摘要:Fruit du travail de deux journalistes français 1 , ce livre qui a déjà beaucoup fait parler de lui dans la presse depuis sa sortie, mérite l’attention de tous ceux qui s’intéressent au poids du passé dans le présent de la question turque-arménienne, ou plus généralement à la Turquie contemporaine. Il faut d’abord remarquer que les correspondants de la presse française à Istanbul ou Ankara ne nous avaient, par le passé, guère habitué à aborder sans détours la question des Arméniens et du génocide. En cela, le livre de Laure Marchand et de Guillaume Perrier, qui travaillent dans le pays depuis plus de dix ans, apporte déjà du nouveau. Il faut dire, à la décharge de leurs prédécesseurs, qu’il était sans doute beaucoup plus difficile pour des journalistes, mêmes étrangers, d’enquêter et d’évoquer ouvertement le génocide des Arméniens en Turquie il y a dix ou vingt ans qu’aujourd’hui, alors que les traces d’une Arménie cachée semblent faire surface dans les endroits les plus inattendus, et qu’il paraîtrait presque être devenu commun de voir des citoyens turcs, à l’occasion kurdes ou alévis, se (re)découvrir des origines familiales arméniennes. L’ouvrage, qui porte sur les traces actuelles de la présence arménienne et de la mémoire du génocide en Turquie, n’est certes pas le premier du genre. Depuis quelques années, plusieurs publications sont venues documenter, essentiellement par des témoignages et des récits, l’expérience des descendants de rescapés du génocide des deuxième, troisième, voire quatrième générations, qui s’étaient fondus dans la société turque, après que leurs parents, grands-parents ou arrière-grands-parents ont été islamisés, mariés de force ou adoptés 2 . D’une certaine manière, le livre La Turquie et le fantôme arménien pourrait sembler s’inscrire dans ce même élan éditorial. Il s’en distingue pourtant par sa structure – il ne s’agit pas d’une suite de témoignages – et, sans doute, par sa plus grande densité. Comme le soulignaient les deux auteurs lors d’une présentation de leur ouvrage à l’EHESS, le 3 avril 2013, en présence de Vincent Duclert, Raymond Kévorkian et Hamit Bozarslan, c’est davantage un livre sur la Turquie que sur les Arméniens que propose cette série d’essais consacrés à la mémoire du génocide des Arméniens dans la Turquie contemporaine. Comme l’écrit Taner Akçam dans sa très belle préface, c’est « un bien étrange miroir » que ce livre tend ainsi « à nous les Turcs » en dévoilant l’échec d’une politique d’État tendant pourtant à l’effacement de ces traces du passé, alors que, constate-t-il, « notre existence (celle de la Turquie et d’une grande partie de ses habitants) signifie l’absence d’une autre entité, les chrétiens. […] Parce que notre existence est fondée sur leur absence ou leur disparition » (p. 11-12). Accepter « 1915 » pose donc un problème existentiel. Empruntant le concept de « réalité communicative » au sociologue Elias Silberski, qui y fait appel pour analyser le mode de fonctionnement des organisations secrètes fondé sur l’acceptation et le partage d’une réalité virtuelle distincte de la réalité ordinaire, Akçam estime que la société turque fonctionne sur le même modèle. C’est cette « réalité communicationnelle » qui a selon lui créé un secret collectif et un grand « trou noir » sur la réalité de l’ancienne présence massive de chrétiens dans la société ottomane. Là gît, selon le sociologue et historien turc, le mystère de la négation du génocide arménien et du silence qui l’entoure : « “1915” est le secret collectif de la société turque, et le génocide est renvoyé dans le “trou noir” de notre mémoire collective ». C’est en cela, selon lui, que le « miroir » présenté par ce livre est utile, en ce qu’il vient rappeler que, « tant que nous ne nous affranchirons pas de la réalité communicationnelle, ce kiosque féérique où nous sommes prisonniers de nos hallucinations et de nos rêves, nous ne pourrons trouver la paix et le calme » (p. 15-16).