. Clevedon, Buffalo et Toronto, Channel View Publications.
Davallon, Jean, 2000, << Le patrimoine : une filiation inversee ? >> Espaces Temps 74-75 :6-16.
Davallon, Jean, 2002, << Comment se fabrique le patrimoine ? >> Sciences Humaines 36 : 74-77.
Davallon, Jean, 2006, Le don du patrimoine. Une approche communicationnelle de la patrimonialisation. Paris, Lavoisier.
Di Giovine, Michael, 2008, The Heritage-scape. UNESCO, World Heritage, and Tourism. Lanham, Lexington Books.
Di Meo, Guy, 1995, << Patrimoine et territoire, une parente conceptuelle >>. Espaces et Societes 78 : 16-33.
Di Meo, Guy, 2008, << Processus de patrimonialisation et construction des territoires >>. Dans Regards sur le patrimoine industriel, Actes du colloque de Poitiers. Patrimoine et industrie en Poitou-Charentes : connaitre pour valoriser, 12-14 septembre 2007, Poitiers-Chatellerault : 87-109. La Creche, Geste Editions.
Duncan, Carole, 1995, Civilizing Rituals : Inside Public Art Museums. Londres et New York, Routledge.
Gillot, Laurence, 2010, << Towards a Socio-Political History of Archaeology in the Middle East : the Development of Archaeological Practice and its Impacts on Local Communities in Syria >>. Bulletin of the History of Archaeology 20 (1) : 4-15.
Gravari Barbas, Maria et Vincent Veschamhre, 2003, << Patrimoine. Derriere l'idee de consensus les enjeux d'appropriation de l'espace et des conflits >>. Dans Patrice Mele, Corrine Larrue and Muriel Rosemberg, dir,, Conflits et territoires : 67-82. Tours, PUFR.
Harvey, David, 2008, << The History of Heritage >>. Dans Brian Graham and Peter Howard, dir., The Ashgate Research Companion to Heritage and Identity : 19-36. Aldershot, Ashgate.
Heinich, Nathalie, 2009, La fabrique du patrimoine. De la cathedrale a la petite cuillere. Paris, Maison des Sciences de l'Homme.
Herzfeld, Michael, 2002, " The Absent Presence : Discourses of Crypto-Colonialism >>. South Atlantic Quarterly 101 : 899-926.
Herzfeld, Michael, 2003, << Pom Mahakan : humanity and order in the historic centre of Bangkok >>. Thailand Human Rights Journal 1 : 101-119. Heyman, Josiah McC et Howard Campbell, 2009, << The Anthropology of Global Flows. A critical reading of Appadurai's "Disjuncture and Difference in the Global Cultural Economy" >>. Anthropological Theory 9 (2): 131-148.
Hertzog, Anne, 2011, << Les geographes et le patrimoine >>. EchoGeo 18 (en ligne) : http://echogeo.revues.org/12840.
Jeudy, Henry-Pierre, 1994, Patrimoines en folies. Paris, Editions de la Maison des sciences de l'homme.
Jeudy, Henry-Pierre, 2001, La machinerie patrimoniale. Paris, Edition Sens et Tonka.
Maffi, Irene, 2009, << The Emergence of Cultural Heritage in Jordan. The Itinerary of a Colonial Invention >>. Journal of Social Archaeology 9 (1) : 5-34
Meskell, Lynn, dir., 1989, Archaeology Under Fire. Nationalism, Politics and Heritage in the Eastern Mediterranean and Middle East. Londres et New York, Routledge.
Meskell, Lynn, 2011, The Nature of Heritage. The New South Africa. Londres, Wyley-Blackwell.
Palumbo, Berardino, 2010, << Sistemi tasonomici dell'immaginario globale. Prime ipotesi di ricerca a partire dal caso Unesco >>. Meridiana 68:37-72.
Parameshwar Gaonkar, Dilip, 2001, Alternative Modernities. Durham, Duke University Press.
Poria, Yaniv, 2010, << The Story Behind the Picture : Preferences for the Visual Display at Heritage Sites >>. Dans Emma Waterton et Steve Watson, dir. Culture, Heritage and Representation. Perspectives on Visuality and the Past : 217-228. Aldershot, Ashgate Publishers.
Poulot, Dominique, dir., 1998, Patrimoine et modernite. Paris, L'Harmattan.
Poulot, Dominique, 2005, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIIe-XIXe siecle. Paris, PUF.
Poulot, Dominique, 2005, Une histoire du patrimoine en Occident, XVIIe-XIXe siecle. Paris, PUF.
Rautenberg, Michel, 2003, La rupture patrimoniale. Grenoble, Bemin, A la croisee.
Saidi, Habib, dir., 2010, Ethnologies, numero thematique Tourisme culturel/ Cultural Tourism 32 (2) (en ligne) : http://www.ethnologies.ulaval.ca/ archives/tourisme-culturel
Silverman, Helaine et D. Fairchild Ruggles, dir., 2007, Cultural Heritage and Human Rights. New York, Springer.
Timothy, Dallen J. et Gyan P. Nyaupane, dir., 2009, Cultural Heritage and Tourism in the Developing World. A Regional Perspective. Londres et New York, Routledge.
Tornatore, Jean-Louis, 2006, << Les formes d'engagement dans l'activite patrimoniale. De quelques manieres de s'accommoder au passe >>. Questions de communication 3 : 515-538.
Turgeon, Laurier, 2003, Patrimoines metisses. Contextes coloniaux et postcoloniaux. Paris, Maison des sciences de l'homme.
Turgeon, Laurier, 2009, << Spirit of Place : Evolving Heritage Concepts and Practices >>. Dans Laurier Turgeon, dir. The Spirit of Place. Between Tangible and Intangible Heritage : 33-47. Quebec, Presses de l'Universite Laval.
Turgeon, Laurier, 2010, << Du materiel a l'immateriel. Nouveaux defis, nouveaux enjeux >>. Ethnologie francaise 40 (3) : 389-399.
Veschambre, Vincent, 2007, << Patrimoine : un objet revelateur des evolutions de la geographie et de sa place dans les sciences sociales >>. Annales de geographie 4 (656) : 361-381.
Laurence Gillot
Universite Paris Diderot, laboratoire ANHIMA
Irene Maffi
Universite de Lausanne
Anne-Christine Tremon
Universite de Lausanne