JACQUES RANCIÈRE (JR): Le thème des écarts était déjà au centre du texte qui sert de prologue au livre. Ce texte était une réflexion après-coup sur La fable cinématographique qui déplaçait l’axe de la réflexion. La fable pensait le cinéma à travers la tension entre deux régimes de l’art: le régime esthétique, avec la nouveauté d’une écriture du mouvement et le rêve d’une langue des images; le régime représentatif avec le retour en force, au cinéma, d’un art des histoires et des distinctions de genres qui étaient répudiés dans les anciens arts nobles. La problématique des écarts, elle, est davantage une réflexion sur ma propre approche du cinéma et sur ce qu’elle implique comme conception du cinéma en tant qu’objet de savoir et de discours. Elle met en question l’idée du cinéma comme un art qui relèverait d’une théorie propre et d’un savoir spécialisé, en marquant la pluralité des pratiques et des formes d’expérience unifiées sous ce nom. A partir de là, j’ai été amené à regrouper des textes que j’avais pu écrire depuis La fable du point de vue des écarts qui , en tirant le cinéma hors de lui-même, révèlent sont hétérogénéité interne : écarts du cinéma avec la littérature qui mettent en question l’idée d’une langue du cinéma, transformation des politiques des cinéastes qui sont aussi des tensions entre le cinéma et le paradigme théâtral, rapports paradoxaux du divertissement et de l’art pour l’art, etc. Il s’agit à chaque fois de montrer comment un art est traversé par d’autres arts, impossible à séparer des transformations qui le mettent hors de lui-même, inassignable à un savoir spécialisé.