摘要:« Des trêves imposées par la violence ne sont jamais que provisoires et ne pacifient pas les esprits ». Cette phrase de Durkheim1 résume admirablement, comme par anticipa-tion, le double enjeu sociologique et éthique que les textes rassemblés ici s’efforcent à la fois de dé-mêler et de rassembler. Effort à première vue contradictoire, tant il est vrai qu’on est habitué aujourd’hui à opposer les approches sociologique et éthique. Selon une logique symétrique, soit on subordonne l’analyse sociologique à des catégories éthiques ou mo-rales, soit on exclut ri-gou-reusement celles-ci de celle-là. Sans doute peut-on expliquer cette situation, qui doit beaucoup à une configuration des disciplines académiques dans laquelle une division convenue du tra-vail entre science politique et philosophie condamne à la marginalité, voire à l’illégitimité, leur intersection. Mais l’explication n’est pas ici la considération la plus importante. Ce qui com-pte surtout, c’est que par cette exclusion symétrique, on perd un objet essentiel : l’éthique qui, par les croyances des acteurs et l’institutionnalisation de ses principes, devient facteur d’a-na-lyse empirique. Dans la formulation canonique de l’épistémologie wébérienne, « une in-ter-pré-ta-tion causale juste d’une activité concrète signifie que le déroulement extérieur et le motif sont reconnus comme se rapportant l’un à l’autre et compréhensibles significativement dans leur ensemble » 2. Les raisons éthiques d’agir, en d’autres termes, sont des facteurs in-con-tour-nables d’explication de l’action – ce qui n’empêche nullement qu’à leur tour elles doivent bien sûr être astreintes à l’exigence d’explication. La catégorie, centrale chez Weber, de lé-gi-ti-mité en est une illustration majeure, dont l’importance pour l’analyse des sorties de con-flit n’a guère besoin d’être soulignée. Dans le même sens, Habermas insiste, à propos du droit, sur le fait que la va-li-di-té (Geltung) des règles est l’une des conditions de leur effectivité (Fak-ti-zität)3. Et Durk-heim le disait déjà, dans la phrase qui suit celle qui vient d’être citée : « Les passions hu-maines ne s’arrêtent que devant une puissance morale qu’elles respectent ». Encore faut-il faire le lien, à la fois théorique et empirique, entre ces interrogations très générales et les enjeux particuliers de la pacification et de la réconciliation. Admettons, pour ce faire, d’appeler « pacification » tout processus politico-institutionnel qui (r)établit la paix au sein d’une collectivité déchirée (éventuellement, bien entendu, en en redéfinissant les fron-ti-ères, voire en la supprimant comme collectivité). J’entends ici par « paix », conformément à l’usage adopté par les auteurs de ces numéros, un état de non-guerre entendu au sens hobbesien le plus simple : un état dans lequel la plupart des gens, la plupart du temps, n’ont pas peur de la mort violente. Il ne s’agit nullement d’opposer conceptuellement la paix, associée à l’amour, à la justice 4. Admettons également d’appeler « ré-con-ci-li-a-tion » tout processus politico-institutionnel qui offre à tous les belligérants la possibilité de se reconnaître dans la paix et de la considérer comme juste. Le constat pré-liminaire, amplement illustré par les articles réunis ici, est que l’omniprésence du vocabulaire de la réconciliation dans les sorties de conflit contemporaines – effectives ou désirées – ne suffit pas pour que l’on conclue à la généralisation de formes morales de pa-ci-fi-ca-tion. Certes, ce vocabulaire n’est pas sans importance. Comme Jean-Marc Ferry, en par-ti-cu-lier, le souligne fortement5, la différenciation morale des paix selon leur capacité à être jus-ti-fi-ées est au cœur de l’émergence actuelle d’une « éthique reconstructive » porteuse d’effets pratiques très réels pour l’agencement du système international. Mais, quelle que soit la fa-veur avec laquelle on regarde la fin de l’immunité d’Augusto Pinochet ou les succès réels des poursuites contre les criminels de guerre de l’ex-Yougoslavie, l’observation des conflits in-tes-tins et des modalités de leur pacification encourage plutôt au scepticisme. Il reste vrai, en effet, que, pour des raisons très contraignantes de rapports de forces, les sor-ties de conflit tendent à passer par des compromis douteux. Même des processus in-sti-tu-tion-na-lisés de réconciliation fortement médiatisés, et à certains égards efficaces – dont l’Afrique du Sud offre sans doute l’exemple le plus marquant – ne cessent de trahir leurs propres limites. Si la réconciliation se pense à la fois comme but en soi et comme facteur contribuant à la stabilisation de la paix, elle ne s’en heurte pas moins constamment aux exigences souvent con-tradictoires de l’équilibre entre anciens ennemis. Dans l’une au moins de ses inter-pré-ta-tions politiques, la réconciliation passe au premier chef par l’amnistie, condition pour qu’un trait puisse être tiré sur les hostilités du passé. Mais l’équation de l’amnistie et du pardon est hasardeuse. Même associée, en tout cas rhétoriquement, à la recherche de la vérité, le registre proprement moral du pardon est source de tensions entre les victimes et ceux qui parlent en leur nom. Quand – cas le plus fréquent – l’amnistie se décline plutôt sur le mode de l’oubli, sa portée morale devient vite insaisissable. Ces difficultés constituent un constat banal. Elles n’en soulèvent pas moins des questions à la fois sociologiques et nor-ma-tives d’un grand intérêt. En effet, il ne s’agit nul-lement, en mêlant des considérations d’éthique et des considérations sur la stabilité de la paix, de la ren-contre incongrue de deux registres incommensurables. Le mot « douteux » n’a rien à faire dans l’analyse empirique des sorties de conflit, dirait une certaine sociologie positiviste. Elle aurait tort pour des raisons que Durkheim, déjà, a clairement exprimées. Les appréciations mo-rales des ac-teurs sont des données empiriques de la situation à laquelle elles s’appliquent. Et, considérées collectivement, les ap-pré-ci-a-tions morales ne sont ni arbitraires, ni ca-pri-ci-euses. Elles ne sont pas moins caractéristiques d’une situation dans sa profondeur historique que les institutions, les pratiques, les imaginaires qu’elle met en jeu. Au lieu d’opposer éthi-que et sociologie, donc, mieux vaut confronter deux thèses sociologiques, dont chacune engage des considérations éthiques, morales ou normatives – pour les besoins de cette dis-cus-sion, peu importe le vocabulaire. Pour la première thèse, une sortie de conflit qui heur-te les conceptions morales des participants conduit à une paix qui n’est pas simplement mo-ra-le-ment douteuse (ce qui ne serait certes pas sans importance, mais de portée empirique limitée) mais aussi sociologiquement instable. Une paix injuste, en un mot, créerait les conditions de con-flits futurs. Pour la seconde thèse, une telle opposition entre les registres de la « justice » – pensée comme catégorie strictement morale – et du compromis négocié est fal-la-cieuse. Ce qui est en jeu, en d’autres termes, est le rapport entre ce que John Rawls appelle, dans un vocabulaire devenu canonique, « consensus par recoupement » et « modus vivendi ». Le pre-mier se caractérise par la pos-si-bi-li-té d’en offrir une justification morale acceptable par tous, parce que compatible avec l’en-sem-ble des « conceptions compréhensives du Bien » présentes au sein de la société. Le second, au contraire, ne peut faire l’objet d’une telle justification morale, et ne survit que pour autant que la plupart des acteurs y trouvent intérêt. Pour Rawls, et pour la lignée théorique qu’il a inspirée – qui constitue de facto le mainstream con-tem-po-rain, et que Habermas par exemple rejoint pleinement – un modus vivendi n’est pas sim-ple-ment déplaisant ou injuste, mais surtout radicalement instable. Il n’y aurait ainsi pas à choisir entre pacification et réconciliation, qui s’impliqueraient réciproquement et néces-saire-ment. Une telle thèse rejoint l’intuition contemporaine selon laquelle l’« éthique re-con-struc-tive » est une contrainte factuelle, et non pas simplement quelque chose de désirable. Mais, comme je m’ef-force de le montrer ici, la thèse rawlsienne est d’une grande fragilité. Dès lors que l’on re-fuse d’opposer les registres philosophique et sociologique, le contraste entre consensus mo-ral et modus vivendi devient affaire de nuances. De même, on ne saurait écarter a priori la pos-sibilité qu’une pacification qui ne réponde que très partiellement aux exigences morales de la réconciliation se révèle factuellement stable. Il faut donc – et c’est l’objectif des textes réunis dans ces deux tomes – reprendre à nouveaux frais l’analyse des rapports entre pacification et réconciliation, sans préjuger ni de la confusion, ni de l’in-com-pa-ti-bilité des deux notions. Évoquant la sortie de conflits que l’on peut lire comme autant de manifestations du « mal » politique, Pierre Hassner suggère que « La victoire sur la négation de l’humanité n’est pas complète si elle n’est pas suivie par un apprentissage de l’art de vivre ensemble. Et celui-ci est bien le premier objet à la fois du droit et de la politique »6 . C’est ainsi l’apport spécifique de la réconciliation à ce « vivre ensemble » – dont les impli-ca-tions peuvent d’ailleurs être assez différentes selon que l’on met l’accent plutôt sur « vivre » ou plutôt sur « ensemble » – qu’il convient ici de creuser. Les contributions réunies ici ne sont ni homogènes ni exhaustives. Ces deux numéros trouvent leur origine dans une table ronde sur les « figures de l’ennemi intérieur » organisée au Congrès de l’Association française de science politique qui s’est tenu à Rennes en septembre 1999. Dans cette table ronde, dont le rapporteur général fut Yves Viltard, une demi-journée fut consacrée spécifiquement à la réconciliation. Les articles d’Elise Féron, Isabelle Sommier et Sandrine Lefranc et Daniel Mouchard, ainsi que ma propre contribution, y furent présentés pour la pre-mière fois. S’y ajoutent cependant ici plusieurs autres contributions qui ont d’autres ori-gines et qui, dans le cas des textes de Juan Carlos Guerrero et Maria Bermudez, et de Laurent Gayer et Alexandre Jaunait, étaient tournés plus vers la pacification que vers la réconciliation stricto sensu. En outre, malgré leurs origines diverses et leur couverture géographique large, ces textes n’épuisent en aucun cas la portée empirique des questions posées. Ils sont, tout d’abord, très contemporains, alors que le rapport complexe de la réconciliation et de la pa-ci-fi-cation a une profondeur historique considérable. Ensuite, même dans le monde contemporain, des cas d’un grand intérêt sont absents ici : le Liban, les rapports Israël–Palestine, le Cam-bodge, pour n’en citer que certains un peu au hasard. Cependant, ce qui fait de ces numéros autre chose qu’un assemblage de textes qui ne vaut que par les qualités de chacun d’eux pris séparément, c’est qu’ils offrent une série d’éclairages qui, à partir de terrains et d’approches très différents, convergent. Non, certes, vers une inter-pré-ta-tion uniforme. Bien au contraire, les allers-retours avec les auteurs pendant la phase de ré-vi-sion ont montré de réelles divergences, qui n’ont en aucune façon été gommées ici. De toute façon, la diversité des terrains est telle qu’aucune uniformité ne serait pertinente. Si l’on se contentait de juxtaposer les deux cas peut-être les plus éloignés traités ici – celui de la sortie des « années de plomb » en Italie et celui des harkis en Algérie et en France – toute con-nexion apparaîtrait sans doute des plus artificielles. La convergence vient en fait de la pos-si-bilité de formuler, à propos de ces cas très divers, des questions qui présentent des points communs. La diversité des réponses, quant à elle, est plutôt rassurante. Une certaine phi-lo-so-phie politique tend à adopter sur les phénomènes politiques une « vue trop aérienne », pour paraphraser la contribution d’Andy Smith à un débat fort différent7 . Celle qui est revendiquée ici, dans son rapport interne et intime avec la sociologie politique, ne saurait être plus éloi-gnée d’une telle posture. S’il y a une question qui représente ici un véritable fil rouge, c’est celle de la reconnaissance. Les formes politiques, collectives de la réconciliation ont un statut moral ambigu, dès lors qu’elles consistent à pardonner ou à demander pardon au nom d’un collectif de victimes ou de bourreaux (ou de leurs héritiers). Elles peuvent, d’ailleurs, constituer une impertinence, voire une véritable usurpation, et être très mal vécues par ceux dont la posture morale est ainsi invoquée. Elles relèvent de ces « abus » de la mémoire dont Paul Ricœur pointe utilement la prégnance contemporaine8 . Mais sans doute ces limites correspondent-elles à un problème mal formulé. Le sens politique de ces démarches moralement ambiguës est à la fois plus clair et plus important. Ce qu’elles ont en commun est d’ouvrir un espace de marchandage et de dé-libération politique (sur les questions de portée morale, mais tout autant sur des enjeux in-stitutionnels très pratiques). Or, cet espace, pour autant qu’il puisse être maintenu, est par sa seule existence une transformation radicale des rapports d’inimitié qu’il s’agit de pacifier et dont la violence et la profondeur semblent exiger la réconciliation tout en la rendant impos-sible. Il est vrai qu’aucun théorème général n’émerge des travaux présentés ici quant aux conditions empiriques qui favoriseraient l’émergence et la stabilité d’un tel espace en l’absence de bonnes volontés réciproques. Mais sans doute touche-t-on là aux limites de la contingence et de la prudence. Cette transformation radicale ne relève pas, en général, de la réconciliation à proprement parler – sauf à porter ce terme très loin de son usage ordinaire, chargé de connotations mo-rales au sens fort du terme. Le concept qui lui correspond le mieux est la reconnaissance. Les conflits les plus insolubles, et souvent les plus dramatiques par leur impact humain, semblent être ceux qui échappent à toute acceptation d’une adversité symétrique porteuse d’une forme au moins minimale de réciprocité. Les guerres sans nom, en d’autres termes, sont souvent les plus sales. Un espace de négociation, à condition qu’y règne un équilibre approximatif des forces et une rationalité minimale, donc mutuellement intelligible, permet, voire impose, de nommer le conflit et d’en reconnaître l’adversité réciproque. Cette reconnaissance implique éga-le-ment la reconnaissance de l’adversaire comme interlocuteur, y compris aux yeux de tous. Bien entendu, une telle reconnaissance n’est pas en elle-même « morale » ; elle n’est même pas, d’ailleurs, une condition suffisante de pacification. C’est plutôt la possibilité de la pa-ci-fi-ca-tion – souvent inscrite dans des facteurs aussi contingents que l’épuisement des parties ou l’intervention d’un tiers – qui en ouvre simultanément la possibilité. Elle est, en revanche, ce qui fait le lien à la fois conceptuel et empirique entre pacification et ré-con-ci-li-a-tion et en assure, de manière nécessairement circulaire, la stabilité. Nombre de cas de ce que l’on ap-pel-le, un peu vite, « repentance » gagneraient d’ailleurs à être décrits comme « recon-nais-sance », précisément parce qu’il s’agit, au-delà d’une démarche proprement morale souvent incongrue, de rétablir les faits historiques et d’appeler désormais les choses par leur nom. De manières très diverses, les textes rassemblés ici illustrent différents aspects de ces dyna-miques de reconnaissance – y compris, dans certains cas, pour en désigner l’absence. Afin d’en mettre en valeur la convergence de ce point de vue, ils sont ordonnés ici selon les mo-dalités de reconnaissance qui sont à l’œuvre. Cet ordre a évidemment quelque chose d’ar-bi-traire, et il faut se garder d’y voir une réduction de la richesse et de l’épaisseur empirique des cas traités à un cadre rigide a priori. Sur l’ensemble des contributions, cependant, un gradient est tout de même perceptible. Les deux premiers articles du tome 1 traitent de cas où une dynamique incontestable de reconnaissance est à l’œuvre, en rapport avec une pacification saisissante de rapports hautement conflictuels dans un passé encore récent. Elise Féron analyse l’Irlande du Nord, puis, dans un bref en-tre-tien, Anthony Holiday traite du cas sud-africain. Ces analyses ont en commun de montrer à quel point la réconciliation au sens propre reste loin, malgré la reconnaissance et malgré, dans le cas sud-africain, un processus institutionnel ambitieux destiné précisément à la produire. Suivent des cas ambigus, où le fait de la pacification n’est pas en cause, mais où la re-connaissance reste incomplète. Dans le cas de l’Italie, analysé par Isabelle Sommier, c’est l’unilatéralité de la sortie des années de plomb qui est facteur d’ambiguïté. Si les enjeux judiciaires de la réinsertion des anciens militants d’extrême-gauche reflètent à certains égards la logique de la réconciliation, l’enjeu proprement politique est absent. Plutôt que l’uni-latéralité de la victoire, c’est en Argentine et au Chili une forme d’oubli, inscrite dans certains cas dans les mécanismes d’amnistie, qui fait obstacle à une pleine reconnaissance du passé et bloque donc les enjeux de la réconciliation. Sandrine Lefranc et Daniel Mouchard proposent une réflexion à ce sujet qui fait explicitement le lien avec le cas italien. Leur texte est suivi d’un entretien avec Luisa Castro qui offre un point de vue militant sur la réconciliation au Chili. À l’ambiguïté des situations s’ajoute souvent le manque de recul historique. Trois con-tri-butions offrent des illustrations à cet égard. Laurent Gayer et Alexandre Jaunait analysent les logiques discursives des conflits au Rwanda et dans l’ex-Yougoslavie. Ils insistent sur le rôle des intellectuels dans la formulation de discours génocidaires qui, précisément, représentent l’opposé polaire de la reconnaissance entre adversaires symétriques. Ils soulignent ainsi, par contraste, l’exigence de rupture discursive dont la reconnaissance est porteuse. Juan Carlos Guerrero et Maria Bermudez soulignent, s’agissant de la Bosnie, les limites de l’ingénierie institutionnelle, et notamment des techniques électorales, en l’absence d’un cadre bilatéral de reconnaissance. Puis, dans le tome 2, Roland Bleiker et Rodd McGibbon, à propos du cas encore fortement sous-déterminé du Timor, analysent le double déficit institutionnel et conceptuel qui carac-térise cette recherche d’une paix susceptible de durer. Il y a des difficultés particulières à en-vi-sager la sortie d’un conflit qu’on ignore même comment nommer dans toute sa complexité, en dépit de toutes les bonnes volontés mobilisées, pour l’instant, pour promouvoir la paci-fication.
关键词:ennemi; sciences politiques; Théorie politique; gestion de conflits